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© Les Deux Océans. 2012
19, rue du Val-de-Grâce
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Dominique Tronc
Les Deux Océans
Paris
« Je sais le jugement que la plupart des hommes porteront sur ce livre. Ils y verront l'œuvre d'un moine halluciné, d'un solitaire hagard et d'un ermite ivre de jeûne et consumé de fièvre. Ils y verront un rêve extravagant et noir, traversé de grands éclairs, et rien de plus. C'est l'idée ordinaire que l'on se fait des mystiques ; et on oublie trop souvent que toute certitude est en eux seuls. »
Maurice Maeterlinck présentait ainsi l'œuvre de Ruysbroeck !
J’ai bénéficié, et plus largement encore que précédemment, de la collaboration de Murielle Tronc : elle est coauteure de ce tome III. Notre volume est tributaire de multiples apports auxquels nous ne pouvons rendre ici justice sinon en références. Ceci à cause de la variété des vécus mystiques abordés qui prennent place hors des ordres traditionnels mis en valeur au tome II (encore présents dans ce tome III par des franciscains « tardifs » et par des appartenances individuelles).
Nous ne nous sommes pas trop étendus sur des figures largement reconnues dans les histoires de la spiritualité : les fondateurs de la Visitation qui ouvrent le volume, les jésuites, les spirituels dans le monde dont les “Amis de la Vérité”, des figures pratiquant la charité, etc. Nous avons par contre élargi le cercle mystique en soulignant la valeur de figures féminines singulières qui vécurent à la périphérie ou hors du « royaume très chrétien » ; enfin par une incursion hors du monde catholique : évocation de mystiques britanniques ou d’outre-Rhin, de poètes. Nous sommes conscients du risque encouru abordant telle figure imposante, par exemple Pascal - mais comment faire autrement ? - ou en nous élargissant cavalièrement sur l’Europe pour respecter notre titre d’Expériences mystiques en Occident. Certaines figures sont absentes ici mais prendront toute leur place en « IV. Une école du cœur », dans l’approche du large mouvement mystique de la quiétude.
Enfin nous ne pouvons laisser supposer que la vie mystique s’arrête au début du XVIIIe siècle ! Une « Conclusion » précédemment annoncée devient « V. Des Lumières à nos jours », sortie symétrique de l’entrée en matière « I. Des Origines à la Renaissance. » Ce tome V présentera à l’aide d’exemples l’étoilement mystique qui accompagne la grande diversité culturelle d’aujourd’hui.
Dans les tomes précédents, nous avons tenté de montrer que toute renaissance religieuse a pour origine l’impulsion donnée par un mystique : traversé par le courant de la grâce, il réveille son entourage et le ramène à la vie intérieure, il provoque ou dirige le changement qui se propage ensuite par l’intermédiaire de personnes qu’il a formées1. C’est ainsi que les ordres « anciens », les bénédictins, les carmes et les carmélites, surtout les franciscains, retrouvèrent en France une vitalité inattendue.
Tandis que les actifs réformateurs présentés dans le tome II ont été souvent oubliés2, nous allons maintenant rencontrer des mystiques reconnus, dont quelques-uns sont encore célèbres de nos jours. Ces figures n’appartiennent pas aux ordres anciens, certaines sont même restés complètement indépendantes dans leurs vécus. D’autres ont adopté des approches novatrices qui leur ont permis de créer des structures nouvelles. Aussi leurs successeurs en révèrent-ils le souvenir.
Grâce à la puissance de certains ordres toujours actifs, quelques-uns occupent presque toute la place dans les fresques qui retracent l’histoire religieuse et spirituelle du Grand Siècle, au détriment de personnalités plus profondes. Comme l’expérience intérieure est notre fil conducteur, nous n’adopterons pas la même hiérarchie que les histoires classiques de la spiritualité3. Tenant à notre parti-pris subjectif, nous citons pour le XVIIe siècle une centaine de figures4 en tenant compte non de leur notoriété, mais de l’impression de qualité intérieure mystique éprouvée à la lecture de leurs écrits ou de leurs ‘dits’. Le lecteur s’étonnera de la place réduite donnée à certains spirituels (Bérulle, des membres de « l’École française », des figures rattachées à Port-Royal). Nous préférons rester concentrés sur ce qui nous guide depuis le début : l’expérience du divin transmise d’âge en âge dans la profondeur mystique.
Le critère de jugement dans l’histoire officielle de la spiritualité est la sainteté et non pas l’expérience mystique (qui fait souvent peur). On confond souvent saint et mystique, la sainteté pouvant apparaître à la lecture de certaines hagiographies comme la condition préalable à l’ouverture de toute vie intérieure. Or, Thomas d’Aquin le dit bien, « l’amour de Dieu n’est pas, comme le nôtre, dépendant d’un bien préexistant dans l’être aimé ; il crée le bien qu’il aime5 ». La grâce divine est première : l’effort, le mérite ne la font malheureusement pas venir. Elle semble répondre à l’appel de l’homme, mais elle est la source de cet appel. Il n’y a pas d’automatisme, l’ascétisme entraînant la grâce : celle-ci est libre, incompréhensible et inopinée.
Un saint n’a donc pas forcément d’expérience mystique. Il montre l’exemple : il est l’incarnation du grand idéal moral donné par les religions. Mais c’est par sa volonté propre qu’il tend vers la perfection. Le mystique, lui, est traversé par la grâce : c’est parce qu’il en suit les mouvements qu’il manifeste l’amour divin autour de lui. S’il est parfait, sa sainteté n’est qu’une facette de son intériorité et une conséquence de l’amour qui vit en lui. C’est parce qu’il acquiesce à l’action de la grâce que s’accomplit la remise en ordre de ses comportements : après une (longue) phase de nettoyage, le torchon aura exprimé son dû, le bois humide sera devenu sec et pourra brûler d’amour.
Toutes les variantes sont possibles : les mystiques s’imposent souvent une ascèse et pensent que leur état d’impureté et de péché doit être purifié pour que la grâce descende. Au Grand Siècle, l’héroïsme est très bien considéré et fait partie de la culture de l’époque. C’est au bout d’un long périple que monsieur de Bernières ou madame Guyon comprennent qu’ils ne font que tourner en eux-mêmes et que l’abandon à la grâce est la seule voie efficace.
Exceptionnellement, nous ouvrons ce tome III à quelques spirituels qui n’ont pas laissé de trace écrite, mais qui sont admirables par leur charité : nous avons fait le pari que l’amour universel dont ils ont témoigné ne pouvait provenir que d’une intense vie intérieure.
§
Ce tome III comporte cinq parties :
1. Nous présentons le cadre où évoluent ces personnalités : un monde en mutation prédomine à partir du milieu du XVIIe siècle.
2. Apparaissent les créateurs ou membres des ordres nouveaux : François de Sales associé à Jeanne de Chantal et leurs visitandines, jésuites mystiques inspirés par Louis Lallemant, Jean-Jacques Olier fondateur des sulpiciens, des oratoriens.
3. Puis nous nous attachons à des mystiques actifs dans le monde : monsieur de Bernières, quelques spirituels illustres par leur charité, des « Amis de la vérité » assemblés autour de Port-Royal, des franciscains « tardifs » défenseurs de la vraie vie mystique.
4. Nous consacrons une place importante à cinq figures féminines mystiques remarquables (et à un couple). Elles réussirent à rester relativement indépendantes des structures religieuses pendant la plus grande partie de leur vie. Nous rendons ainsi justice au sexe ignoré mais souvent premier dans l’ordre mystique.
5. Enfin, pour ne pas demeurer cantonnés au monde catholique de France et en conformité avec le titre d’Expériences mystiques en Occident, nous évoquons quelques contemporains remarquables qui vécurent hors de la juridiction du « Roi très chrétien » dans le Saint-Empire, en république hollandaise, dans les îles britanniques. Ce dernier chapitre sera bien entendu un survol sans aucune visée exhaustive, pour rappeler que la mystique existait ‘ailleurs’.
Nous aurons alors évoqué aux tomes II et III une bonne partie du XVIIe siècle mystique européen. Restera à présenter l’école de la quiétude (tome IV), enfin à montrer que la vie mystique ne s’arrête pas en 1699 par une deuxième condamnation du quiétisme (tome V), même si ses expressions écrites furent par la suite et pour longtemps bridées.
Au début du XVIIe siècle, les mystiques qui rendaient compte de leur expérience par écrit le faisaient au sein d’un monde très différent du nôtre, même si la modernité apparaissait déjà chez quelques membres d’une minorité socialement favorisée. Si les structures où entraient ces « chrétiens intérieurs » se révélaient déjà très diverses depuis Réformes et Contre-Réforme, au milieu du XVIIe siècle s’opère aussi un basculement des connaissances et des idées : l’Ancien Monde du Moyen Age, dont les pratiques ont été transmises par les ordres religieux rénovés, laisse place à un monde nouveau qui va nécessiter d’autres manières de vivre intérieurement. De nouvelles formes vont devoir être inventées pour s’y adapter : nous les abordons au cours de ce volume.
Les institutions religieuses tentèrent de faire face à ces nouveautés, mais leurs efforts ne purent équilibrer la crispation de structures qui se trouvaient en proie à des luttes intestines : à l’opposition entre protestants et catholiques, s’ajouta l’opposition entre partisans des idées nouvelles et traditionalistes. Ces derniers perdront progressivement le contrôle des idées avant celle des hommes.
Aux XVIe et au XVIIe siècles, quatre phénomènes majeurs sont à l’origine de ce bouleversement des idées et du monde6 : la circulation des idées facilitée par l’imprimerie, le progrès dans la connaissance du monde naturel, la montée en puissance de l’État souverain, la division confessionnelle de l’Europe. Ils mettent en cause l’unité du monde. L’individu se met à questionner la nature même d’une vérité disputée publiquement : à quelle confession doit-il se rattacher s’il en a le choix ? Faut-il inventer la tolérance ? S’il cherche des remèdes à la violence7, doit-il se soumettre comme à un moindre mal à un despotisme qui ne deviendra « éclairé » qu’un siècle plus tard (et trop tard pour sa version française), ou faut-il réinventer une démocratie dont l’Antiquité donne une image idéalisée ?
Au début du XVIIe siècle, la société demeurait attachée à un Ordre divin : elle était politiquement reliée à l’Absolu par un Roi et religieusement dominée par des Églises. Intériorisé à partir des écrits très appréciés de Denys, l’Ancien Monde supposait une
adhésion à un ordre antérieur et supérieur aux hommes. Leur attitude était dominée par une aspiration à la sagesse et au salut dans l’intégration à un ordre divin, naturel, communautaire et idéologique, préétabli, qui définissait le vrai, le bien, le juste, ainsi que le statut et la personnalité même des individus8.
On retrouve de nos jours un tel état d’adhésion à l’état de survivances dans d’autres civilisations. Il s’exprime de façon pathogène lorsque l’adhésion s’accompagne d’une soumission sociale sans limite au sein de communautés qui se sentent trop menacées9. Anciennement « ce n’était pas l’individu qui était perçu comme l’unité de base, mais la famille et la lignée, groupes naturels, la cité ou la communauté organisée, porteuse du projet qui donne sens à la vie », tandis que nous vivons aujourd’hui « dans des sociétés conçues comme des associations reposant sur un contrat entre des individus libres qui leur préexistent en principe : ils peuvent les modifier… »10.
Mais arrive le physicien-praticien Galilée, qui ouvre un monde nouveau par l’observation combinée à l’expérience : il renverse des modèles admis en astronomie et en mécanique. Son influence n’a d’égale que celle du théoricien Descartes qui lie géométrie et algèbre. Ils permettront de quantifier des résultats expérimentaux, pour aboutir à la maturité scientifique atteinte à la fin du siècle par Newton.
La maîtrise apparente d’un monde matériel dépendant d’un monde spirituel ‘des idées’ est ainsi rapidement entamée11. L’inversion du processus de connaissance s’appuie sur l’expérience physique : Descartes assure que ses « conclusions sont toutes appuyées sur des expériences très certaines » (ce qui n’était encore le cas ni chez Bacon ni chez lui). L’orientation est acquise ainsi tôt, même si la rigueur expérimentale n’apparaît qu’au milieu du siècle, génialement chez Pascal qui associe pratique et théorie avec une grande inventivité. Sa liberté prise vis-à-vis de présupposés ouvre de nouvelles failles12.
Cette liberté ne se manifeste pas encore dans deux domaines : celui de la représentation historique, car elle ne se prête pas à l’expérimentation scientifique immédiate ; et celui de l’exploration critique des sources bibliques qui débutera avec Spinoza13.
Les Pensées de Pascal montre cet écart : le contraste est grand entre sa première partie avec la liberté prise sur tous les sujets, dont le politique, et sa seconde partie qui ne peut encore tenir compte que de la tradition biblique dans sa durée brève.
Il faut une génération pour qu’un acquis nouveau se généralise au niveau des connaissances de l’homme cultivé, puis une nouvelle génération pour qu’elle soit exprimée socialement et prise en compte - ou non - par les structures civiles et religieuses. La fermeture d’un Bossuet vis-à-vis de toute nouveauté et de toute tentative œcuménique, telle qu’elle fut entreprise par Leibniz, illustre cette rémanence. Une tension très forte se manifeste lorsque le débat devient public, à la charnière entre ancien modèle du monde et nouvelles ouvertures.
Toutefois en Hollande puis en Angleterre, l’orthodoxie s’ouvre dès le XVIIe siècle à la tolérance et au progrès qui en découle. Mais pas moins de quatre révolutions accompagnées des guerres menées par la république hollandaise pour survivre, puis de terribles luttes civiles au sein du royaume auront été nécessaires à l’accouchement d’une société politique déjà démocratique sous certains aspects14.
La France eut moins de chance. À l’essor du début du siècle, rapidement freiné par les troubles de la Fronde, succède un renforcement de l’absolutisme mené par Louis XIV. Dans le contexte des guerres de religion, les juristes catholiques voulurent mettre le roi à l’abri des anti-absolutistes protestants et des tyrannicides (Henri IV avait été l’objet de plusieurs attentats avant celui qui lui coûta la vie). D’où une survalorisation du personnage royal, que le monarque mettra en scène tout en bridant toutes les expressions politiques dont la parlementaire. Le Roi-Soleil respecte cependant une morale15. En France, le régime
reste modéré, parce que nombre de traits traditionnels du royaume subsistent : le roi est chrétien, il respecte les “lois fondamentales”, il a un “esprit de justice, de conseil et de raison”, la société comporte encore des ordres, des corporations, des “pays” qui ont des droits propres dont le régime est obligé de tenir compte. D’ailleurs, le royaume est grand et incomplètement contrôlé. Mais ces éléments de modération sont étrangers à la doctrine absolutiste proprement dite. Quand le régime s’effondrera, ils disparaîtront. Le jacobinisme pourra alors hériter des pouvoirs d’État illimités qu’ont élaborés les théoriciens absolutistes16.
Au sein de cet absolutisme, le système dit des Lettres de Cachet fait des victimes chez les spirituels. À la question fréquente : « Quelle est la justification de tel ou tel emprisonnement ? » posée par le moderne qui suspecte quelque transgression cachée, la réponse est : « Aucune n’est nécessaire ! » Ces lettres sont signées par le roi (mais par lui seul), sans intervention de la justice, mais souvent sous l’influence de son entourage : Richelieu pour Saint-Cyran emprisonné de 1638 à 1643, madame de Maintenon pour « la Guyon » qu’elle fait emprisonner de 1697 à 1703. Il ne s’agit que d’éloigner quelqu’un, de l’assigner à résidence, de l’emprisonner.
Saint-Cyran fut envoyé un beau matin à Vincennes, sans motif, sans jugement, ayant été pris à son domicile par des “messieurs” (annonciateurs des hommes en gabardine de polices politiques modernes). Il passa cinq ans dans son cachot, mais il aurait pu y passer, tout aussi bien, vingt ou quarante, si la mort inopinée du ministre n’avait permis à ses amis de le faire libérer17.
Nous étendons souvent au passé (et les supposons à tort acquises) les conquêtes récentes de révolutions européennes. Or la liberté de conscience et de culte qui nous considérons comme naturelle, est absolument inconnue sous l’Ancien Régime : « L’évêque ou le supérieur peut requérir des lettres de cachet contre des prêtres ou religieux suspectés d’indiscipline (par exemple de jansénisme), pour contourner l’impuissance de l’officialité paralysée par l’appel comme d’abus » souvent interjeté par l’inculpé18. Les hérétiques, conformément au serment du sacre, doivent être « exterminés » (entendons : rejetés hors des limites du royaume, ex-terminare). L’édit de Nantes est révoqué par l’édit de Fontainebleau de 1685 : toute liberté de culte est abolie, les églises réformées sont détruites, ceux qui ne se convertissent pas sont bannis. Les juifs, bannis en principe du royaume en 1615, ne font pas partie de la communauté française, pas plus que les protestants.
De même, la liberté d’expression est restreinte. Il faut un privilège spécial pour imprimer des livres, et les privilèges ne sont accordés qu’après examen attentif par la censure. Les imprimeries sont étroitement surveillées, ce qui n’empêchera pas l’impression des Provinciales en feuilles grâce à des complicités. La solution habituelle était d’imprimer les ouvrages en Hollande.
Après les terribles luttes religieuses du XVIe siècle où l’angoisse et la peur créent la violence19, la paix à peine rétablie, la France doit lutter contre l’encerclement pour sa survie. Car Charles-Quint unifiant Espagne, une partie de l’Italie, Autriche, Flandre, et riche de ses colonies, a créé le premier des empires sur lequel le soleil ne se couche pas.
En France, on ne peut encore parler de sentiment « national » : la diversité des provinces est grande et le français qui y est pratiqué est souvent un patois. Il s’agit plutôt d’une originalité qui s’exprime dans les coutumes intimement liées à la royauté la plus ancienne d’Europe. Les catholiques succombent d’ailleurs à l’attrait de la puissance étrangère qui se pose en protectrice de leur religion : tous admirent la culture hispanique arrivée à pleine maturité ; beaucoup parlent et lisent sa langue (ainsi que l’italien, langue de culture plus ancienne mais qui n’est plus associée à un pouvoir politique sinon celui de la papauté).
L’indépendance l’emportera pourtant grâce entre autres au génie de Richelieu : elle s’exprimera religieusement par le gallicanisme, et en politique se formeront des alliances assez compromettantes avec des principautés protestantes voire avec le Grand Turc. La démographie aidant, car la France est à elle seule aussi peuplée que le reste de l’Europe occidentale, la puissance française dominera l’espagnole dès lors que le pays sera unifié et en paix, et culminera sous Louis XIV. Mais sa politique guerrière provoquera contre elle l’union de l’Europe, financée par la Hollande, et conduira à des guerres perpétuelles.
Sur le plan culturel, le royaume se situe à mi-chemin entre l’état de servitude régnant au sud de l’Europe où l’Inquisition et un système de « castes » stérilisent tout essor20, et l’état de liberté (relative) confinée à et près d’Amsterdam ou Londres. L’essor littéraire est toutefois grand, favorisé en France par le désintérêt obligé de la noblesse pour toute activité économique. Le développement des connaissances est moindre. L’expression des idées novatrices prend le chemin du nord de l’Europe.
Sur le plan religieux, les hétérodoxies sont nombreuses depuis la Réforme, mais restent étroitement circonscrites dans ces quelques « zones libres » (ou sauvages : la Suisse). L’Europe occidentale chrétienne est partagée entre sa moitié traditionnelle catholique du sud, qui conserve des richesses mystiques au prix de beaucoup de pesanteurs sociales, et sa moitié réformée du nord, diversifiée en Églises anglicane, luthérienne, calviniste. Elle facilite l’émergence d’un ordre bourgeois nouveau, mais au prix de la destruction des havres mystiques préservés par leurs clôtures.
Le problème n’est pas seulement politique : l’individualisme naissant fait surgir une opposition entre vécus intérieurs et structures ecclésiales. Kolakowski, l’historien-philosophe des mystiques hétérodoxes au XVIIe siècle, analyse l’essence irréductible de contradictions opposant les adeptes d’un christianisme intérieur aux Églises, qu’elles soient protestantes ou catholique21 :
On voit que cette double opposition [aux conceptions propres aux uns et aux autres], autrement dit l’idée que le culte extérieur n’est pas nécessaire au salut dans l’Église catholique, et que l’orthodoxie n’est pas nécessaire dans les Églises réformées, est l’équivalent, dans la pratique, de l’exigence de la suppression des Églises en tant qu’institutions visibles, si l’on remarque que l’existence de l’Église en tant qu’institution sociale est définie par l’existence de la caste sacerdotale qui, dans les deux cas, est ainsi privée de sa raison d’être. […]
Examiné dans l’abstrait, il [le mysticisme] révèle l’orientation originelle de sa pensée : celle-ci est en opposition directe au principe même d’organisation religieuse. C’est la croyance que l’on atteint toutes les valeurs essentielles par le moyen d’une communication directe de l’individu avec Dieu, donc sans tous les instruments que l’Église fournit pour cette communication — rituels, sacrements, catéchèse. C’est en même temps la croyance que la voie du salut, c’est la pratique de la passivité (“laissez agir Dieu”), du perfectionnement intérieur passant par tous les stades et toutes les pénibles expériences décrites dans les relations des auteurs mystiques.
Presque universellement — mais avec quelques exceptions toutefois — s’y associe la conviction que l’individu est entièrement responsable de son propre salut et que le démon ne trouve accès à l’âme que si elle le lui permet de bonne grâce ; que par conséquent le principe de la responsabilité individuelle dans les rapports entre Dieu et l’homme conserve sa valeur absolue ; et que ni le décret de la prédestination divine assignant à chacun à l’avance son destin d’outre-tombe ni les formalités peu gênantes des recours rituels ne peuvent nous dégager de notre responsabilité, donc nous libérer de notre abandon à la grâce ; que seul son propre effort rend l’âme individuelle capable de recevoir la grâce, même si cet effort doit se ramener — comme le proclame la majorité des mystiques — à se dépouiller de sa propre volonté et à atteindre à une passivité totale face aux opérations surnaturelles qui s’effectuent dans l’âme, si c’est donc là un effort paradoxal de passivité.
Les institutions religieuses recherchent bien l’appui des mystiques par confesseurs interposés, mais, incapables d’absorber le fait mystique, elles prétendent le faire rentrer dans un dogme étroit et en fixer l’expression dans une langue commune22. La censure menace tout le monde.
Pratiquement, l’opposition entre chrétiens intérieurs et appareil d’Église est atténuée par le respect que ces chrétiens observent vis-à-vis de l’ancienne vision du monde hiérarchique. Mais les tensions demeurent, envenimées par l’asservissement de l’appareil ecclésial au pouvoir royal.
Cette dépendance est accomplie en France en 1682 par la déclaration du clergé dite des « Quatre Articles » dans laquelle Bossuet a joué le premier rôle : « Nous déclarons […] que les rois et souverains ne sont soumis à aucune puissance ecclésiastique […] que leurs sujets ne peuvent être dispensés de la soumission ou de l’obéissance qu’ils leurs doivent ou absous du serment de fidélité 23 ». Ce dernier point ouvre la voie à des décisions arbitraires.
Confrontés à cette incompréhension, refusant de nier l’évidence de leur vécu, certains mystiques se retrouvent en marge des structures, mais en éprouvent une grande souffrance, car ils demeurent attachés aux formes religieuses tout en ayant le sentiment de représenter le vrai christianisme. Pour eux, la religion est la chose la plus simple du monde. J. Byrom, un lettré du XVIIIe siècle, du groupe mystique écossais d’Aberdeen, définira ainsi la “vraie religion : la chose la plus simple du monde ; non pas un mot, mais une chose ; non pas une matière de dispute, mais de pratique” 24.
Mais ils sont emprisonnés, condamnés ou bannis. Il devient dangereux d’être soupçonné de quiétisme. C’est probablement la peur qui explique le tarissement des écrits mystiques à la fin du XVIIe siècle25 : on parlera d’un « crépuscule des mystiques » après le bref pontifical de 1699 condamnant le quiétisme26.
Nombreux seront ces chrétiens sans Église sommés de se soumettre ou de se démettre. L’exode hors des limites religieuses prendra de l’ampleur au Siècle des Lumières, principalement en Hollande, asile relativement ouvert, et dans le Saint-Empire, Allemagne aux multiples centres de pouvoir : l’on peut ainsi se déplacer d’une principauté où règne une confession vers sa voisine où demeure une rivale, et très simplement d’université en université.
La théologie devient alors philosophie avant que cette dernière n’entreprenne au XIXe siècle une mutation vers la « science » politique. La tradition européenne ne connut ainsi jamais une complète rupture. Des influences s’exercèrent : de quiétistes et de piétistes sur Kant et ses successeurs dont Hegel, puis de ce dernier sur ses critiques Kierkegaard ou Marx.
Le mouvement lent de l’Ancien Monde religieux au Nouveau Monde des “Lumières” dont les membres s’opposaient aux religieux fut voilé par la lutte entre partis religieux et laïque27.
La réconciliation peut aujourd’hui avoir lieu lorsque celui qui est animé d’une vie intérieure ne se croit plus obligé de rentrer dans des structures religieuses devenues minoritaires.
Nous pouvons parler d’Ordres « nouveaux » dans la mesure où leurs membres vivent au moins en partie comme des « spirituels dans le monde ». Jésuites, oratoriens et sulpiciens ont des contacts ouverts avec la société civile - mais pour un jésuite seulement après une longue préparation à l’apostolat actif ; la préparation est certes moins contraignante pour un oratorien ; enfin pour un sulpicien il s’agit d’une simple animation de séminaire et d’œuvres améliorant la qualité morale de ses dirigés. Du côté féminin, des visitandines répondent à une ouverture au monde sans devoir adopter la double clôture permettant l’éducation des filles, comme ce fut le cas chez les ursulines qui les précédaient (ces dernières pénétrèrent en France pour se retrouver bientôt ainsi « protégées »).
Nous différons nettement de présentations d’histoires religieuses du XVIIe siècle, où prédominent les figures des chapitres 2 et 3 du présent tome, ce qui représente moins du quart de nos tomes II, III et IV réservés au Grand Siècle. L’histoire religieuse doit rendre en effet compte des structures ecclésiales et ne peut guère s’intéresser à des individualités mystiques demeurées le plus souvent discrètes.
Nous présentons bientôt des figures à la fois accomplies mystiquement et reconnues socialement. Nous leur accordons une place qui les favorise peut-être beaucoup vis-à-vis de figures égales mystiquement, mais cachées - sur la vie desquelles nous sommes donc moins bien renseigné. Les figures reconnues seront celles de François de Sales et de Jeanne de Chantal entourée de ses visitandines, du jésuite Surin puis, à un niveau moindre, de monsieur Olier fondateur de Saint-Sulpice, de l’actif laïc Jean de Bernières et ses amis et successeurs très présents au tome IV, de Pierre de Poitiers et de capucins, enfin longuement de l’ursuline Marie de l’Incarnation qui mena la dernière moitié de sa vie à Québec.
Les inspirations qui animent les membres des Ordres convergent souvent, car ceux-ci tentent de répondre aux besoins communs d’une nouvelle société civile bourgeoise : il en est ainsi de l’Oratoire français et des sulpiciens ; de plus, dans ce cas, l’union est étroite car il faut tenir compte de l’influence de l’oratorien Condren sur le fondateur Olier (c’est « l’école française » au sens strict).
En général, et malgré la faible durée historique couverte ici sur trois générations, il nous a paru plus simple et très clair de respecter pour la présentation une chronologie définie par les dates de disparition des figures qui sont le plus souvent proches de leurs pics d’activité mystique. Elles sont parfois regroupées en familles d’une même localisation géographique : ceci rompt alors le fil chronologique.
La Chronologie de la France religieuse : une « école française ? » donnée en fin de tome résume l’évolution qui eut lieu de 1608 à 1642 c’est-à-dire couvrant la période critique du siècle pour son épanouissement spirituel. Elle situe des réformes qui se produisent simultanément et suggère des interactions que nous ne pouvions trop souligner au fil des présentations sans nuire à la clarté de l’exposé.
Une “ extraordinaire amitié 28 ” a uni de 1604 à 1622 ces deux grandes personnalités proches en âge (Jeanne vécut toutefois dix-neuf années de plus que François, malgré la fatigue due aux fondations). Cet accord spirituel total leur a permis de créer une structure d’inspiration nouvelle : la Visitation d’Annecy qui essaima rapidement en couvents dirigés par les religieuses formées par Jeanne de Chantal.
Le rayonnement de son œuvre en fait la figure centrale en Savoie et en France du renouveau spirituel et religieux de la Contre-Réforme catholique. Sa vie exemplaire permit au jésuite A. Ravier de le considérer comme un « mystique de l’action chrétienne » 29.
La chronologie donnée par A. Ravier, que l’on peut compléter par l’étude de P. Serouet, peut se résumer ainsi :
21 août 1567 : François naît dans la maison forte du hameau de Sales, à Thorens. De rang élevé dans la noblesse de Savoie, son père a de grandes ambitions pour lui. À douze ans François part pour Paris et suit la formation du collège jésuite de Clermont (futur lycée Louis-le-Grand) : cours de lettres et d’arts libéraux ainsi que des « arts de noblesse » (escrime, équitation, danse…).
Il s’intéresse beaucoup à la théologie. En décembre 1586 et janvier 1587 il est terrassé par l’angoisse d’aller en enfer : la problématique de la prédestination est en effet commune à tous à la fin du XVIe siècle (jamais tranchée, elle prendra une forme jansénisante dans le monde catholique et calviniste chez les protestants). Il prie la Vierge et est délivré. Il fait vœu de chasteté et mène une vie de prière. De 1589 à 1592, il part faire des études de droit et de théologie à Padoue. A son retour, au grand regret de son père, il devient religieux le 10 mai 1593.
Nommé prévôt de Genève, il siège à Annecy (les calvinistes occupent Genève). Il appelle à la reconquête de Genève, sans recourir à la force, mais par l’exemple de la charité. En 1597, il tente à Genève des entretiens secrets (et infructueux !) avec le successeur de Calvin, l’ouvert Théodore de Bèze.
1598 : grande vague de conversions pendant les « Quarante heures de Thonon », suivie de l’élimination des protestants par le duc de Savoie qui déclare : « Videz mes États ! » François était intervenu auparavant pour que l’on chasse les ministres... Voyage à Rome. Devenu « missionnaire » dans le Chablais, il en visite « toutes les églises ».
1602 : Sa réputation s’étend et il est appelé à Paris. Il y fréquente le cercle de Mme Acarie. Henri IV lui propose d’être évêque de Paris, mais François reste fidèle à « sa pauvre église de Genève-Annecy ». Il est sacré évêque à Thorens à la fin de l’année.
5 mars 1604 : Il rencontre la baronne de Chantal à la Sainte-Chapelle de Dijon. Puis il est absorbé par de très nombreux déplacements et fonde une académie culturelle à Annecy. Il commence une correspondance qui sera la base de son Introduction à la vie dévote.
1608 : Rédaction de l’Introduction publiée en 1609.
1609-1616 : Rédaction du Traité de l’amour de Dieu publié en 1616.
6 juin 1610 : il fonde la Visitation avec Jeanne de Chantal.
1611 : Deux séjours au pays de Gex, déjà visité en 1603 (beaucoup plus tard, Mme Guyon séjournera à Gex chez les Nouvelles Catholiques). Il est en butte à des calomnies.
1612 : La Mère de Chantal et la sœur Favre inaugurent la visite des pauvres et des malades.
1613 : Turin et Milan. Négociation pour l’installation des barnabites à Annecy (Le P. Lacombe, confesseur de madame Guyon, sera barnabite savoyard à Thonon).
1618 : Voyage à Paris. Il refuse d’être nommé coadjuteur de l’archevêque de Paris, rencontre et apprécie Angélique Arnauld. Il est le grand aumônier de Christine de France qui épouse le prince de Piémont.
1622 : Le duc de Savoie l’emmène dans des voyages qui l’épuisent : Turin, Avignon, Lyon… Le 27 décembre au soir survient une attaque d’apoplexie qui s’avère fatale dès le lendemain.
Au premier abord, François choque nos convictions modernes par son adhésion aux préjugés de son temps, préférant le pouvoir royal à la liberté et prônant l’obéissance totale au pape comme au duc de Savoie. Totalement engagé dans la Contre-Réforme, pour rétablir l’unité de la foi, il parcourt le Chablais comme missionnaire, participe aux fêtes de Thonon où se convertiraient plus de deux mille personnes en onze jours ! Quand le duc décide la conversion forcée du Chablais par des jésuites et des capucins secondés de militaires, il ne s’y oppose pas. Il faut dire que son ministère à Annecy s’exerça au milieu d’un tourbillon politico-religieux : lutte entre le duc catholique de Savoie et le bastion protestant genevois, rapports délicats entre le duché et les puissances concurrentes française et espagnole. Il fut directement aux prises avec les puissants de ce monde difficiles à tempérer et dut user de toute sa diplomatie.
Autant qu’il le pût cependant, il s’efforça de lutter contre le climat de violence habituel chez ses contemporains, répétant dans ses sermons : « C’est par la charité qu’il faut ébranler les murs de Genève, par la charité qu’il faut l’envahir, par la charité qu’il faut la recouvrer. » Il organisa des disputes avec les pasteurs où il convainquait le public par son éloquence et sa douceur. S’il lutta contre les protestants, ce fut surtout par de nombreux sermons et textes (polémiques) : il eut même l’idée innovante de les faire imprimer sur des feuilles volantes pour les distribuer à tous30. Alors qu’Henri IV lui proposait l’évêché de Paris, il préféra rester attaché à son pauvre diocèse où il mena un apostolat exemplaire auprès des simples comme des puissants, qui lui valut une réputation de conciliateur et d’être appelé « l’auteur de la paix ». Il prit pour modèle l’évêque de Milan Charles Borromée (1538-1584)31. Il fut un pasteur-évêque qui enseigna une dévotion simple et quotidienne aussi bien au roi de France qu’aux laïcs.
Cette intense activité était fécondée par une profonde vie intérieure. Voici ce qu’en dit sa confidente, Jeanne de Chantal, dans une belle lettre32 rédigée après la mort de François :
Dieu avait répandu au centre de cette très sainte âme, ou, comme il dit, en la cime de son esprit, une lumière, mais si claire, qu'il voyait d'une simple vue les vérités de la foi et leur excellence : ce qui lui causait de grandes ardeurs, des extases et des ravissements de volonté ; et il se soumettait à ces vérités qui lui étaient montrées par un simple acquiescement et sentiment de sa volonté. Il appelait le lieu où se faisaient ces clartés "le sanctuaire de Dieu", où rien n'entre que la seule âme avec son Dieu. C'était le lieu de ses retraites et son plus ordinaire séjour, car, nonobstant ses continuelles occupations extérieures, il tenait son esprit en cette solitude intérieure tant qu'il pouvait. […]
Il disait que la vraie manière de servir Dieu était de le suivre et marcher après lui sur la fine pointe de l'âme, sans aucun appui de consolation, de sentiments ou de lumière que celle de la foi nue et simple; c'est pourquoi il aimait les délaissements, les abandonnements et désolations intérieures. Il me dit une fois qu'il ne prenait point garde s'il était en consolation ou désolation et que, quand Notre-Seigneur lui donnait de bons sentiments, il les recevait en simplicité : s'il ne lui en donnait point, il n'y pensait pas ; mais c'est la vérité, que pour l'ordinaire il avait de grandes suavités intérieures, et l'on voyait cela en son visage pour peu qu'il se retirât en lui-même, ce qu'il faisait fréquemment.
Aussi tirait-il de bonnes pensées de toutes choses, convertissant tout au profit de l'âme ; mais surtout il recevait ces grandes lumières en se préparant pour ses sermons, ce qu'il faisait ordinairement en se promenant ; et m'a dit qu'il tirait l'oraison de l'étude, et en sortait fort éclairé et affectionné.
Il y a plusieurs années qu'il me dit qu'il n'avait pas des goûts sensibles en l'oraison et que Dieu opérait en lui par des clartés et sentiments insensibles qu'il répandait en la partie intellectuelle de son âme, que la partie inférieure n'y avait aucune part. À l'ordinaire c'étaient des vues et sentiments de l'unité, très simples, et des émanations divines auxquelles il ne s'enfonçait pas, mais les recevait simplement avec une très profonde révérence et humilité; car sa méthode était de se tenir très humble, très petit, et très abaissé devant son Dieu, avec une singulière révérence et confiance, comme un enfant d'amour.
Souvent il m'a écrit que, quand je le verrais, je le fisse ressouvenir de me dire ce que Dieu lui avait donné en la sainte oraison et comme je le lui demandais, il me répondit : "Ce sont des choses si minces, simples et délicates que l'on ne les peut dire quand elles sont passées ; les effets en demeurent seulement dans l'âme".
Plusieurs années avant son décès, il ne prenait quasi plus de temps pour faire l'oraison, car les affaires l'accablaient ; et, un jour, je lui demandais s'il l'avait faite. "Non, me dit-il, mais je fais bien ce qui la vaut". C'est qu'il se tenait toujours en cette union avec Dieu ; et disait qu'en cette vie il faut faire l'oraison d'œuvre et d'action. Mais c'est la vérité que sa vie était une continuelle oraison.
Par ce qui est dit, il est aisé à croire que ce Bienheureux ne se contentait pas seulement de jouir de la délicieuse union de son âme avec son Dieu en l'oraison. Non, certes, car il aimait également la volonté de Dieu en tout, mais cela assurément. Et je crois qu'en ses dernières années il était parvenu à telle pureté que même il ne voulait, il n'aimait, il ne voyait plus que Dieu en toutes choses : aussi le voyait-on absorbé en Dieu, et disait qu'il n'y avait plus rien au monde qui lui pût donner du contentement que Dieu, et ainsi il vivait, non plus lui, certes, mais Jésus-Christ vivait en lui. Cet amour général de la volonté de Dieu était d'autant plus excellent et pur que cette âme n'était pas sujette à changer ni à se tromper, à cause de la très claire lumière que Dieu y avait répandue, par laquelle il voyait naître les mouvements de l'amour-propre, qu'il retranchait fidèlement, afin de s'unir toujours plus purement à Dieu. Aussi m'a-t-il dit que quelquefois, au fort de ses plus grandes afflictions, il sentait une douceur cent fois plus douce qu'à l'ordinaire ; car, par le moyen de cette union intime, les choses plus amères lui étaient rendues savoureuses.[…]
De cette union si parfaite procédaient si éminentes vertus que chacun a pu remarquer, cette générale et universelle indifférence que l'on voyait ordinairement en lui. Et, certes, je ne lis point les chapitres qui en traitent au neuvième livre de l'Amour divin33, que je ne voie clairement qu'il pratiquait ce qu'il enseignait, selon les occasions.
[…] Qui l'a jamais vu s'oublier ni perdre un seul brin de la modestie ? Qui a vu sa patience ébranlée, ni son âme altérée contre qui que ce soit ? Aussi avait-il un coeur tout à fait innocent. Jamais il ne fit aucun acte de malice ou amertume de coeur : non, certes, jamais n’a-t-on vu un coeur si doux, si humble, si débonnaire, gracieux et affable, qu'était le sien ?
Il est célèbre surtout par son Introduction à la vie dévote (1609) où il prodigue des conseils spirituels dans un langage simple sans citations et destiné à tous, hommes et femmes : ce livre eut un franc succès (même Henri IV le lut !) et fut réédité plus de quarante fois du vivant de François.
Mais l’expérience proprement mystique qui nous intéresse est mieux abordée dans le Traité de l’amour de Dieu, qu’il n’écrivit qu’en 1615 après quelques années de fréquentation de Jeanne de Chantal et des visitandines. Il fut en effet rédigé pour les sœurs : « on parle d’une façon aux jeunes apprentis et d’une autre sorte aux vieux compagnons ». Ce Traité fait écho à l’expérience personnelle de François, mais reflète aussi celle des sœurs : elles sont citées à plusieurs reprises.
Les grands thèmes de cet ouvrage seront lus et discutés jusqu’à la fin du siècle (lors de la querelle du quiétisme) : la conformité par l’amour, la quiétude, la célèbre « question impossible », « l’amour pur », le non-vouloir, l’amour surnaturel à la « pointe de l’âme », etc.34 En voici quelques extraits35 :
Dans l’œuvre comme dans la vie de François, l’amour de Dieu est tout :
L’homme est la perfection de l’univers, l’esprit est la perfection de l’âme, l’amour celle de l’esprit, et la charité celle de l’amour : c’est pourquoi l’amour de Dieu est la fin, la perfection et l’excellence de l’univers. (Traité, X, 1)
L’amour est l’abrégé de toute la théologie… (VIII, 1)
[…] cette inclination est forte parce que nous sommes plus en Dieu qu’en nous-mêmes, nous vivons plus en Lui qu’en nous [Actes, 17, 28], et nous sommes tellement de Lui, par Lui, pour Lui et à Lui, que nous ne saurions, de sens rassis, penser ce que nous Lui sommes et ce qu’Il nous est que nous ne soyons forcés de crier: « Je suis vôtre, Seigneur »36. (X, 11)
Il était passé au-delà de la méditation (qu’il connaissait bien puisqu’il avait pratiqué les exercices jésuites) à la contemplation qui n’est due qu’à la grâce :
Mais, en quelle des trois façons que l'on procède, la contemplation a toujours cette excellence, qu'elle se fait avec plaisir, d'autant qu'elle présuppose que l'on a trouvé Dieu et son saint amour, qu'on en jouit et qu'on s'y délecte, en disant : « J’ai trouvé Celui que mon âme chérit, je l’ai trouvé et ne le quitterai point » 37. En quoi elle diffère d'avec la méditation, qui se fait presque toujours avec peine, travail et discours, notre esprit allant par icelle de considération en considération, cherchant en divers endroits, ou le Bien-aimé de son amour, ou l'amour de son Bien-aimé. (VI, 6)
La « suprême pointe de l’esprit » est le point de contact avec Dieu (le « fond de l’âme » chez d’autres auteurs) :
Pour moi, je parle en ce traité, de l’amour surnaturel que Dieu répand en nos cœurs par sa bonté, et duquel la résidence est en la suprême pointe de l’esprit ; pointe qui est au-dessus de tout le reste de notre âme, et qui est indépendante de toute complexion naturelle. (XII, 1)
François exprime la relation mystérieuse qui unit l’âme à Dieu en une belle image :
Chose étrange, mais véritable : s’il y a deux luths unisones, c’est-à-dire de même son et accord, l’un près de l’autre, et que l’on joue de l’un d’iceux, l’autre, quoiqu’on ne le touche pas, ne laissera pas de résonner comme celui duquel on joue […] On ne peut s’empêcher de se conformer à ce qu’on aime […] (VIII, 1)
Notre amour envers Dieu ne dépend pas d’un jugement ou d’une obligation, il n’est tributaire d’aucune cause autre que « la souveraine bonté, justice et droiture » :
[…] l’amour de bienveillance nous porterait à rendre toute obéissance et soumission à Dieu par élection et inclination, voire même par une douce violence amoureuse, en considération de la souveraine bonté, justice et droiture de sa divine volonté. […] Et en ce point consiste la très profonde obéissance d’amour, laquelle n’a pas besoin d’être excitée par menace ou récompense, ni par aucune loi ou par quelque commandement. (VIII, 2)
Il évoque Catherine de Gênes pour parler du pur amour sans entremise ou interposition et qui ne souffre aucun mélange :
Les enseignements que la séraphique sainte Catherine de Gênes a faits pour déclarer les propriétés du pur amour, entre lesquelles elle inculque et presse fort celle-ci : que l’amour parfait, c’est-à-dire l’amour étant parvenu jusques au zèle, ne peut souffrir l’entremise ou interposition, ni le mélange d’aucune autre chose, non pas même des dons de Dieu, voire jusques à cette rigueur, qu’il ne permet pas qu’on affectionne le paradis sinon pour y aimer plus parfaitement la bonté de Celui qui le donne ; de sorte que les lampes de ce pur amour n’ont point d’huile, de lumignon ni de fumée, elles sont toutes feu et flamme que rien du monde ne peut éteindre38. (X, 13)
Or, il faut tâcher de ne chercher en Dieu que l’amour de sa beauté, et non le plaisir qu’il y a en la beauté de son amour. Celui qui priant Dieu s’aperçoit qu’il prie n’est pas parfaitement attentif à prier ; car il divertit son attention de Dieu, lequel il prie, pour penser à la prière par laquelle il prie. (IX, 10)
Afin de faire goûter au lecteur le charme du style salésien, voici des extraits de chapitres qui se font l’écho de l’expérience des visitandines et de leur confesseur. Le recueillement est évoqué par de belles comparaisons empruntées à la nature :
DU RECUEILLEMENT AMOUREUX DE L'ÂME EN LA CONTEMPLATION
Je ne parle pas ici, Théotime, du recueillement par lequel ceux qui veulent prier se mettent en la présence de Dieu, rentrant en eux-mêmes, et retirant, par manière de dire, leur âme dedans leur cœur pour parler à Dieu ; car ce recueillement se fait par le commandement de l'amour, qui, nous provoquant à l'oraison, nous fait prendre ce moyen de la bien faire, de sorte que nous faisons nous-mêmes ce retirement de notre esprit. Mais le recueillement duquel j'entends de parler ne se fait pas par le commandement de l'amour, ains [mais] par l'amour même ; c'est-à-dire, nous ne le faisons pas nous-mêmes par élévation, d'autant qu'il n'est pas en notre pouvoir de l'avoir quand nous voulons et ne dépend pas de notre soin, mais Dieu le fait en nous, quand il lui plaît, par sa très sainte grâce. Celui, dit la bienheureuse Mère Thérèse de Jésus, qui a laissé par écrit que l'oraison de recueillement se fait comme quand un hérisson ou une tortue se retire au dedans de soi, l'entendait bien ; hormis que ces bêtes se retirent au dedans d'elles-mêmes quand elles veulent, mais le recueillement ne gît pas en notre volonté, ains [mais] il nous advient quand il plaît à Dieu de nous faire cette grâce.
Or il se fait ainsi. Rien n'est si naturel au bien que d'unir et attirer à soi les choses qui le peuvent sentir, comme font nos âmes, lesquelles tirent toujours et se rendent à leur trésor, c'est-à-dire à ce qu'elles aiment. Il arrive donc quelquefois que Notre Seigneur répande imperceptiblement au fond du cœur une certaine douce suavité qui témoigne sa présence, et lors les puissances, voire même les sens extérieurs de l'âme, par un certain secret consentement se retournent du côté de cette intime partie où est le très aimable et très cher Époux. Car tout ainsi qu'un nouvel essaim ou jeton39 de mouches à miel, lorsqu'il veut fuir et changer pays, est rappelé par le son que l'on fait doucement sur des bassins, ou par l'odeur du vin emmiellé, ou bien encore par la senteur de quelques herbes odorantes, en sorte qu'il s'arrête par l'amorce de ces douceurs et entre dans la ruche qu'on lui a préparée, de même Notre Seigneur, prononçant quelque secrète parole de son amour, ou répandant l'odeur du vin de sa dilection plus délicieuse que le miel, ou bien évaporant les parfums de ses vêtements40, c'est-à-dire quelques sentiments de ses consolations célestes en nos cœurs, et par ce moyen leur faisant sentir sa très aimable présence, il retire à soi toutes les facultés de notre âme, lesquelles se ramassent autour de lui et s'arrêtent en lui comme en leur objet très désirable. Et comme qui mettrait un morceau d'aimant entre plusieurs aiguilles, verrait que soudain toutes leurs pointes se retourneraient du côté de leur aimant bien-aimé et se viendraient attacher à lui, aussi lorsque Notre-Seigneur fait sentir au milieu de notre âme sa très délicieuse présence, toutes nos facultés retournent leurs pointes de ce côté-là, pour se venir joindre à cette incomparable douceur.
Ô Dieu ! dit l'âme alors, à l'imitation de saint Augustin, où vous allais-je cherchant, Beauté très infinie ! Je vous cherchais dehors, et vous étiez au milieu de mon cœur. » Toutes les affections de Madeleine et toutes ses pensées étaient épanchées autour du sépulcre de son Sauveur qu'elle allait quêtant çà et là ; et bien qu'elle l'eût trouvé et qu'il parlât à elle, elle ne laisse pas de les laisser éparses, parce qu'elle ne s'apercevait pas de sa présence ; mais soudain qu'il l'eut appelée par son nom, la voilà qu'elle se ramasse et s'attache toute à ses pieds41 : une seule parole la met en recueillement.
[…] ainsi arrive-t-il à plusieurs saints et dévots fidèles, qu'ayant reçu le divin Sacrement qui contient la rosée de toutes bénédictions célestes, leur âme se resserre et toutes leurs facultés se recueillent, non seulement pour adorer ce Roi souverain nouvellement présent d'une présence admirable à leurs entrailles, mais pour l'incroyable consolation et rafraîchissement spirituel qu'ils reçoivent, de sentir par la foi ce germe divin de l'immortalité en leur intérieur. Où vous noterez soigneusement, Théotime, qu'en somme tout ce recueillement se fait par l'amour, qui sentant la présence du Bien-aimé par les attraits qu'il répand au milieu du cœur, ramasse et rapporte toute l'âme vers icelui par une très amiable inclination, par un très doux contournement et par un délicieux repli de toutes les facultés du côté du Bien-aimé, qui les attire à soi par la force de sa suavité, avec laquelle il lie et tire les cœurs, comme on tire les corps par les cordes et liens matériels.
Mais ce doux recueillement de notre âme en soi-même ne se fait pas seulement par le sentiment de la présence divine au milieu de notre cœur, ains en quelle manière que ce soit que nous nous mettions en cette sacrée présence. Il arrive quelquefois que toutes nos puissances intérieures se resserrent et ramassent en elles-mêmes, par l'extrême révérence et douce crainte qui nous saisit en considération de la souveraine majesté de Celui qui nous est présent et nous regarde; ainsi que, pour distraits que nous soyons, si le Pape ou quelque grand prince comparaît, nous revenons à nous-mêmes et retournons nos pensées sur nous, pour nous tenir en contenance et respect. […] C'en est de même en cette sorte de recueillement de laquelle nous parlons ; car à la seule présence de Dieu, au seul sentiment que nous avons qu'il nous regarde, ou dès le Ciel ou de quelque autre lieu hors de nous, bien que pour lors nous ne pensions pas à l'autre sorte de présence par laquelle il est en nous, nos facultés et puissances se ramassent et assemblent en nous-mêmes pour la révérence de sa divine Majesté, que l'amour nous fait craindre d'une crainte d'honneur et de respect.
Certes, je connais une âme42 à laquelle sitôt qu'on mentionnait quelque mystère ou sentence qui lui ramentevait [rappelait] un peu plus expressément que l'ordinaire la présence de Dieu, tant en confession qu'en particulière conférence, elle rentrait si fort en elle-même qu'elle avait peine d'en sortir pour parler et répondre; en telle sorte qu'en son extérieur elle demeurait comme destituée de vie et tous les sens engourdis, jusques à ce que l'Époux lui permît de sortir, qui était quelquefois assez tôt et d'autres fois plus tard. (VI, 7)
Il aborde le thème du repos qui, chez lui, est une bénédiction pour l’âme, mais deviendra un grave problème lors de la future querelle du quiétisme à la fin du siècle :
DU REPOS DE L'ÂME RECUEILLIE EN SON BIEN-AIMÉ
L'âme, étant donc ainsi recueillie dedans elle-même en Dieu ou devant Dieu, se rend parfois si doucement attentive à la bonté de son Bien-aimé, qu'il lui semble que son attention ne soit presque pas attention, tant elle est simplement et délicatement exercée ; comme il arrive en certains fleuves, qui coulent si doucement et également, qu'il semble à ceux qui les regardent ou naviguent sur iceux de ne voir ni sentir aucun mouvement, parce qu'on ne les voit nullement ondoyer ni flotter. Et c'est cet aimable repos de l'âme que la bienheureuse vierge Thérèse de Jésus appelle « oraison de quiétude, » non guère différente de ce qu'elle-même nomme « sommeil des puissances, » si toutefois je l'entends bien. […]
Or ce repos passe quelquefois si avant en sa tranquillité, que toute l'âme et toutes les puissances d'icelle demeurent comme endormies, sans faire aucun mouvement ni action quelconque, sinon la seule volonté, laquelle même ne fait aucune autre chose sinon recevoir l'aise et la satisfaction que la présence du Bien-aimé lui donne. Et ce qui est encore plus admirable, c'est que la volonté n'aperçoit point cette aise et contentement qu'elle reçoit, jouissant insensiblement d'icelui ; d'autant qu'elle ne pense pas à soi, mais à Celui la présence duquel lui donne ce plaisir : comme il arrive maintes fois que, surpris d'un léger sommeil, nous entr'oyons seulement ce que nos amis disent autour de nous ou ressentons les caresses qu'ils nous font, presque imperceptiblement, sans sentir que nous sentons.
Néanmoins l'âme qui en ce doux repos jouit de ce délicat sentiment de la présence divine, quoiqu'elle ne s'aperçoive pas de cette jouissance, témoigne toutefois clairement combien ce bonheur lui est précieux et aimable, quand on le lui veut ôter ou que quelque chose l'en détourne : car alors, la pauvre âme fait des plaintes, crie, voire quelquefois pleure, comme un petit enfant qu'on a éveillé avant qu'il eût assez dormi, lequel, par la douleur qu'il ressent de son réveil, montre bien la satisfaction qu'il avait en son sommeil. Dont le divin Berger adjure les filles de Sion, par les chevreuils et cerfs des campagnes, qu'elles n'éveillent point sa bien-aimée jusques à ce qu'elle le veuille43, c'est-à-dire, qu'elle s'éveille d'elle-même. Non, Théotime, l'âme ainsi tranquille en son Dieu ne quitterait pas ce repos pour tous les plus grands biens du monde.
Telle fut presque la quiétude de la très sainte Madeleine quand, assise aux pieds de son Maître, elle écoutait sa sainte parole44. Voyez-la, je vous prie, Théotime : elle est assise en une profonde tranquillité, elle ne dit mot, elle ne pleure point, elle ne sanglote point, elle ne soupire point, elle ne bouge point, elle ne prie point. Marthe, tout empressée, passe et repasse dedans la salette45 ; Marie n'y pense point. Et que fait-elle donc ? Elle ne fait rien, ains écoute. Et qu'est-ce à dire, elle écoute ? C'est-à-dire, elle est là comme un vaisseau d'honneur, à recevoir goutte à goutte la myrrhe de suavité que les lèvres46 de son Bien-aimé distillaient dans son cœur. Et ce divin Amant, jaloux de l'amoureux sommeil et repos de cette bien-aimée, tança Marthe qui la voulait éveiller : “Marthe, Marthe, tu es bien embesognée et te troubles après plusieurs choses ; une seule chose néanmoins est requise : Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée47”. Mais quelle fut la partie ou portion de Marie ? De demeurer en paix, en repos, en quiétude auprès de son doux Jésus. […]
Quand donc vous serez en cette simple et pure confiance filiale auprès de Notre-Seigneur, demeurez-y, mon cher Théotime, sans vous remuer nullement pour faire des actes sensibles ni de l'entendement ni de la volonté ; car cet amour simple de confiance et cet endormissement amoureux de votre esprit entre les bras du Sauveur, comprend par excellence tout ce que vous allez cherchant çà et là pour votre goût. Il est mieux de dormir sur cette sacrée poitrine que de veiller ailleurs, où que ce soit. (VI, 8)
Il aborde alors la conséquence bienheureuse de ce doux “sommeil” :
DE L’ÉCOULEMENT OU LIQUÉFACTION DE L’ÂME EN DIEU.
Mais comme se fait cet écoulement sacré de l'âme en son Bien-aimé ? Une extrême complaisance de l'amant en la chose aimée produit une certaine impuissance spirituelle qui fait que l'âme ne se sent plus aucun pouvoir de demeurer en soi-même ; c'est pourquoi, comme un baume fondu, qui n'a plus de fermeté ni de solidité, elle se laisse aller et écouler en ce qu'elle aime : elle ne se jette pas par manière d'élancement ni elle ne se serre pas par manière d'union, mais elle se va doucement coulant, comme une chose fluide et liquide, dedans la Divinité qu'elle aime. Et comme nous voyons que les nuées épaissies par le vent de midi, se fondant et convertissant en pluie ne peuvent plus demeurer en elles-mêmes, ains tombent et s'écoulent en bas, se mêlant si intimement avec la terre qu'elles détrempent qu'elles ne sont plus qu'une même chose avec icelle [elle], ainsi l'âme laquelle, quoiqu’amante, demeurait encore en elle-même, sort par cet écoulement sacré et fluidité sainte, et se quitte soi-même, non seulement pour s'unir au Bien-aimé, mais pour se mêler toute et se détremper avec lui.
Vous voyez donc bien, Théotime, que l'écoulement d'une âme en son Dieu n'est autre chose qu'une véritable extase, par laquelle l'âme est toute hors des bornes de son maintien naturel, toute mêlée, absorbée et engloutie en son Dieu : dont il arrive que ceux qui parviennent à ce saint excès de l'amour divin, étant par après revenus à eux, ne voient rien en la terre qui les contente, et vivant en un extrême anéantissement d'eux-mêmes demeurent fort alangouris [affaiblis] en tout ce qui appartient aux sens, et ont perpétuellement au cœur la maxime de la bienheureuse vierge Thérèse de Jésus : « Ce qui n'est pas Dieu ne m'est rien. » Et semble que telle fut la passion amoureuse de ce grand ami du Bien-aimé [Paul], qui disait: “Je vis, mais non pas moi, ains Jésus-Christ vit en moi”48, et : “Notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu”49. Car dites-moi, je vous prie, Théotime, si une goutte d'eau élémentaire jetée dans un océan d'eau naffe50 était vivante et qu'elle pût parler et dire l'état auquel elle serait, ne crierait-elle pas de grande joie: « Ô mortels, je vis voirement [vraiment], mais je ne vis pas moi-même, ains cet océan vit en moi et ma vie et cachée en cet abîme ».
L'âme écoulée en Dieu ne meurt pas ; car, comme pourrait-elle mourir d'être abîmée en la vie ? Mais elle vit sans vivre en elle-même, parce que, comme les étoiles sans perdre leur lumière ne luisent plus en la présence du soleil, ains [mais] le soleil luit en elles et sont cachées en la lumière du soleil, aussi l'âme, sans perdre sa vie, ne vit plus étant mêlée avec Dieu, ains Dieu vit en elle. Tels furent, je pense, les sentiments des grands bienheureux Philippe Nérius [de Néri] et François Xavier, quand, accablés des consolations célestes, ils demandaient à Dieu qu'il se retirât pour un peu d'eux, puisqu'il voulait que leur vie parût aussi encore un peu au monde, ce qui ne se pouvait tandis qu'elle était toute cachée et absorbée en Dieu. (VI, 12)
L’oraison doit entraîner la transformation de l’individualité à tous niveaux sous l’action de la grâce, sinon elle ne vaut rien :
Quand donc on voit une personne qui en l'oraison a des ravissements par lesquels elle sort et monte au-dessus de soi-même en Dieu, et néanmoins n'a point d'extase en sa vie, c'est-à-dire ne fait point une vie relevée et attachée à Dieu, par abnégation des convoitises mondaines et mortification des volontés et inclinations naturelles, par une intérieure douceur, simplicité, humilité, et surtout par une continuelle charité, croyez, Théotime, que tous ses ravissements sont grandement douteux et périlleux ; ce sont ravissements propres à faire admirer les hommes, mais non pas à les sanctifier. Car, quel bien peut avoir une âme d'être ravie à Dieu par l'oraison, si en sa conversation et en sa vie elle est ravie des affections terrestres, basses et naturelles ? Être au-dessus de soi-même en l'oraison et au-dessous de soi en la vie et opération, être angélique en la méditation et bestial en la conversation, […] en somme c'est une vraie marque que tels ravissements et telles extases ne sont que des amusements et tromperies du malin esprit. Bienheureux sont ceux qui vivent une vie surhumaine, extatique, relevée au-dessus d'eux-mêmes, quoiqu'ils ne soient point ravis au-dessus d'eux-mêmes en l'oraison ! […]
Et qui ne voit, Théotime, je vous prie, que c'est l'extase de la vie et opération de laquelle le grand Apôtre parle principalement, quand il dit : « Je vis, mais non plus moi, ains Jésus-Christ vit en moi » ? Car il l'explique lui-même en autres termes aux Romains51, disant que notre vieil homme est crucifié ensemblement avec Jésus-Christ, que nous sommes morts au péché avec lui, et que de même nous sommes ressuscités avec lui pour marcher en nouveauté de vie, afin de ne servir plus au péché. Voilà deux hommes représentés en un chacun de nous, Théotime, et par conséquent deux vies : l'une du vieil homme, qui est une vieille vie, comme on dit de l'aigle qui étant devenue vieille52 va traînant ses plumes et ne peut plus prendre son vol ; l'autre vie est de l'homme nouveau, qui est aussi une vie nouvelle, comme celle de l'aigle laquelle déchargée de ses vieilles plumes qu'elle a secouées dans la mer, en prend des nouvelles, et s'étant rajeunie vole en la nouveauté de ses forces53. (VII, 7)
Suivre la volonté de Dieu est nécessaire, mais ne doit produire ni tension ni scrupules :
Le choix de la vocation, le dessein de quelque affaire de grande conséquence, de quelque œuvre de longue haleine, ou de quelque dépense bien grande, le changement de séjour, l'élection des conversations, et telles semblables choses méritent qu'on pense sérieusement ce qui et plus selon la volonté divine ; mais ès [dans les] menues actions journalières, esquelles même la faute n'est ni de conséquence ni irréparable, qu'est-il besoin de faire l'embesogné, l'attentif et l'empêché à faire des importunes consultations ? À quel propos me mettrai-je en dépense pour apprendre si Dieu aime mieux que je dise le Rosaire ou l'Office de Notre-Dame, puisqu'il ne saurait y avoir tant de différence entre l'un et l'autre qu'il faille pour cela faire une grande enquête ? Que j'aille plutôt à l'hôpital visiter les malades qu'à Vêpres ? Que j'aille plutôt au sermon qu'en une église où il y a indulgence ? Il n'y a rien, pour l'ordinaire, de si apparemment remarquable en l'un plus qu'en l'autre, qu'il faille pour cela entrer en grande délibération. Il faut aller tout à la bonne foi et sans subtilité en telles occurrences, et, comme dit saint Basile, faire librement ce que bon nous semblera, pour ne point lasser notre esprit, perdre le temps et nous mettre en danger d'inquiétude, scrupule et superstition. Or j'entends toujours quand il n'y a pas grande disproportion entre une œuvre et l'autre, et qu'il ne se rencontre point de circonstance considérable d'une part plus que de l'autre.
Ès choses même de conséquence il faut être bien humble, et ne point penser de trouver la volonté de Dieu à force d'examen et de subtilité de discours ; mais après avoir demandé la lumière du Saint-Esprit, appliqué notre considération à la recherche de son bon plaisir, pris le conseil de notre directeur et, s'il y échoit [le cas échéant], de deux ou trois autres personnes spirituelles, il faut se résoudre et déterminer au nom de Dieu, et ne faut plus par après révoquer en doute notre choix, mais le cultiver et soutenir dévotement, paisiblement et constamment. Et bien que les difficultés, tentations et diversités d'événements qui se rencontrent au progrès de l'exécution de notre dessein, nous pourraient donner quelque défiance d'avoir bien choisi, il faut néanmoins demeurer fermes et ne point regarder tout cela, ains [mais] considérer que si nous eussions fait un autre choix nous eussions peut-être trouvé cent fois pis, outre que nous ne savons pas si Dieu veut que nous soyons exercés en la consolation ou en la tribulation, en la paix ou en la guerre. La résolution étant saintement prise, il ne faut jamais douter de la sainteté de l'exécution, car s'il ne tient à nous elle ne peut manquer : faire autrement c'est une marque d'un grand amour-propre, ou d'enfance, faiblesse et niaiserie d'esprit. (VIII, 14)
A la fin, l’âme n’a plus ni mouvement ni volonté propre :
Je n’ai aucun souci de savoir où Il va, ains [mais] seulement d’aller avec Lui […] Et comme celui qui est dans un navire ne se remue pas de son mouvement propre, ains se laisse seulement mouvoir selon le mouvement du vaisseau dans lequel il est, de même, le cœur qui est embarqué dans le bon plaisir divin ne doit avoir aucun autre vouloir que celui de se laisser porter au vouloir de Dieu. Et lors, le cœur ne dit plus : « Votre volonté soit faite et non la mienne » [Luc, 22, 42], car il n’a plus aucune volonté à renoncer… (IX, 13)
Jeanne Frémyot, née à Dijon en 1572 dans une famille de noblesse de robe, reçut une excellente éducation. Elle fut mariée en 1592 à Christophe de Rabutin, baron de Chantal. La jeune femme fut heureuse en mariage et eut six enfants (mais deux morts-nés). En 1601, son mari, blessé au cours d’une partie de chasse, mourut neuf jours après en lui demandant de pardonner son meurtrier involontaire. Un chagrin immense la submerge, elle songe au suicide, puis se sentant attirée vers l’intériorité, elle fait vœu de ne pas se remarier et de se consacrer à la charité.
Cherchant désespérément un bon guide, elle rencontre François de Sales à Dijon, le 5 mars 1604. Dans le récit qu’elle en fait, on notera la résistance de François qui attend un signe divin pour prendre la décision de la diriger, puis sa perplexité :
Dans mes perplexités et tourments, j'étais sans secours ni assistance spirituelle […] je suppliai son infinie Bonté avec abondance de larmes qu'il lui plaise me donner un homme qui fut vraiment saint et vraiment son serviteur, qu'il m'enseignasse tout ce qu'il désirait de moi et je lui promettais en sa Face que je ferais tout ce qu'il me dirait de sa part […]
[Elle le rencontre :] je le priais deux ou trois jours avant son départ de Dijon de m'ouïr en confession, ce qu'il me refusa d'abord croyant que ce fut par curiosité, et me l'accorda après. Or en cette petite confession, Dieu me logea dans son cœur d'une manière extraordinaire, ainsi qu'il me dit après, et de même, je me sentis portée à ses avis incroyablement, mais il me dit que je demeurasse sous la conduite de mon premier directeur et qu'il ne lairrait [continuerait] de m'assister. Je demeurais fort contente de cela.
Le jour qu'il partit, un peu auparavant, il me dit que, me parlant du mouvement intérieur qu'il ressentait pour mon bien, que dès lors qu'il avait le visage tourné du côté de l'autel qu'il n'avait plus de distractions, mais que, dès quelques jours, je lui revenais continuellement autour de l'imagination, non pas, dit-il, pour me distraire car je n'en reçois point de divertissement […] et par d'autres paroles qu'il ajouta lui donnait à entendre qu'il regardait cela comme chose extraordinaire, par laquelle Dieu le mouvait et incitait à son bien, pour en prendre un soin spécial. Et lui dit pour conclusion, "Je ne sais ce que Dieu veut par là". Ensuite de cela au partir de Dijon il lui écrivit un billet où il n'y avait rien plus que ces paroles: « Dieu ce me semble m'a donné à vous, je m'en assure toutes les heures plus fort, c'est tout ce que je vous puis dire maintenant » 54.
Il devint donc son directeur. Dans leur correspondance des années 1608-1610, on les voit concevoir le projet d’un nouvel ordre religieux, mais il lui demanda de remplir d’abord ses obligations familiales. Après avoir établi ses enfants, elle le rejoignit pour créer le 6 juin 1610, à Annecy, une nouvelle forme de vie religieuse sans vœux solennels ni clôture : les filles de la Visitation, dont le modèle était Marie qui, visitant Elisabeth, lui apporta la joie qui était en elle par son Fils.
Le développement des fondations obligea la Mère de Chantal à une activité permanente : l’extension des Visitations fut très rapide dans toute la France. Elle déploya une énergie comparable à celle de Thérèse d’Avila. On suivra les péripéties de cette vie épuisante dans la chronologie commentée par l’éditrice de sa Correspondance en fin de chacun de ses six volumes55.
Des merveilles se découvrent au milieu de multiples affaires courantes que la fondatrice doit régler : on faisait appel à elle sur le comportement à avoir en temps de peste comme sur des points de direction spirituelle. On relève aussi, dans divers écrits non épistolaires, rassemblés dans ses Œuvres, des « dits » admirables dans leur concision et des aperçus profonds sur une vie mystique vécue dans la sobriété, au cœur même d’une intense activité56.
Son influence fut très grande : certainement d’abord sur François de Sales, bien qu’il soit difficile de dire qui influença l’autre57. Elle marqua tout le siècle, en particulier grâce au récit de sa vie rédigé par la mère de Chaugy58. La très jeune Jeanne-Marie Guyon témoignera ainsi du mimétisme exagéré qu’elle inspira chez ses lectrices :
Tout ce que je voyais écrit dans la vie de Madame de Chantal me charmait, et j’étais si enfant que je croyais devoir faire tout ce que j’y voyais. Tous les vœux qu’elle avait faits 59 je les faisais aussi, comme celui de tendre toujours au plus parfait et de faire la volonté de Dieu en toutes choses. Je n’avais pas encore douze ans, je prenais néanmoins la discipline selon ma force. Un jour que je lus qu’elle avait mis le nom de Jésus sur son cœur pour suivre le conseil de l’Époux : “Mets-moi comme un cachet sur ton cœur” 60, et qu’elle avait pris un fer rouge où était gravé ce saint Nom, je restai fort affligée de ne pouvoir faire de même. Je m’avisai d’écrire ce nom sacré et adorable en gros caractères sur un morceau de papier et avec des rubans et une grosse aiguille je l’attachai à ma peau en quatre endroits, il resta longtemps attaché en cette manière 61.
Par rapport au style prolixe et volontiers poétique de François de Sales, le dépouillement et la sobriété sont les caractéristiques de la Mère de Chantal. Elle a dépassé les expériences extraordinaires du début de la vie mystique et veut attirer ses correspondantes vers la nudité de l’union avec Dieu.
C’est l’aspect circonstanciel de ses écrits qui a empêché sa reconnaissance comme une des immenses figures intérieures du siècle. Il est aussi regrettable qu’elle ait détruit la plupart de ses lettres adressées à François de Sales. Nous ne pouvons donner que quelques extraits de son abondante correspondance par ailleurs et de ses opuscules.
Les papiers précieux retrouvés après sa mort livrent la transcription de paroles que François de Sales lui avait adressées après une retraite :
Notre Seigneur vous aime, ma chère Mère, il vous veut toute sienne […] Tenez votre volonté si simplement unie à la sienne en tout ce qui lui plaira faire, de vous, en vous, par vous, et pour vous, et en toutes choses qui seront hors de vous, que rien ne soit entre deux. Ne pensez plus à chose quelconque de tout ce qui vous regarde, tant pour la vie que pour la mort, car vous vous êtes toute abandonnée et remise au soin de l'amour éternel que la divine Providence a pour vous; demeurez là en repos, en esprit de très simple et amoureuse confiance, et ceci se doit pratiquer non seulement à l'oraison, où il faut aller avec une grande douceur d'esprit, sans dessein d'y faire chose quelconque, ains [mais] seulement pour être à la vue de Dieu, dans cette simple remise et repos en lui, et comme il lui plaira, se contenter d'être à sa présence, encore que vous ne le voyiez, ni sentiez, ni sauriez représenter, et ne vous enquérez de lui, de chose quelconque, sinon à mesure qu'il vous excitera. Ne retournez nullement sur vous-même, ains soyez là près de lui; non seulement, dis-je, il faut pratiquer cette simplicité et abandonnement en l'oraison, mais en la conduite de toute la vie, rejetant et délaissant toute votre âme, vos actions, vos succès, vos affaires au bon plaisir de Dieu et à la merci de son soin : il faut tenir l'âme ferme dans ce train. (II, p. 62-63) 62.
Elle suivra ces instructions à la lettre, parfois avec difficulté comme elle l’écrit en 1637 à la mère Angélique Arnauld, se tourmentant de n’avoir pas accès à un état stable :
[…] nonobstant ce peu de calme, la croix est toujours là, si je la voulais regarder elle ne me donnerait guère de trêve. Depuis ma dernière lettre, j'en ai eu de rudes atteintes et des pensées qui sont autant de dards qui me transpercent le coeur, et suis si fort liée quelquefois que je regarde cela, que je ne puis aller ni avant ni arrière.
Cependant j’ai grande expérience et souvent une claire lumière que Dieu ne veut de moi que ce seul unique et très simple regard en Lui, mais sans aucun mélange d’aucun acte ni discours quelconque, sinon qu’Il m’y excite […] [Et pourtant] je ne vois ni ne peux rien voir ni regarder des choses de Dieu ni en avoir goût, sinon quelquefois en certaines lectures.
Dans la même lettre, elle dit son admiration envers la sœur Anne-Marie Rosset (que nous avons déjà vue citée par François de Sales), et son regret d’être engloutie par les occupations :
Nous avons une sœur céans qu’il y a bien vingt-quatre ans qu’elle chemine dans une voie de si grand dénuement que jamais elle n’a ni lumières ni pensées sur aucun mystère ni sur choses quelconques, et, s’il lui en venait, elle dit qu’elle pense qu’elle s’en détournerait pour tenir, comme elle fait, son esprit très simplement arrêté en Dieu. Et est si fidèle en cet exercice qu'elle est toujours là, ou du moins, rarement et courtement est-elle distraite, que sitôt qu'elle s'en aperçoit elle se remet là. Jamais non plus, elle n'est portée à rien demander à Notre Seigneur, ni rien désirer ni s'unir ni faire aucun acte de quoi que ce soit, ni ne pense à en faire ni si elle en doit faire, seulement, elle se prosterne le matin comme pour faire un acte d'adoration que notre Bienheureux Père lui a dit de faire, avec quelque oraison jaculatoire, pendant les octaves des grands mystères. Elle le fait sans goût ni se divertir de sa simple attention et, de même, entend les sermons et ses lectures sans autre attention que de retenir quelque chose pour l'entretien d'après vêpres. Au bout, c'est une âme totalement fidèle à la suite du bien et exacte à la moindre plus petite observance.
Feu notre bonne Mère supérieure [Péronne-Marie de Châtel] me disait que Notre Seigneur faisait cheminer cette fille devant moi pour me donner lumière à ce qu'il m'attirait et voulait de moi. Certes, il m'a toujours été impossible d'avoir cette continuelle attention parmi les occupations, j'en ai de tant de sortes et si continuelles, que je ne puis m'empêcher d'y mettre mon attention ; Notre Seigneur me laissant tout l'esprit fort libre pour m'y appliquer nonobstant toutes mes peines intérieures. Et vais toujours mon train pour l'extérieur, sans voir comment, pour ce qui est de mes exercices spirituels… (L. 2040)
Elle avoue pourtant être dans l’oraison passive depuis fort longtemps :
Vous m'avez donné un bon sujet de confusion de m'avoir demandé mon oraison. Hélas ! ma fille, ce n'est que distraction et un peu de souffrance pour l'ordinaire; car que peut faire un pauvre chétif esprit rempli de mille sortes d'affaires, que cela ? Et je vous dis confidemment et simplement que, il y a environ vingt ans, Dieu m'ôta tout pouvoir de rien faire à l'oraison avec l'entendement et la considération ou méditation, et que tout mon faire est de souffrir et d'arrêter très simplement mon esprit en Dieu, adhérant à son opération par une entière remise, sans en faire les actes, sinon que j'y sois excitée par son mouvement, attendant là ce qu'il plaît à sa Bonté de me donner. Voilà comme je satisfais à votre désir, mais à vous seule ces trois dernières lignes; quand nous nous verrons, nous dirons le reste, si Dieu le veut. (L. 2602)
J’ai eu cette vue que Dieu veut que j’aille à Lui de toutes choses, très simplement et droitement sans entremise de chose quelconque, et que je me contente de ce très simple regard en Lui, sans aucun acte, mais par un absolu et entier abandonnement de tout ce que je suis et de toutes choses à sa sainte volonté, demeurant dans un repos d’amoureuse confiance en son soin paternel pour tout ce qui me concerne, sans réserve, lui laissant vouloir pour moi, et faire tout ce qu'il lui plaira et de toutes choses, sans que jamais je me veuille arrêter volontairement à regarder ce qui se passe en moi, ni à chose quelconque. Mais je me tiendrai en lui, le regardant et le laissant faire, acquiesçant simplement à tout ce qu’il lui plaira, avec l’aide de sa grâce… (II, p. 24).
Elle ne se lassera pas d’appeler ses filles au dépouillement total, à la simplicité du regard en Dieu et à la passivité absolue devant l’action de la grâce :
Ma très chère fille, ne vous détournez jamais de cette très solide et très utile voie de la sainte simplicité en laquelle Dieu vous a mise. Et je remercie sa Bonté d’avoir voulu, avec sa divine lumière, confirmer ce que je vous en avais écrit. Demeurez donc invariable en cette résolution, quoique vous entendiez dire des merveilles des autres voies. Laissez-les suivre à qui Dieu les donne, et suivez toujours la vôtre. Car cette unique simplicité et très simple unité de présence et abandonnement en Dieu les comprend toutes et d’une manière très excellente […]
Dieu vous a soustrait les vues et sentiments de ses richesses pour un temps, à ce que je vois. J’en suis consolée, car c’est chose très utile et même nécessaire, de passer par cette étamine63. Vous en avez expérimenté les fruits qui sont la connaissance de votre impuissance et misère, une plus grande pureté et nudité d’esprit. Dieu, par un amour très grand, vous dépouillant des affections et sentiments plus désirables et spirituels, afin que Ses dons n’occupent pas nos cœurs, mais lui seul et son bon plaisir. […] Je crois donc que l’âme qui est réduite dans cette extrême impuissance, ténèbres et insensibilité, se doit contenter de se laisser très simplement à la merci de la miséricorde de Dieu par un très simple acquiescement à tout ce qu’il lui plaira faire d’elle, sans le vouloir même sentir, ni en faire l’acte ; mais par un simple regard en Dieu, de la suprême pointe de l’esprit, qui ne veut résister en rien à Dieu, mais consent à tout ce qu’il lui plaît. Et faut se contenter du même simple regard à la rencontre du mal, ne lui résistant qu’en lui déniant le consentement de l’acte. Or sus, ma très chère fille, il faut absolument retrancher toutes sortes de réflexions sur ce qui se passe en vous… (L. 1599)
Il ne s’agit pas d’ascétisme : ce serait tourner en soi-même. On ne livre pas bataille, ce serait rester dans l’horizontalité du moi. La solution est toujours d’appeler la grâce en préférant l’amour à tout :
Le remède que je vous donne pour toutes sortes de tentations, peines, afflictions, sécheresses et contradictions, c’est les actes d’amour, retournant promptement et simplement votre cœur à Dieu […] Ne vous efforcez point de vaincre les tentations, car cet effort les fortifierait … (L. 1421)
Loin d’une voie héroïque, c’est une voie de douceur, réaliste et modérée. Jeanne se sert d’une comparaison avec une tempête sur le lac d’Annecy pour expliquer comment on traverse les difficultés intérieures :
[…] il nous faut faire comme nos grangers ont fait aujourd'hui sur leur bateau qui conduisait notre blé sur le lac. Ils se sont trouvés subitement en un très-grand péril ; dans un instant ils ont vu s'élever une violente tempête qui allait sans doute les submerger avec le bateau et tout ce qui était dessus. Hélas ! qu'ont-ils fait ? Ils ne se sont pas opiniâtrés de vouloir prendre le droit fil de l'eau en traversant ces grosses ondes ; non, ils se seraient perdus faisant de la sorte ; mais ils ont très sagement conduit leur barque, tout doucement, au rivage, et ont suivi les petites ondes ; par ce moyen ils sont arrivés, en évitant l'orage et non en le combattant. (II, p. 237, Entretien VI)
Demeurez en une très simple unité et unique simplicité de la présence de Dieu, par un entier abandonnement de vous-même en sa très sainte volonté ; et toutes les fois que vous trouverez votre esprit hors de là, ramenez-l’y doucement, sans faire pour cela des actes sensibles de l’entendement ni de la volonté. (I, p. 63)
Nue et sans vertu je suis venue au monde, et sans vertu quelconque je me remets, mon Dieu, entre vos mains. Dites cela, ma fille, et quand vous verrez que votre esprit se voudra revêtir de ce qu’il s’est dépouillé, ne faites autre chose que de le retourner simplement à son Dieu, ne voulant que lui seul … (L. 2615)
Il faut passer au-delà de tous les états et de la multiplicité des expériences, dans la simplicité sans « goût », s’oublier soi-même dans un abandon total à la « divine bonté » :
… il ne faut faire aucune réflexion sur ce qui se passe en vous, pour voir ou connaître ce que c’est. Soyez, mon cher enfant, comme un vaisseau vide devant Sa divine bonté, pour recevoir ce qu’il Lui plaira de vous donner, et ne permettez jamais à votre esprit aucun retour ni réflexion sur vous-même ni sur ce qui se passe en vous.
… cette véritable humilité […] ne veut aucune excellence que d’être sans excellence, que celle […] de dépendre totalement du bon plaisir de son Dieu, ne recherchant en toutes choses que sa seule gloire ; car c’est le caractère des filles de la Visitation. (L. 903)
Oh ! Que nous serons heureuses, ma vraie fille, quand nous nous serons entièrement oubliées. (L. 1255)
Jetez-vous et toutes vos misères et vos intérêts et affections, dans le sein de la bonté de Dieu, vous laissant gouverner à sa Providence et à l’obéissance, et cela à yeux clos, sans permettre à votre esprit de regarder où il va ; mais allez toujours, ne regardant que Dieu et la besogne qu’Il vous présente dans chaque occasion et moment, pour la faire fidèlement avec la pointe de l’esprit sans vous amuser à vos sentiments ou dissentiments et répugnances … (L.1271)
Ma très chère fille, vivez au-dessus de vous-même et toute en Dieu. (L. 2454)
En cela, elle suit le conseil donné par François de Sales :
Nous ne devons jamais vouloir autre chose, sinon ce qui nous advient de moment en moment, recevant tout de la pure ordonnance et disposition divine. (II, p. 47, Questions)
Tout converge sur l’amour, à bien distinguer d’un sentiment ou d’un « goût » humain :
Toujours en cette nudité et simplicité ; il n’y a rien au-delà... « Aime et fais tout ce que tu voudras », dit Saint Augustin. Aimons donc... toute la perfection est là. (L. 2565)
S’il était en mon pouvoir d’avoir des sentiments, je sais bien que je brûlerais toute de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain ; or Notre Seigneur ne les a pas mis en notre pouvoir. Les sentiments ne sont pas nécessaires à la perfection et à notre salut ; sa divine Majesté les donne à qui il lui plaît. C'est le Maître qui fait ce qu'il veut. (II, p. 233, Entretien V).
Jamais nous ne savourerons les douceurs de la familiarité de l'âme avec son Dieu, que lorsque nous serons déterminées à suivre et que nous suivrons au péril de toutes nos inclinations, affections, habitudes et propensions, tout ce qui nous est marqué, qui n'est autre que l'amortissement de la nature, le mépris du monde et la vraie fidélité à Dieu. Ce ne sera pas sans peine, mais là où il y a de l'amour, il n'y a point de travail ; et d'ailleurs un moment de la jouissance intérieure de Dieu vaut plus que tous les plaisirs que la propre volonté nous ferait jamais goûter ensuite de nos inclinations. (II, p. 197-8, Exhortation XIV).
Le renoncement est total entre les mains de Dieu et elle est très radicale quand elle affirme ce chemin court et direct :
[…] ma très chère fille, il faut passer à la totale résignation et remise de nous-même entre les mains de notre bon Dieu, rendant votre chère âme et celles que vous conduisez, en tant qu'il vous sera possible, indépendantes de tout ce qui n'est point Dieu, afin que les esprits aient une prétention si pure et si droite qu'ils ne s'amusent point à tracasser autour des créatures, de leurs amitiés, de leurs contenances, de leurs paroles, mais sans s'arrêter à rien de tout cela ni à chose quelconque que l'on puisse rencontrer en chemin, l'on passe outre en la voie de cette perfection dans l'exacte observance de l'Institut, ne regardant en toutes choses que le sacré visage de Dieu, c'est-à-dire son divin bon plaisir. Ce chemin est fort droit, ma très chère fille, mais il est solide, court, simple et assuré, et fait bientôt arriver l'âme à sa fin qui est l'union très unique avec son Dieu. Suivons cette voie fidèlement […] (L. 966)
Ayant tout laissé derrière elle, elle ne désirait plus depuis longtemps que s’abandonner à la Présence silencieuse. Voici un extrait des papiers intimes que l’on a retrouvés sur elle à sa mort et qu’elle ordonna de mettre dans son cercueil :
Dieu m’a fait voir, ce matin, en l’oraison, que je ne me dois plus du tout voir ni regarder, mais lui seul, cheminant à yeux clos, appuyée sur mon Bien-Aimé Jésus, sans vouloir voir ni savoir le chemin par où il me conduira, ni non plus avoir aucun soin de chose quelconque, non pas même de lui rien demander, mais demeurer simplement toute perdue et reposée en lui, en ce très pur regard, sans mélange d’autre chose. (II, p. 65, 6e papier).
Dans une enveloppe, se trouvaient deux papiers, l’un écrit par François de Sales, l’autre par elle-même et dont nous tirons ce court passage :
N'exceptant ni réservant aucune chose, rien, rien, rien du tout, ains de toutes mes forces, de toutes mes affections, de toute mon âme et de tout mon cœur, je m'abandonne, je me consacre et sacrifie, absolument, entièrement, et irrévocablement à votre très sainte, très-adorable et très-aimable volonté, afin que tout ainsi qu'il lui plaira elle fasse de moi, pour moi, et en moi, son bon plaisir… (II, p. 51, Papiers intimes, 1er Papier de notre bienheureuse Mère).
La mère Françoise-Madeleine de Chaugy64 fut l’historienne de l’Ordre naissant et nous est fort précieuse pour décrire l’esprit qui animait Jeanne de Chantal et François de Sales dans la fondation de la Visitation. Elle raconte combien la nouvelle forme de vie instituée le 6 juin 1610 « est marquée par la simplicité. La clôture est modérée. Les sœurs peuvent sortir pour visiter des malades… les femmes peuvent entrer en clôture pour faire quelques jours de retraite… » Malheureusement, contre l’esprit des fondateurs, à partir de 1618, l’ordre devint cloîtré par ordre du Pape. Jeanne se battit lors de la transformation de ce premier projet, car « il fâchait à notre Bienheureux Père de changer la simplicité de sa petite congrégation ». Elle veilla donc à consolider l’œuvre par des Constitutions et un Coutumier. Le problème était important, car à sa mort en 1641, 87 monastères avaient été fondés.
Y règnait, avant toute influence du dernier jansénisme, une vie mystique où « l’amour est le commencement, le moyen et la fin de la vie spirituelle », où « les vertus ne sont que des modalités de l’Amour »65, où les décisions ne sont prises qu’en écoutant les mouvements de la grâce :
L’esprit de sagesse et de prudence humaine doit être tout à fait banni de la Congrégation de la Visitation, car il la détruirait, et particulièrement en ce qui est de l’élection des Supérieures, et des Sœurs aux principales charges du Monastère66.
L’abbé Boudon (1624-1702), lui-même mystique, résume bien la voie simple et directe, sans ascèse corporelle, recommandée par la Mère de Chantal :
L’attrait quasi universel des filles de la Visitation est d’une très simple présence de Dieu, avec un don et transport en lui de tout ce qu’elles sont, sans aucune exception, et un entier abandonnement d’elles-mêmes à sa sainte providence, et je pourrais bien dire sans quasi, car vraiment j’ai reconnu que toutes celles qui dès le commencement s’appliquent à l’oraison comme il faut sont attirées d’abord. Enfin je tiens que cette manière d’oraison est essentielle à notre petite congrégation, ce qui est un très grand don de Dieu, et qui requiert de nous comme une reconnaissance infinie. ». […] [elle] estimait que la contemplation […] était une chose fort ordinaire […] qu’on la devait conseiller presque généralement […] que l’attrait que Dieu en donne y est quasi universel 67.
La direction de Jeanne, à la fois ferme et encourageante, s’appuyait sur l’amour :
Dieu vous a logée dans mon cœur, ma fille : rien ne vous en saurait déplacer. (L. 931)
Mon cœur est invariable en l’amour qu’il a pour le vôtre, duquel je connais très distinctement la voie où Dieu l’a mis depuis le commencement. Elle est si solide, et tellement de Dieu, que jamais il ne faut recevoir aucun avis contraire ; et vous faites bien de n’en guère parler. (L.2715)
Ses filles devenues mères supérieures des nouvelles fondations devaient agir dans ce même esprit :
Ayez un soin tout maternel de vos filles. En toutes leurs nécessités, penchez du côté de la douceur et du support ; tenez leurs esprits joyeux, et, pour cela, conservez-leur une sainte liberté aux récréations, ne les y reprenant, ni leur disant rien qui les mortifie, sinon qu'il fût bien nécessaire. (L. 2518)
Les supérieures doivent veiller à ce que l’amour de charité lie les soeurs entre elles dans la communauté, et non une amitié d’origine humaine :
Vous devez par tous les moyens que vous pourrez tenir vos filles fort unies à vous, mais d’une union qui soit de pure charité […] Tenez-les fort unies par ensemble et avec estime l’une de l’autre, ce que vous ferez efficacement par l’amour et l’estime que vous témoignerez d’en avoir vous-même par vos paroles et actions ; mais amour général envers toutes, les aimant également, sans qu’il paraisse aucune particularité. (L.1247)
Dans ses Réponses68 à ses dirigées, le ton est fort pratique. Il s’agit
de remettre fréquemment notre esprit en Dieu ; et quand nous y manquerons, il s’en faut humilier, et de l’humilité aller à Dieu, et de Dieu à l’humilité ; et surtout nous devons toujours aller à Dieu et nous confier en lui, comme un enfant fait à sa mère. [37]
Il y en a qui ne peuvent souffrir qu’on dise que les tentations viennent d’elles-mêmes, et de leur amour-propre ; ains [mais] voudraient que l’on jetât la faute sur le diable, lequel bien souvent n’y pense pas. [128]
Oui, c’est contre cet article, de s’empresser à ce que l’on fait. Cela suffoque l’esprit d’oraison, empêche de retourner fréquemment son esprit à Dieu, et de nous tenir en sa présence… [177]
Non, je vous assure, ma très chère Fille, qu’il ne se faut point porter de soi-même à ces oraisons d’admiration, de complaisance et de bienveillance. Il faut attendre que Dieu nous excite à cela, et alors suivre son attrait avec humilité et fidélité. Nous pouvons bien faire fort simplement et doucement des actes de confiance, d’admiration, et d’union de notre âme avec Dieu ; mais d’en avoir l’oraison, c’est à Dieu seul de nous la donner. [480]
… plus je vais en avant, et plus clairement je reconnais que Notre Seigneur conduit quasi toutes les Filles de la Visitation à l’oraison d’une très simple unité, et unique simplicité de présence de Dieu, par un entier abandonnement d’elles-mêmes à sa sainte volonté, et au soin de sa divine providence. [517]
Marchez donc dorénavant, mes très chères sœurs, avec une très humble assurance, dans cette voie divine ; et n’y apportez aucune façon ni industrie, que de suivre très simplement et fidèlement l’attrait de Dieu […] retranchant toute réflexion sur le passé, sur le présent, et sur l’avenir […] unissant leur esprit à sa bonté, en tout ce qui arrive de moment en moment, et cela fort simplement. Il faut que je dise encore ceci.
C’est qu’il arrive souvent que les âmes qui sont en cette voie, sont travaillées [521] de beaucoup de distractions, et qu’elles demeurent sans appui sensible […] de sorte qu’elles demeurent dans une totale impuissance et insensibilité, bien que quelquefois moins. Cela étonne un peu les âmes qui ne sont pas encore bien expérimentées : mais elles doivent demeurer fermes et se reposer en Dieu par dessus toute vue et sentiment […] sans voir ni vouloir voir ce qu’elles font ni doivent faire : mais par-dessus toute leur voie et propre connaissance, elles doivent avec la pointe suprême de leur esprit se joindre à Dieu, et se perdre toutes en lui, trouvant par ce moyen la paix au milieu de la guerre, et le repos dans le travail. Bref, il se faut tenir en l’état où Dieu nous met.
Dans une lettre, elle résume l’esprit de la Visitation :
L'esprit de sa69 petite Congrégation est un esprit de douceur, de petitesse, de simplicité et pauvreté, et ne s’en faut point départir, ains [mais] y assujettir tellement nos inclinations qu'elles nous portent même au mépris du monde et de nos propres intérêts, et que la douceur et l'humilité surnagent toujours en nos paroles et actions. (L.740 A une supérieure, Chambéry, 8 décembre 1624)
Dans ce sillage s’inscrit la figure de Marie de Valernod, dame d’Herculais (1619-1654), auteur d’un Recueil des grâces. Elle aurait exercé de l’influence sur Claude La Colombière (1641-1682)70. Elle était liée aux visitandines de Grenoble qui rapportent ainsi ses paroles lors d’une de ses visites71 :
« Que je vous dirai-je, mes chères sœurs ? Il me semble (et en disant ces paroles elle parut toute transportée), il me semble que Dieu est affamé de nous. » Puis, tout étonnée elle-même de ces paroles, elle se prit à sourire : « De quelle façon parlée-je ! C’est une impertinence, il est vrai, cependant je veux le redire : oui, Dieu est affamé de nous ! Avez-vous remarqué la précipitation avec laquelle on se jette parfois sur la nourriture ? Elle ne peut avoir que deux causes : ou l’extrémité de la faim, ou l’horreur naturelle d’une nourriture qui répugne. Si en Dieu il pouvait y avoir cette répugnance, il semble que ce serait la cause qui l’obligerait à ce désir empressé, mais je dis que c’est Son amour qui Lui donne cette faim insatiable de nous-mêmes. […] que tout ce qui est en nous et qui appartient à Dieu, retourne à Lui et s’absorbe en Lui par l’amour…”Avec une sorte d’ivresse naturelle, elle nous avait montré le terme proposé à la perfection religieuse.
Il faut aussi évoquer les relations importantes qui existèrent entre François de Sales, les visitandines et la mère Louise de Ballon72 : cette dernière en effet se retira au monastère de la Visitation d’Annecy pendant l’année 1617. Elle y « reçut d’abondantes lumières et décida de se donner avantage à Dieu “toute et en toutes choses” ». C’est là que naquit en elle le désir de réformer son monastère de bénédictines.
Enfin n’oublions pas la Mère Angélique Arnauld, réformatrice de Port-Royal73, qui rencontra François de Sales et aurait souhaité rentrer à la Visitation ; celui-ci mourut malheureusement avant de devenir son père spirituel. Elle se confia à Saint-Cyran, plus ascétique, et ne put probablement pas s’épanouir sur le plan mystique. Cependant elle échangea une profonde correspondance avec Jeanne de Chantal dont elle resta l’amie et la confidente.
Le milieu jésuite n’a pas la réputation d’être propice à l’intériorité et pourtant il a été le lieu d’un très important renouveau mystique au XVIIe siècle74.
Au sein de la compagnie de Jésus fondée en 1540 par Ignace de Loyola (1491-1556) et ses compagnons, une formation longue et poussée (elle dure dix-sept ans !) a donné à cet ordre une juste réputation de haut niveau intellectuel. La spiritualité ignacienne s’exprime surtout dans les Exercices spirituels rédigés par Ignace. Cette méthode fait appel à la volonté propre de l’individu, et en ce sens elle n’est pas favorable à la vie mystique, fruit du libre don divin75. Enfin, les jésuites sont envoyés en mission dans le monde entier, s’occupent d’éducation dans leurs nombreux collèges, bref sont dévorés par le travail extérieur.
Pourtant, de jeunes jésuites ont réagi avec force au début du XVIIe siècle pour réclamer de la place pour la contemplation. Ils se nourrissaient de la Vie de Thérèse d’Avila qu’ils lisaient dès le collège. C’est grâce à Michel de Certeau que nous les connaissons : il cite à leur propos un critique du temps qui évoque une « espèce d’illuminés »… inspirée par « trois ou quatre jeunes hommes assez bien faits » qui « ne manquaient pas de bonnes qualités naturelles » ; heureusement, « il ne reste plus rien ou presque rien plus » de ces « mystiques réformés »76 ( !).
Ces partisans d’une « nouvelle spiritualité » furent accueillis avec une telle méfiance que certains quittèrent l’ordre (Cluniac en 1642). Heureusement, la haute figure du père Lallemant fit reconnaître la mystique au sein de la Compagnie et permit à la génération suivante d’exister de façon discrète en province. Leurs relations sont illustrées à la fin du volume au Tableau I : Mystiques & Spirituels jésuites et leurs amis qui souligne les influences exercées sur des figures mystiques (dont la « bonne Armelle » Nicolas).
En dehors d’une suractivité et d’un intellectualisme poussés, une problématique est propre au monde jésuite : tension intime qui résulte d’une contradiction non résolue entre l’effort de mortification, forme intérieure de l’activité volontaire prônée dans l’Ordre, visant certes à une soumission totale à la grâce, et l’abandon réel à la grâce, qui demande de reconnaître l’impuissance de tout notre être humain (les « nuits » en sont des formes extrêmes). Le « combat spirituel » ne laisse guère de place pour un tel abandon chez les soldats du Christ.
Ceci conduira Surin, qui appartenait à la nouvelle génération, à expliquer avec justesse que les Exercices ne sont qu’une première étape pour un être appelé au cheminement mystique :
En effet, ce livre a fait des effets incroyables pour le bien des [104] âmes, et en fait tous les jours. Mais il faut remarquer que ce saint, dans cet ouvrage, donne les méditations qui sont propres à ramener les âmes à Dieu, et que, communément, ceux à qui il les donnait étaient des gens qui ne s’adonnaient point à l’oraison, et qui par la pratique de ces méditations devenaient tous convertis à Dieu, et avant qu’ils sortissent de ses mains, il les rendait très bien instruits dans l’oraison. Son livre, pour cela, est excellent à la culture des âmes. Mais il ne s’ensuit pas qu’un homme, toute sa vie, revenant à la solitude pour s’exercer en l’oraison, doive prendre les mêmes méditations sans passer les mêmes leçons. […] La conclusion de ceci est que saint Ignace a trouvé le moyen de ramener les âmes à Dieu, et que, qui fera bien ces méditations se rendra fort spirituel, parce que la plupart des hommes sont dans la médiocrité 77.
Sans nous étendre malgré son grand renom de prédicateur, citons tout d’abord le père Coton pour donner un exemple typique de cet esprit de volonté en tension.
Il était attiré par le milieu mystique de son temps : il connut Gagliardi et la mystique Isabelle Belinzaga à Milan ; il participa au cénacle qui se réunissait chez madame de Bérulle et auquel participaient madame Acarie, dom Beaucousin, messieurs Gallemant et Duval. Il devint l’ami du futur cardinal de Bérulle. Prédicateur, il fut apprécié par Henri IV. Puis pendant la relative disgrâce qui frappa les jésuites sous Louis XIII, ses responsabilités lui devinrent « une pesante croix. »
N’étant pas lui-même mystique, il réprimanda Lallemant, de dix ans son cadet78. Mais son influence et son rôle de passeur furent considérables. L’Intérieure occupation d’une âme dévote79 serait son chef-d’œuvre : les prières dévotionnelles sont décevantes, mais sa pensée métaphysique est intéressante, comme cette « Pétition » à Dieu qui insiste sur le rôle de la volonté :
Première pétition : [57] En cela vous m’avez particulièrement formé à votre image et ressemblance, que je puisse vouloir tout ce que vous pouvez vouloir ; et comme votre puissance est d’infinie étendue, la capacité de ma volonté l’est aussi. […] Je pourrai bien appliquer ma volonté sur quelque objet, mais c’est en tant que la vôtre s’y trouve, et non autrement.
Voici comment, sur un ton héroïque, il énonce l’abandon nécessaire à la volonté divine :
Seconde pétition : [70] … que vous me regardiez désormais comme chose vôtre, et que vous m’imputiez l’amour de moi-même comme une affection portée et exercée à l’endroit d’une chose qui est purement vôtre […] ni plus ni moins que si je l’exerçais à l’endroit d’un pauvre de l’hôpital.
Sa vie se passa entre Paris, Louvain, Liège, Pont-à-Mousson. Son volontarisme dans le combat spirituel fut parfois repris par Lallemant et Rigoleuc80. Son Petit traicté du Très Sainct Amour de Jésus-Christ Dieu et Homme81 célèbre l’amour :
[…] l’amour que nous portons à Jésus-Christ n’est autre chose qu’une participation de l’amour [181] éternel que son Père lui porte, et par ainsi notre affection dépend de la sienne, comme le rayon tient son être du soleil. Il faut donc souvent demander ce don parfait…
L’image de la fournaise et du moule suggère un élan du cœur que l’on ne trouve que rarement chez les fils d’Ignace :
C’est la vérité mon Seigneur Jésus-Christ que ce très saint amour source de toute pureté et sainteté qui embrase nos poitrines, est une fournaise ardente, qui ne consomme pas seulement la rouille de notre vieil homme, mais d’abondant [288] après nous avoir comme refondus, nous reforme sur le nouveau moule et prototype parfait de votre très sainte vie.
[L’amour] nous liquéfie pour être jeté dans le moule de votre vie très sainte [1619] 82.
C’est avec ce mystique émouvant que débute le grand mouvement intérieur chez les jésuites. Son influence fut capitale.
Lallemant reçut une formation classique jésuite, qu’il vécut en souffrant continuellement de maux de tête et d’estomac pendant neuf ans. À cause de sa santé, ses supérieurs le dispensèrent d’enseigner dans les petites classes83.
Son amour de Dieu le porta à un ascétisme extrême qu’il croyait nécessaire à la venue de la grâce. La tension de l’idéal le dévorait. Le XVIIe siècle est aussi une période où l’on rêve de partir convertir les Indiens, voire d’être martyrisé. Une forte pression psychologique était profondément ressentie par ceux qui ne pouvaient rejoindre les missionnaires. Lallemant aurait voulu partir au Canada. Il admirait tant cette voie héroïque qu’il poussa ses élèves Isaac Jogues et Antoine Daniel à partir : « Il faut des croix pour assurer le salut du monde », disait-il. Le père Jogues eut les oreilles coupées par les Indiens, revint en France qu’il parcourut pour enrôler des volontaires, puis retourné au Canada, il y fut (enfin) martyrisé. Marie de l’Incarnation, elle-même partie au Canada évangéliser les Hurons, décrit en 1647 ce qui est arrivé84 :
C’est la rupture de la paix par les perfides Iroquois, d’où s’est ensuivie la mort d’un grand nombre de Français et de Sauvages Chrétiens, et surtout du Révérend Père Jogues. […] Cette troupe affligée fut conduite au pays des Iroquois, où elle fut reçue à la manière des prisonniers de guerre, c’est à dire avec une salve de coups de bâton et des tisons ardents dont on leur perçait les côtes. On éleva deux grands échafauds l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes… »
Sa santé ne permit pas à Lallemant de partager leur sort : ce n’était donc pas sa voie. Il resta en France, ce qui lui permit d’exercer une immense influence intérieure. Il fut en effet maître des novices à Rouen, de 1622 à 1626 puis de 1628 à 1631, pendant la grande peste des années 1628 à 1630. Il eut pour élèves les missionnaires du Canada, et des mystiques qu’il marqua profondément : Surin, Rigoleuc, Huby…
En 1631, après avoir éloigné ses novices, il resta pour s’occuper des malades de la peste. Son élève Jean Rigoleuc rapporte ses paroles : “Il y a trois sortes de belle mort: premièrement mourir au service des pestiférés, secondement mourir dans les missions étrangères […], troisièmement mourir en donnant sa vie pour son troupeau.” Il s’épuisa au service des novices puis vécut encore quatre années à Bourges. Un témoin de ces dernières années écrit :
Il avait un tel amour de la mortification qu’il y employait toutes ses forces… Il était encore plus énergique à réprimer ses sentiments… Cette surveillance, d’une fermeté et d’une continuité incroyables, était rendue encore plus intense par un voeu particulier émis sept ou huit ans avant sa mort, selon lequel il avait promis de faire en tout, jour et nuit, ce que Dieu lui aurait fait voir comme plus parfait … et ce voeu hors du commun s’accordait au mieux avec son tempérament…85.
Ce qui frappait ses élèves était pourtant sa douceur. « …ne cherchant que Dieu seul… exerçait sur lui-même une continuelle surveillance »86. Il appelait l’oraison « sa félicité sur la terre » et « y passait même quelquefois la nuit plusieurs heures qu’il dérobait au sommeil »87. Ce totus mysticus fut critiqué par Coton et d’autres88. Mais ses conférences, recueillies par son disciple Rigoleuc (1596-1658), sont devenues la célèbre Doctrine spirituelle à travers l’édition assemblée par le père Champion (1633-1701), qui fit également appel à des notes prises par Surin89.
Il « voulait être un vrai pauvre ». Navré par son imperfection devant Dieu, il insistait sur la pratique de la pureté de cœur :
La voie la plus courte et la plus sûre pour arriver à la perfection, c’est de nous étudier à la pureté de cœur, plutôt qu’à l’exercice des vertus, parce que Dieu est prêt à nous faire toutes sortes de grâces, pourvu que nous n’y mettions point d’obstacle. Or, c’est en purifiant notre cœur que nous retranchons ce qui empêche l’opération de Dieu. De sorte que, les empêchements étant ôtés, il n’est pas concevable combien Dieu opère en l’âme d’admirables effets […]
Entre tous les exercices de la vie spirituelle, il n’y en a point à quoi le démon s’oppose plus qu’à l’étude de la pureté de cœur. Il nous laissera faire quelques actes extérieurs de vertu, nous accuser en public de nos fautes, servir à la cuisine, aller aux hôpitaux et aux prisons, parce que nous nous contentons quelquefois en cela, et que cela sert à nous flatter et à empêcher les remords intérieurs de la conscience ; mais il ne peut souffrir que nous jetions les yeux sur notre cœur, que nous en examinions les désordres et que nous nous appliquions à les corriger. Notre cœur même ne fuit rien tant que cette recherche et cette cure qui lui fait voir et sentir ses misères. Toutes nos puissances sont infiniment déréglées, et nous n’aimons point [142] à en connaître les dérèglements, parce que cette connaissance nous humilie.
Tout doit être orienté vers Dieu seul et on ne doit pas s’attacher aux états même divins :
Les personnes éclairées des vraies lumières ne portent leur affection qu’à Dieu, ne s’attachant pas même aux choses les plus saintes. Si Dieu leur donne quelque bon sentiment, ils le reçoivent avec action de grâce et abnégation, se gardant bien de prendre le change [changer d’objet] en recevant d’autres pensées que le démon tâche subtilement de leur suggérer. Et quand ce sentiment de Dieu est passé, ils ne s’y attachent plus et ne s’efforcent point de le retenir plus longtemps que Dieu ne veut. Ils ne se proposent point de rappeler la cause ou l’occasion qui l’avait [158] excité, comme de faire encore les mêmes exercices, la même oraison, la même lecture, à dessein d’avoir un pareil sentiment ; mais ils passent outre, marchant toujours dans une entière nudité d’esprit.
Il nous fait part de l’espoir qui gouverne sa vie : après tant d’efforts, s’abandonner enfin à la gouverne de l’Esprit Saint !
Le but où nous devons aspirer, après que nous nous serons longtemps exercés dans la pureté de cœur, c’est d’être tellement possédés et gouvernés par le Saint-Esprit, que ce soit lui seul qui conduise toutes nos puissances et tous nos sens, et qui règle tous nos mouvements intérieurs et extérieurs, et que nous nous abandonnions nous-mêmes entièrement, par un renoncement spirituel de nos volontés et de nos propres satisfactions. Ainsi nous ne vivrons plus en nous-mêmes, mais en Jésus-Christ, par une fidèle correspondance aux opérations de son divin esprit, et par un parfait assujettissement de toutes nos rébellions au pouvoir de sa grâce. [177].
Mettant en garde contre l’ascétisme pur, il dit la joie du recueillement simple sous la direction de l’Esprit Saint :
Ceux qui tendent à la perfection par la voie des pratiques et des actes méthodiques, sans s’abandonner entièrement à la conduite du Saint-Esprit, n’ont jamais cette douceur et comme cette maturité de la vertu ; ils sentent toujours de la difficulté et des répugnances, ils ont toujours à combattre, et souvent sont vaincus et font des fautes, au lieu que ceux qui marchent sous la direction du Saint-Esprit dans la voie du recueillement [233] simple, pratiquent le bien avec une ferveur et une joie digne du Saint-Esprit, et, sans combat, remportent de glorieuses victoires, ou, s’il faut combattre, ils le font avec plaisir.
Son influence fut majeure, tout d’abord en Bretagne, où son disciple Jean Rigoleuc fut envoyé en mission90.
Des missionnaires étaient envoyés dans les provinces pour seconder les pouvoirs civils d’un Royaume centralisé en unifiant et en confortant les pratiques religieuses locales déjà bien présentes dans le pays vannetais en Morbihan où la ferveur était grande. Au milieu du siècle, quatre missionnaires étaient établis à Quimper, et Vannes fut le port d’attache des pères Rigoleuc, Bernard, Thomas, Maunoir… Certains furent des directeurs spirituels accomplis. Leurs vies et leurs écrits nous sont parvenus grâce à leur historien et éditeur Pierre Champion. Brémond se réfère à lui pour parler d’une « généalogie mystique » :
De Nantes, son ministère appelait souvent le P. Champion en Bretagne. C’est là que semblait l’attendre pour lui passer le flambeau, un jésuite septuagénaire, le P. Vincent Huby, disciple et héritier du P. Jean Rigoleuc, qui l’avait été lui-même du P. Louis Lallemant. Cette généalogie mystique, cette “suite” si intéressante pour nous, est nettement marquée par le P. Champion91.
L’expression se vérifie : Lallemant meurt en 1635, Rigoleuc en 1658, Huby en 1693, Champion en 1701.
Avec Rigoleuc, nous sommes au cœur de cette mystique profonde vécue en province. Breton de naissance, d’éducation et probablement de tempérament, il fut formé par Lallemant maître des novices à Rouen entre 1628 et 1631. Il le retrouva à Bourges, où « il fut mis dans cet état que les mystiques appellent passif ». Il passa une grande partie de sa vie à Vannes d’où il rayonna en collaborant aux missions populaires bretonnes du bienheureux Julien Maunoir (1606-1683). Il intervenait dans les couvents d’ursulines (dont celui où vécut Armelle Nicolas pendant quelques années), puis à Quimper où il forma des prêtres.
Champion rapporte92 que « Dieu permit qu’il fût moins considéré que les autres » ; qu’il « faisait ses voyages à peu de frais, se traitant mal et vivant comme les pauvres … » ; qu’il « ne portait ordinairement point d’autre provision qu’un petit sac de farine … C’était un proverbe dans le pays pour exprimer la misère des serviteurs mal nourris, de dire qu’ils étaient traités comme le cheval du P. Rigoleuc ». Il ne fut jamais supérieur : « peut-être sa rude franchise faisait-elle peur93 ».
Il se référait à Canfield, Catherine de Gênes, Jean de la Croix, Gaudier … Des textes inédits seraient à explorer et l’ensemble de ses écrits mériterait une édition critique94.
Douceur et simplicité sont sa marque :
Traité III. Le pur amour, ou les moyens d’y arriver, et ses effets.
Chapitre I. De la garde du cœur.
La garde de du cœur n’est autre chose que l’attention qu’on apporte aux mouvements de son cœur et à tout ce qui se passe dans l’homme intérieur, pour régler sa conduite par l’Esprit de Dieu, et l’ajuster à son devoir et aux obligations de son état. D’où l’on peut voir combien cet exercice est différent de l’examen de [226] conscience. Premièrement. L’examen se fait en certains temps réglés. La garde du cœur se pratique à toute heure, et n’a point de temps limité. Deuxièmement. L’examen est une revue des actions passées, et de plusieurs actions ensemble, et d’ordinaire d’une partie de la journée. La garde du cœur est une vue des actions présentes, et une application d’esprit aux diverses parties d’une action, à mesure qu’on la fait. Troisièmement. L’examen envisage les choses plus en gros et plus superficiellement. La garde du cœur les considère en détail et d’une manière plus distincte et plus intime. Quatrièmement. L’examen travaille la mémoire. La garde du cœur ne la fatigue nullement, et n’est pas si gênante qu’on se pourrait peut-être d’abord figurer. Elle ne demande point une contention violente qui doive rendre l’esprit abstrait, mais seulement une attention d’esprit modérée, qui produit un fond de paix intérieure, et qui est la source des plus douces consolations qu’on puisse goûter en cette vie. […]
Chapitre II. De l’obscure nuit de l’âme […]
Paragraphe 6. De la nuit, ou mortification passive du sens et de l’esprit. [266]
Pour arriver au dernier point de pureté requis à l’union divine, il faut que Dieu même mette lui-même l’âme dans cette sorte de mortification que l’on appelle nuit surnaturelle ou passive. À quoi Il ne manque pas d’ordinaire quand l’âme de son côté est fidèle et constante à pratiquer l’application qui dépend d’elle et que l’on nomme nuit naturelle, ou active. […] C’est ainsi que Dieu achève de purifier l’âme, lui ôtant sa manière d’agir naturelle et humaine, pour lui en donner une surnaturelle et toute divine. Ensuite de quoi la mémoire et l’imagination vide de cette confusion d’objets qui les [269] remplissaient, ne sont plus occupées que de la seule vue de Dieu et des choses qu’il faut faire par Son ordre, et qui ne se présentent à elles qu’à mesure qu’il les faut faire. L’entendement affranchi de ses réflexions et de son activité, reçoit paisiblement les effusions de la lumière incréée. La volonté entièrement libre et parfaitement pure se transforme et s’écoule avec plaisir en celle de Dieu. […] Enfin l’âme se trouve si changée qu’elle ne se connaît plus elle-même.
Ce disciple de Rigoleuc eut Vannes pour point d’attache : de 1631 à 1635, de 1639 à 1641 comme professeur, de 1646 à 1649 comme père spirituel et prédicateur, de 1654 à 1693 comme missionnaire. Il fut le directeur spirituel de prêtres, de notables …et de simples servantes, dont Armelle Nicolas95. Il eut le grand mérite de reconnaître Armelle en tant que mystique et de favoriser en elle l’action de la grâce devant laquelle il s’effaça toujours.
Premier à établir une maison de retraite ouverte aux laïcs (ce qui était promis à un grand avenir dans l’histoire de l’apostolat jésuite), il en fut le supérieur jusqu’à sa mort en 1693 (sauf en 1675-1676). Il composait « des livres, cahiers et feuilles » à l’usage de ses retraitants, donnait des Exercices aux religieuses dans leurs couvents, prenait largement la plume96. « Tout ne respirait en lui que l’amour de Dieu », nous dit Champion.
Il suffit de ces mots : Dieu est celui qui est, après quoi l’âme doit se tenir dans un profond silence, accoisant [calmant] doucement et sans effort les saillies de l’imagination qui ne laisse pas au commencement de courir comme une folle 97.
À mesure que vous bannirez de chez vous tout ce qui n’est pas Dieu, vous vous remplirez de Dieu. Ne vous regardez pas vous-même : oubliez-vous et séparez-vous de vous-même. Là où vous ne vous trouverez plus, vous trouverez Dieu. […] Se soumettre ainsi à Dieu par un total abandon de soi-même, et se perdre dans l’abîme de son néant pour ne se retrouver plus qu’en Dieu, c’est produire l’acte le plus excellent dont nous soyons capables…98.
Le père Champion fut le « sourcier de la mystique jésuite » : il eut le mérite d’éditer Lallemant, Rigoleuc et Surin. D’origine normande, il enseigna en Bretagne, en Normandie, etc., et participa à des missions navales. D’où peut-être un ton quelque peu grandiloquent quand il parle de ses « héros ».
Ces missionnaires comprirent, encouragèrent et dirigèrent les nombreux témoins d’une vie spirituelle née « aux champs ». Ils ont respecté et accompagné la grâce qui agissait librement chez la « bonne Armelle » Nicolas, si grande mystique que nous lui consacrerons une large section.
Mais elle n’était pas seule. Son amie, la rédactrice du Triomphe de l’Amour divin, sœur Jeanne [Le Corvaisier Pelaine] de la Nativité, était de même sensibilité. Voici un extrait de la belle préface qu’elle écrivit pour expliquer comment elle rédigea la vie d’Armelle. On retrouvera le même type d’écriture chez madame Guyon, écriture qui n’existe que sous l’impulsion de la grâce :
Je différai quelque temps ; mais enfin étant pressée intérieurement de Dieu, et au-dehors par ceux qui me tenaient sa place, je me résolus de mettre la main à la plume, ce que je fis une vigile de Noël, le soir, en attendant l’heure de Matines ; je me retirai en notre cellule, et priai Notre Seigneur que, si telle était sa volonté, qu’il lui plût me fournir la matière et les conceptions propres à la déclarer ; car, pour moi, je n’en avais aucune, et ne savais nullement par où commencer. Après je me mis à écrire, et je le fis avec une si grande facilité que ma plume avait peine à suivre les pensées de mon esprit ; de sorte que, devant que d’aller à matines, je trouvais tout le premier chapitre fait, sans y avoir apporté autre industrie ni application de ma part, que la simple expression des matières qui se présentaient à ma pensée. À ma première commodité, je fis le second, le troisième et ainsi des autres, jusque vers la moitié de la première partie, dérobant quelques moments sur mes autres occupations, étant souvent les deux ou trois mois sans pouvoir trouver un quart d’heure pour m’y appliquer, et même n’y pouvais penser ; et cependant sitôt que je m’y remettais, je le faisais avec autant de facilité, que si j’eusse employé les jours entiers, et que j’eusse prémédités les matières, et Dieu sait que c’est ce que je n’ai jamais pu faire, et que lorsque j’écrivais une ligne, j’ignorais celle qui la devait suivre… 99.
Sœur Jeanne fut deux fois supérieure des ursulines de Vannes (1666-1672, 1684-1690), et dirigea les retraites créées au couvent en 1672 par Catherine de Francheville100. Cette dernière, Marguerite de Kerderf, ainsi que M. de Kerlivio, ont aidé nos jésuites. La moisson fut abondante et Bremond cite pour les seules femmes : la Mère de Matel, Amice Picard, Catherine Daniélou, madame du Houx101. On y ajoutera Anne-Toussainte de Volvire puis, venue plus tard, Madeleine Morice102.
La Bretagne avec ses récits de missions ne doit pas cacher la profonde spiritualité jésuite qui existait dans toutes les provinces. Ce fut le cas d’Antoine Civoré né (et mort) à Lille. Il fit profession à Tournai. Ses Secrets de la science des saints…, « un des livres oubliés de la spiritualité française103 », expliquent les termes mystiques en « termes communs » et décrivent les différentes étapes de la contemplation. C’est pour notre époque l’une des sources utiles pour l’analyse du vocabulaire mystique104. Par exemple il définit ici avec simplicité la fameuse « inaction » : ce terme a changé de sens et est devenu pour nous source d’ambiguïté, mais il sera utilisé par tout le siècle comme étant l’action de Dieu en l’homme :
XI. L’Inaction divine, l’avènement de Dieu en nous, c’est la même chose : avec cette différence, que l’Introversion se fait par choix et application de l’âme, l’Inaction par actes reçus.
Le troisième traité consacré à la contemplation est tout à fait remarquable par son extrême clarté et sa pénétration105. Il y fait appel à des comparaisons toutes cartésiennes :
L’union de l’âme avec Dieu sans aucun milieu ou entre-deux c’est le même exercice. L’optique et l’expérience nous apprend que l’œil corporel ne reconnaît point la distance de deux corps qui sont en droite ligne dans ou sous le rayon visuel, que par la vue de ce qui est entre-deux. Ainsi l’œil de l’âme, quand il va droit à Dieu, sans aucune réflexion sur son opération, ne connaît point de distance entre lui et Dieu. [290]
Il devrait donc être simple de trouver Dieu :
Le royaume de Dieu est dans nous : Dieu est plus présent à nous, que nous-mêmes : il est avec le trésor de toutes ses perfections, dans nos cœurs et dans nos âmes, et il s’y complaît, comme dans son temple : et qui le sait trouver là, peut traiter avec lui, cœur à cœur. […] La racine du mal est que nous sommes trop accoutumés à n’agir qu’à la suite de nos sens : d’où vient que quand nous voulons nous présenter à Dieu, notre esprit sort comme hors de lui-même, il travaille à le chercher comme infiniment élevé par-dessus nos têtes. [319]
Père spirituel, spécialement auprès de religieuses de la congrégation de Saint-André106, prédicateur dans les campagnes, confesseur et consulteur, il « fut un homme d’une intelligence remarquable et d’une aptitude à toutes sciences, mais sa faiblesse physique l’empêcha de s’appliquer à les transmettre. Dieu voulut se servir de lui pour le salut et la perfection d’un grand nombre… »
L’élan mystique fut également vécu intensément en Aquitaine par plusieurs jeunes novices, non sans susciter des réactions. Le séminaire de Bordeaux était alors « inondé » de mystique espagnole de par sa proximité avec l’Espagne. A ce cercle se rattache la grande figure de Surin.
Né à Périgueux, il entra à seize ans au noviciat de Bordeaux. Il faisait partie du groupe de jeunes bouillonnant de ferveur qui, lisant Thérèse, pratiquaient l’oraison avec fougue et réclamaient de la place pour l’intériorité107 à une hiérarchie très réticente. Il fut signalé dès 1627 comme suspect au général des jésuites Vitelleschi. Dans l’espoir de lui faire accepter le fait mystique, il lui adressa un beau texte cette même année108, où il décrivait son oraison :
Dès que j’entre en oraison, bien que j’en aie préparé le sujet, c’est comme si Dieu, plutôt, avait Lui-même préparé ce qu’Il devait présenter à mon âme (« mens ») : une vérité s’offre tout de suite (telle que : Dieu doit être aimé. Dieu nous aime. Dieu s’est incarné, il est glorieux devant Dieu de souffrir persécutions et afflictions pour le Christ, etc.), avec une telle lumière et comblant tellement mon esprit (« intellectus ») qu’il y trouve un total repos, qu’il est capté par cette vue et que, tenu en suspens par une vérité dont la clarté s’impose, il y adhère sans aucun raisonnement. En même temps, la volonté s’enflamme en une douce adhésion à Dieu, non pas sans doute avec le repos continu que connaît l’esprit, mais parfois avec une complaisance très simple dans un objet dont l’amour et l’attrait ravissent avec tant de douceur et de facilité que cette inclination semble innée et non venue de Lui.
Il est clair en effet qu’il est passé de la méditation ignacienne à la contemplation : il a préparé son oraison selon les principes ignaciens de méditation sur un thème, mais une lumière d’origine non humaine s’impose à lui qui supplante tout exercice mental. Avec humour, Surin comparera d’ailleurs les adeptes de la méditation ignacienne à des animaux attachés à un pieu, qui ne peuvent aller que jusqu’où leur corde se peut étendre et qui, après, ne font que tournoyer avec ennui ! Étant passé au-delà, Cluniac voulait faire admettre ce qui pour lui était un fait d’expérience intérieure. Il tentait aussi de convaincre Vitelleschi que l’oraison peut inonder la vie quotidienne, qu’elle a des effets visibles et bénéfiques, et qu’elle n’éloigne pas de l’action :
Dans l’oraison même, je peux rarement m’appliquer aux occasions de vertus que présente, d’une façon plus déterminée, la pratique quotidienne. Pourtant, lorsque, hors du temps de l’oraison, je m’examine à ce sujet, je ressens un très grand courage à entreprendre les choses les plus ardues, et l’expérience même témoigne que l’oraison seule est plus que tout le reste une source d’amélioration dans mes façons d’agir. De plus, cette grâce d’oraison ne se prolonge pas seulement pendant tout le temps destiné à la prière, elle s’étend à d’autres moments avec plus ou moins d’intensité, de sorte qu’elle est en moi presque perpétuelle et que l’attention et l’amour pour Dieu présent ne cessent presque pas. Cette occupation et attraction intérieure de l’âme (« mens ») me détournent si peu des travaux internes ou externes qu’elles augmentent plutôt à proportion de mon application aux études ou à d’autres choses.
Ce fut en vain et il finit par quitter la Compagnie en 1642.
Jean de Seurin, issu du milieu parlementaire bordelais, entra à seize ans dans ce noviciat jésuite de Bordeaux qui bouillonnait d’aspiration mystique. Il fut envoyé à Rouen pour une troisième année de probation : il y rencontra le père Lallemant et fut le condisciple de Rigoleuc.
Son destin fut très particulier. Après avoir été prédicateur à Bordeaux et en Saintonge à partir de 1630, il fut envoyé à Loudun dans le Poitou, dont le curé venait d’être brûlé vif comme « sorcier », pour exorciser la communauté des ursulines « possédées » par le démon. Il délivra en effet la prieure Jeanne des Anges, mais l’angoisse qui l’accompagnait depuis son enfance l’engloutit et il succomba à la maladie mentale. Vingt années durant (1637-1657), se croyant damné, il resta quasi paralysé, le plus souvent incapable d’écrire et de marcher, retenu dans une petite chambre d’infirmerie du collège où il avait été élève.
Convalescent, il entretint une intense correspondance et écrivit alors la plupart de ses grandes œuvres109. Peu à peu, il reprit ses ministères en Aquitaine, surtout pendant les trois dernières années de sa vie.
Le gros problème de Surin est sa pathologie, que notre époque férue de psychanalyse a expertisée avec gourmandise, en sous-entendant que la mystique en général est aussi une pathologie. Surin est intéressant parce qu’il combine les deux niveaux : sa maladie mentale est évidente et a explosé au contact des hystériques de Loudun. Mais la réalité mystique était là qui attendait dans la profondeur et a fini par supplanter tout le reste, une fois le plan psychologique calmé par l’abandon au divin. Ses beaux poèmes en sont témoins.
Michel de Certeau qui l’a étudié avec l’outil psychanalytique, explique son angoisse par une mère ne lui a pas « permis d’exister »110, puis par une pression familiale et sociale qui n’a cessé de l’étouffer. Il se réfère au beau récit que Surin fait à Jeanne des Anges d’un souvenir d’enfance qui se situe pendant la peste de Bordeaux (1608) :
[je fus envoyé] “en une maison aux champs, près de la ville, en un très beau lieu, en la plus belle saison de l’année, et laissé seul avec une gouvernante qui n’avait soin que de me procurer tout plaisir ; et chaque jour, j’étais visité par mes proches qui, les uns après les autres, me venaient voir et m’apportaient des présents. Toute ma journée s’employait à jouer et à me promener, sans avoir crainte de personne. Après cette quarantaine, on me mit à apprendre les lettres et mon mauvais temps commença.”
M. de Certeau explique :
“ Depuis l’âge de huit ans” jusqu’à la soixante-troisième année, Surin “n’a jamais possédé” une pareille “liberté”. Le “beau lieu” où paysage et visages organisent un univers de sympathies n’est qu’un paradis solitaire, brève parenthèse dans une vie oppressée par la “crainte” au milieu des hommes. L’image d’un “ailleurs” trouant le tissu continu de l’angoisse manifeste une secrète déchirure.”
Mais au milieu de cet étouffement, Surin a fait une rencontre capitale à la fin de ses études au collège : « les jours de congé, j’allais quelquefois voir la Mère Isabelle des Anges, qui était la Mère prieure et qui avait fait la fondation. »
Nous avons déjà rencontré cette supérieure remarquable111 venue en France avec Anne de Jésus, et seule Espagnole à être restée en France tant était inébranlable sa volonté de maintenir intact l’esprit du Carmel112. C’est ainsi que, tout jeune, il fut initié à la mystique carmélitaine, comme il le rappelle à une prieure dans ce superbe éloge du Carmel :
Il me semble que ses exemples et ses paroles opéraient un effet de grâce précieux, imprimant dans les cœurs la vivacité de la foi, les élevant aux choses éternelles et retirant des affections de l’être présent, en sorte que rien de temporel, sous quelque prétexte que ce fût, ne tirât l’âme de l’unique décharge en Dieu et du repos dans le sein de sa providence. Si bien que cette âme demeure toujours arrêtée et accoisée en lui, capable de vaquer librement et totalement à lui, en sorte qu’étant aussi libre pour lui, elle puisse se plonger et abîmer toute en lui.
C’est en ce plongement qu’est le bien des véritables carmélites, et en un profond éloignement en Dieu, hors l’hémisphère de cette vie, ne se souvenant que de vaquer à l’unique affaire que chacun doit avoir de faire un établissement invariable en lui, de tenir de cœur et de pensée affective à lui, ne recevant ni agréant de vie que pour cela, jusqu’à être si uniquement attentive à lui que les applications sincères et rapports à lui soient la totale vie du cœur. Ces rapports ne sont pas par des imaginations ou conceptions, mais par des liens du cœur, aimant véritablement Jésus-Christ …
C’est dans ce cadre qu’il eut sa première expérience mystique :
Dans leur chapelle où il n’y avait personne que moi, je fus attiré à m’asseoir dans un confessionnal ; car quoique je fusse enfant assez peu dévot et peu sage, notre Seigneur pourtant me faisait de grandes grâces. Il m’en fit lors une signalée, car outre ces profonds sentiments de lui et forts unissant à sa bonté, il me fit, cette après-dînée, une déclaration de ses principaux attributs et me les fit savourer 113.
La vieille génération jésuite de Bordeaux était très inquiète de la « nouvelle spiritualité » prônée par les jeunes, dont Surin faisait partie. Il eut à faire face dès 1639 à des accusations à l’intérieur de la Compagnie. La dénonciation suivante114 fut rédigée par un professeur du noviciat, Champeils (1587-1669) :
Articles sur quelques points dont il a paru important d’informer le très révérend père général […] aussi ai-je estimé devoir joindre à cette lettre les enseignements du père, tels qu’il les a donnés et lui-même écrits […]
1. L’âme qui veut progresser en esprit doit s’en remettre à l’opération divine au point de ne pas chercher elle-même à y coopérer, à moins que ce ne soit, tout au plus, par un acquiescement insensible…
4. Elle doit s’en remettre à Dieu au point de se conduire exactement comme un enfant privé de raison, ou comme de petits animaux guidés seulement par l’instinct, ou comme un agonisant absolument incapable d’agir, ou comme une jeune fille qui est parée et ornée par la main d’un autre.
5. Elle doit subir le mouvement intérieur sans faire elle-même d’efforts pour s’y exciter et pour accroître la ferveur, et ne jamais outrepasser l’instinct.
6. Elle ne doit rien demander à Dieu, à moins qu’il ne lui soit auparavant révélé que Dieu même forme et produit en elle une requête.
7. Elle ne doit jamais juger d’après ce qu’elle voit, mais d’après l’instinct intérieur.
8. Dans les désolations, elle ne doit pas recourir aux actes de pénitence ou à d’autres semblables remèdes, mais demeurer dans cet état, sans rien faire pendant tout ce temps […]
11. L’âme qui s’efforce de se soumettre à Dieu doit bannir toute appréhension, et vouloir se libérer non des ennemis, mais de leur crainte.
12. L’âme progresse d’autant plus qu’elle a moins le souci et la pensée de son progrès.
13. L’amour libère l’âme de tout souci, la rend passive en tout et lui retire tout ce qui pourrait lui servir d’appui. […]
20. Les apôtres ont péché quand, par crainte du naufrage, ils ont prié le Christ, car dans la nécessité chacun doit s’en remettre à la volonté divine, sans rien solliciter de Dieu.
Voilà ce qu’il écrivait. Quand il parlait, en chaire ou au cours d’entretiens privés, il détournait de la méditation, des prières vocales et autres semblables pratiques de piété, de sorte que beaucoup de religieuses croyaient devoir s’en abstenir et l’on eut toutes les peines du monde à les guérir de leur erreur. On constate que tous ces enseignements sont bourrés d’erreurs, qu’ils anéantissent tout travail pour la perfection, et qu’ils sont surtout opposés à l’esprit de notre Compagnie…
Cette liste est importante car ces accusations seront reprises à la fin du siècle par les non-mystiques pour accuser les membres du cercle animé par madame Guyon.
Dans les années qui suivirent la délivrance de la mère Jeanne des Anges à Loudun Surin avait basculé dans un état pathologique : comme sa proche aînée Marie des Vallées (1590-1656), il se sentait possédé du démon, donc damné. Le 17 mai 1645, il tenta même de se suicider. Voici comment, remis, il raconte son histoire à la troisième personne115 :
« Il fut logé en une de ces chambres qui sont sur la rivière et qui sont extrêmement élevées, à cause que la maison est bâtie sur un rocher au pied duquel passe la rivière de Garonne. La chambre où il était est l’infirmerie, laquelle est au troisième étage et sur la salle. Il passa quelques jours dans cette maison, dans une désolation aussi grande qu’il n’eût jamais eue en la vie, à cause de la pensée qu’il avait qu’il était déjà condamné et rejeté de Dieu.
Un éclair traverse ces ténèbres :
Je vous dirai que le jour avant ma chute de Saint-Macaire, comme j’étais abîmé dans ces eaux profondes du désespoir, il me vint une parole qui venait de la bouche propre et particulière de la Personne du Saint-Esprit, qui me dit, au milieu de mon trouble, une parole espagnole qui est dans le Cantique de sainte Thérèse, qui est “Esperanza larga”, c’est-à-dire amplitude d’espérance, qui est la chose la plus suave qui puisse jamais venir à l’esprit. Mais, à cause de la misère où j’étais, cela se renferma comme un éclair, et ensuite mes effrois ne furent point diminués.116.
Voici le récit saisissant de sa tentative de suicide. On y perçoit l’impersonnalité propre aux actes de mélancoliques :
Comme son âme était remplie de cette pensée [de la damnation], poursuit le récit de la « Science expérimentale », il eut encore une autre puissante suggestion, qui était de se jeter par la fenêtre de la chambre où il était logé, qui répond à ce rocher sur lequel la maison est bâtie. Il porta cette pensée qui lui venait d’une manière tout à fait affreuse. Il passa toute la nuit à la combattre et, le matin venu [le 17 mai], il alla devant le saint Sacrement à la petite tribune qui est vis-à-vis du grand autel et passa là une partie de la matinée, et, un peu avant le dîner, il se retira dans sa chambre.
« Comme il entra dedans, il vit la fenêtre ouverte. Il fut jusqu’à elle et, ayant considéré le précipice pour lequel il avait eu ce furieux instinct, il se retira au milieu de la chambre, tourné vers la fenêtre. Là, il perdit toute connaissance et soudain, comme s’il eût dormi, sans aucune vue de ce qu’il faisait, il fut élancé par cette fenêtre et jeté à trente pieds loin de la muraille, jusqu’au bord de la rivière, ayant sa robe vêtue, ses pantoufles aux pieds et son bonnet carré en tête. Le dire commun est qu’il tomba sur le rocher et de là bondit jusqu’au bord de la rivière, contre un petit saule qui se trouva entre ses jambes et empêcha qu’il ne tombât dans l’eau. En tombant, il se cassa l’os de la cuisse, tout au haut, proche de la jointure de la hanche 117.
Il restera boiteux toute sa vie.
Enfin, le 12 octobre 1655, la guérison commença118 :
… cela fit une opération de tendresse et d’amour d’une manière si puissante que je ne le saurais exprimer. Après, comme venant d’un profond sommeil, je dis encore : « Est-il bien possible que je sois capable de revenir à Dieu et d’espérer en lui ? » Il me fut répondu en même langage de vie : « En doutes-tu, que cela se puisse ? »
La consolation, dans ce commencement que je viens de dire, était si grande en mon âme que je ne la pouvais contenir ; et comme je marchais par le couloir de l’infirmerie, je tombais tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, en la pensée que j’avais que Dieu me ferait miséricorde. Et ce qui m’accablait, c’est que les paroles que Dieu dit à mon âme étaient si douces et si pénétrantes qu’elles me renversaient tantôt contre une muraille, tantôt contre une autre, et ce qui achevait de m’accabler, c’est que parfois il m’était demandé intérieurement : « Eh bien, Dieu est-il bon ? »
[Ainsi la guérison] « fut un bien comme le jour qui arrive à ceux qui sont dans l’ombre de la nuit […] La noire tristesse qui m’avait saisi ne s’en alla que peu à peu, et la sérénité ne revint dans mon âme que par degrés ».
La guérison définitive n’eut lieu cependant que le 9 juin 1656 par un abandon total à Dieu :
… il me vint pour lors en l’esprit : « Mais pourtant tu es damné », et cela d’un tel ton que l’âme en fut accablée. Et comme cela m’allait réduire en grande angoisse, je sentis un mouvement dans le cœur fort puissant qui me fit résigner à cela si c’était la volonté de Dieu, et je dis ces paroles : « Je le veux si Dieu le veut », et je me jetai le visage contre mon lit, pour me soumettre du tout [totalement] à la divine volonté.
Il me semble que je sentis pour lors en l’esprit comme si un deuxième flot m’eut couvert et englouti, qui mit mon âme en paix […] Et notre Seigneur me fit comprendre, lors, que l’abandon à la divine volonté doit porter l’âme jusque là que, sans tant discerner ni quoi ni comment, d’accepter même, par soumission au divin pouvoir, pour l’éternité, tout ce qu’il lui plairait. Et cela me mit effectivement en telle paix que jamais plus le désespoir n’a pu dominer en mon intérieur […] quoiqu’il ne laisse, de temps en temps, de friser mes terres et faire encore des efforts pour attaquer mes bastions, jamais pourtant je n’ai, depuis ce jour-là, senti aucune impression pénétrante de ce cruel ennemi du genre humain…119.
Il put reprendre son ministère tout en entretenant une intense correspondance. Il écrivit aussi ses grandes oeuvres où il déversa en quelques années tout ce qu’il n’avait pas pu écrire du fait de la maladie. On mesurera en le lisant combien poignant fut le destin de cet être trop sensible, à la structure trop fragile, et qui perdit vingt ans à cause de la maladie mentale. Ces trop brefs extraits montreront, nous l’espérons, une intelligence d’une clarté supérieure, un talent poétique certain et une grande profondeur d’expérience.
Il opposait les mystiques avec ceux qui se contentent « de bons discours en leurs oraisons » 120 comme le préconisaient les professeurs qui l’ont tant fait souffrir :
Car souvent, pour le regard de Dieu, ils sont très peu instruits, quoiqu’ils soient très grands docteurs, parce que l’école de Jésus-Christ est, comme dit saint Ignace, une école d’affection. Ceux-là donc ont besoin de raisonner, sur les pratiques spirituelles ; et, si on les prive du discours, on les met incontinent à sec, à cause de l’habitude qu’ils ont à raisonner, et du peu qu’ils en ont à aimer et à goûter.
La vraie raison de cela est que ces gens, quoiqu’ils ne s’en aperçoivent pas, n’ont point donné leur volonté totalement à Dieu, ni, ne recherchant pas Dieu en tout et se contentant des idées communes, n’entrent pas bien avant en celles de la totale abnégation de leur intérêt, ne sachant pas même humilier leur entendement en agissant avec Dieu. Souvent ces personnes, parce qu’ils s’adonnent fort par leur profession, qui est sainte et apostolique, à l’aide du prochain, ne gardant pas le dégagement qu’il faut dans les choses extérieures [p.83 du ms.] et basses, ni n’y cherchant pas assez purement Dieu, il arrive que leur vie n’est qu’un mélange de bonnes choses et de conduites imparfaites. Ainsi, insensiblement, ils se trouvent éloignés de Dieu et sont [102] plongés dans le goût des objets créés, et, dans cet état, se sentent dans leur oraison un peu loin de Dieu. Ils ont besoin de tirer l’aviron pour approcher de Lui, ce qu’ils font par les discours et considérations. Et comme l’autre sorte d’oraison qui est affective leur est inutile, ils prêchent leur manière d’oraison et la louent grandement, tenant l’autre comme une chimère. Et comme ils ont pris cette habitude dans leur jeunesse, et dans leur plus grand âge ils suivent toujours cette méthode, et disent que c’est la meilleure. Et, véritablement, ils ont quelque raison, car il faut proportionner chaque chose à son sujet, aussi bien qu’à son principe.
Toutefois, ceux qui tiennent une autre méthode et qui cherchent Dieu en tout, non seulement en faisant les actions de son service, mais les faisant pour lui, n’envisageant que lui et ne souffrant d’autre motif que sa gloire, ont un sujet bien différent en leur dévotion ; car ceux-là deviennent entièrement spirituels et sont en chemin évident de se faire saints. Voilà pourquoi, n’ayant pas besoin d’avirons pour aller à Dieu, ni de grands discours pour le sentir, mais trouvant qu’ils sont vraiment en lui avec peu d’effort, leur oraison est de le goûter et de s’unir à lui, et, dans ce goût, croître en sa connaissance et en son amour.
Reprenant l’image de la montagne, Surin décrit les divers accès possibles à son sommet : « par le dehors », ou par le dedans, voie « des degrés obscurs », qui fut la sienne :
Ceux qui sont en bas, ayant ouï parler des merveilles qui sont au haut de la montagne, font résolution d’y aller et entreprennent d’y monter avec grand courage. Dans la montée il y a beaucoup de peine, à cause de la raideur et parce que souvent il n’y a que des sentiers étroits, difficiles à tenir et peu frayés. Il y a, outre cela, des bêtes sauvages, des précipices, des grands déserts arides avec une grande pauvreté et misère. En quelque endroit de cette montagne on trouve une grotte en laquelle, quand on entre, on trouve des degrés obscurs qui, par dedans la terre et par des voies obscures et occultes, donnent passage pour aller en haut, trouvant de temps en temps des soupiraux et des ouvertures par lesquelles on reçoit le jour pour voir où l’on est. Mais, communément, ces conduits sont fort ténébreux et, montant toujours par des voies secrètes, vont aboutir au haut de la montagne, jusqu’au beau jour qui est au sommet. [111]
Ceux qui ne passent pas ces degrés [p. 90 du ms.] obscurs et ténébreux vont par le dehors et trouvent tantôt des voleurs et mille traverses périlleuses. Enfin, aucun n’y va qu’en souffrant beaucoup ; mais c’est toujours avec une espérance certaine de parvenir à de grands biens.
De même, ceux qui s’adonnent à la vie spirituelle, abandonnent la campagne de ce monde inconstant et voluptueux, et s’en vont jusqu’au pied de la montagne, et puis s’engagent à monter, sans s’étonner de la raideur et du peu de douceur que l’on trouve par les chemins. Il y a peu de retraites agréables, beaucoup de souffrances et de mauvais chemins. Quelques-uns arrivent à cette caverne où il y a des conduits souterrains et des degrés obscurs, qui sont les peines intérieures où l’homme souffre ce que personne ne sait, que ceux qui l’ont éprouvé ; ou bien ils vont, par les peines [112] extérieures et travaux qui sont les maladies, les persécutions des hommes et les traverses que la Providence divine permet qui leur arrivent. Enfin, les uns et les autres, après de grands travaux et de longs exercices de vertus, arrivent au haut de la montagne, et trouvent là des biens et des richesses …
Son Guide Spirituel invoque Catherine de Gênes, Constantin de Barbanson, Jean de Saint-Samson, Thérèse d’Avila. Fort d’une grande culture, il définit avec précision les différents degrés d’oraison, mais son expérience profonde lui permet de tout simplifier121 :
Qu’est-ce que l’oraison de quiétude et silence ? C’est un repos que l’âme prend en la pensée de Dieu sans opérer beaucoup par son propre effort. Nous l’appelons le premier degré de la contemplation parce qu’il n’y a rien de cela, mis dans l’ordre de l’oraison, qui passe la grâce commune. Il est vrai que ceux qui traitent des degrés de l’oraison les multiplient fort. […] On lui donne quatre noms différents : le premier est l’oraison de présence à Dieu ; le second, de recueillement ; le troisième, de quiétude, et le quatrième, de silence. Entre ces quatre choses, il y a quelque différence, mais non pas si grande qu’on en puisse faire des degrés à part. L’oraison de la présence de Dieu n’est pas une simple représentation que le chrétien peut faire en soi-même d’avoir Dieu présent ; c’est un don très relevé par lequel l’âme sent manifestement en soi la présence divine ou celle de notre Seigneur Jésus Christ, ce qui l’élève beaucoup au-dessus de ses forces naturelles. L’oraison de recueillement est quand l’âme, ensuite ou au moyen de [284] cette présence, se trouve ramassée en son intérieur et séparée de toutes choses créées pour être attentive à Dieu. Celle de quiétude est quand cela est accompagné d’un goût très suave qui lui fait savourer la douceur divine, comme celui qu’aurait un enfant à sucer le lait de sa mère […] Le silence est quand l’âme, par cette opération, est contrainte de cesser en la sienne propre et d’écouter Dieu, demeurant accoisée [apaisée] sans s’émouvoir en rien. Or nous trouvons que toutes ces quatre choses viennent quasi à une. Il faut seulement remarquer la différence qu’il y a entre quiétude et silence ; et c’est que la quiétude est avec goût et saveur, le silence est parfois avec très grande aridité. Ainsi, c’est la même sorte d’oraison parce que le principal point de ce degré est que l’âme demeure tranquille, sans beaucoup opérer de soi-même.
Surin aborde le sujet de la suspension des sens qui exclut toute compréhension et tout souvenir : cette « vacance » pose souvent problème aux mystiques comme à leurs examinateurs. Ce texte demeure une tentative rare de répondre au doute de son entourage immédiat, peu préparé par la Compagnie à comprendre le vécu mystique, et dont on imagine le scepticisme renforcé par l’évidence de sa maladie. L’absence d’action de l’âme sera le grand problème soulevé à la fin du siècle contre les mystiques :
Est-il vrai que l’âme, en cette sorte d’oraison, puisse être dite demeurer sans opération ? Sur le sujet de cette question, il y a grand différend entre plusieurs docteurs et les mystiques auxquels on trouve à redire parce qu’ils disent franchement qu’en telles contemplations l’âme n’agit point, mais que Dieu opère en elle ; les autres se fâchent de cela, disant qu’il ne se peut que l’âme soit sans opération, c’est-à-dire sans connaissance et sans affection. Pour les accorder, nous dirons que l’âme, à la vérité, a grande connaissance et grande affection, mais qu’elle ne l’a pas par son action propre ou par son effort, mais qu’elle la reçoit de Dieu. […]
Qu’est-ce que l’extase ? C’est une défaillance du cœur assailli de l’amour, qui fait cesser les opérations des sens afin que l’âme vaque aux impressions de ce même amour. Cela se fait lorsque l’âme reçoit quelque effet puissant du divin amour duquel le cœur demeure faible, et ne peut fournir aux fonctions des sens qui demeurent interdits pendant que l’âme vaque à ce qui lui est communiqué de la part de Dieu. Cette opération aussi bien que la suivante qui est le ravissement, dont nous [291] parlerons par après, ne font point un degré différent de contemplation, mais se rapportent à l’oraison d’union, encore bien que, parfois, pendant l’extase, l’imagination demeure troublée parce que le grand effet s’en va au cœur et moins aux parties supérieures de l’âme comme pourrait être l’intelligence laquelle, quand elle est fortement arrêtée, emmène après soi tout le reste. Ce qui est ici de plus notable, c’est que l’âme est interdite en ses sentiments.
Les examinateurs de la mystique donnent ici une grande attaque […] parce que, disent-ils, cela serait contre l’intention de Dieu, lequel a donné la vie à l’homme pour opérer et mériter, et que, dans l’extase, l’homme n’étant pas à soi, il ne peut rien mériter 122. Ce sont des raisons prises du sentiment humain, comme si les noces de Dieu étaient faites comme les nôtres. On pourrait dire de même que le sommeil que Dieu a donné aux hommes est contre son intention, parce qu’il a donné la vie aux hommes pour opérer et que toutefois, pendant le sommeil, les opérations cessent ; mais on peut répondre à cela que le sommeil n’est pas inutile parce que, encore que, tandis qu’il dure, l’homme cesse d’opérer, néanmoins il prend des forces pour agir plus vigoureusement par après. En même façon, dans les opérations surnaturelles, quand bien l’âme demeurerait interdite pour un temps, cela n’empêcherait pas le dessein de Dieu qui est de faire agir l’âme parfaitement, à cause qu’elle peut prendre là des forces pour cet effet.
Surin parle des peines de la purification :
Ce travail, quoiqu’il semble n’être qu’en imagination, est néanmoins fort terrible et vient des autres peines que nous avons dites, qui fait qu’elle est réduite à l’étroit. Comme le serpent quand il se dépouille de sa peau, qui se met entre deux pierres, ainsi l’âme, pour être renouvelée, est obligée de passer par un chemin si étroit. À cause des choses qui y sont traitées et de cette censure, nous avons dit qu’elle ne sait comment vivre et les moindres choses l’accablent. Cependant il faut qu’elle vaque à tous ses devoirs : si c’est un prédicateur, il faut qu’il prêche, et enfin, de quelque condition qu’il soit, il faut qu’il vaque aux devoirs de son état ; ou si c’est une mère de famille, il faut qu’elle pourvoie à ses enfants, qu’elle soutienne la charge de toute une maison, des procès qui surviennent, et fournisse à tout ce qu’il faut, sans avoir égard à ses peines. D’où vient que cet exercice est très grand et cela tient lieu de purgatoire. [301]
Dieu met l’âme dans « l’avant-goût de la gloire future » :
[315] Quels sont les biens que l’homme reçoit en cet état ? On les peut réduire à trois chefs. Le premier est un plongement de l’âme dans l’essence divine, qui est une union de son fond, c’est-à-dire de l’origine de toutes ses opérations, de son centre et de son être plus intime avec Dieu […] Tout ainsi que les personnes qui sont mariées ensemble n’ont point besoin d’étude ni de réflexion pour s’entretenir et vivre avec mutuelle affection, mais ils éprouvent comme une douce loi qui, à la rencontre et aux occasions, leur prescrit cette même affection ; de même l’âme, en suite et par la vertu de cet état de mariage avec Dieu, se trouve liée à lui et attirée à l’aimer. […]
Or cet état fondamental dit trois choses. Premièrement, une lumière perpétuelle dans l’âme, qui la fait marcher en plein jour avec une disposition de connaître aux occasions ce qui est pour son besoin et pour celui d’autrui : « Ut filii lucis ambulate [Éph. 5, 8 : « Marchez en fils de lumière. »]. La seconde chose est un goût perpétuel de Dieu, fort doux et universel, à la façon qu’un poisson dans la mer ne perd jamais le goût de la mer. Parfois, cette âme est plongée dans cet océan du divin amour ; elle savoure comme ferait un homme s’il avait tout son corps disposé et imbu [rempli, pénétré] de la même faculté que la langue pour goûter, et qui serait trempé par moments dans un océan de lait et de sucre. La troisième chose propre à cet état est une perpétuelle et très douce pente à tout bien et à ce qui regarde Dieu et son service, et cette pente vient de la loi très suave dont nous avons parlé [Guide spirituel, VI, 3], gravée au fond de l’homme, c’est-à-dire en sa plus intime faculté d’opérer, vouloir et aimer. […] Ainsi que nous avons dit au commencement, que celui qui s’est marié ne se considère plus comme seul, mais comme attaché à une personne inséparablement, ainsi de même l’âme ne peut rien entreprendre sans lui, ni ne former aucun dessein sans qu’il y consente. Si elle est en peine, il la conseille ; si elle est en doute, il l’éclaire ; si elle est seule, il lui sert d’entretien.
On le voit orienter ses correspondantes vers l’immensité divine et l’abandon qui apporte la joie :
Elle doit regarder Dieu comme une immensité d’être qui n’a point de bornes et, suivant cette idée, quelque bien qui se présente, étendant sa vue infiniment au-delà, elle dira en elle-même : « Dieu est cela et infiniment davantage. » Ainsi elle ne se bornera jamais et, ne se restreignant d’elle-même à rien en particulier, elle jouira de toute la liberté dont un cœur est capable. Cet espace sans limites, cette immensité d’être qui est Dieu sera sa demeure, son élément et son fonds. Elle n’en pourra sortir et tâchera d’asseoir tous ses projets, toutes ses entreprises, tous ses désirs, tous ses biens sur ce fonds solide et immuable123.
Vous dites que vous vous sentez deux dispositions bien différentes, l’une paisible au fond de votre intérieur, et l’autre active dans vos puissances. […] Vous devez donc sérieusement vous appliquer à diminuer et affaiblir vos efforts et activité naturelle, par laquelle vous prenez en vous-même un petit contentement et une petite satisfaction, croyant que ce travail contente Dieu. Il n’en est pas si content que vous croyez, ma chère fille, et, quoique vos diligences lui plaisent, il se plaît encore davantage que nous l’écoutions et le laissions faire. Il semble qu’il n’y ait rien de si aisé à faire, mais pourtant je trouve fort peu de gens qui l’entendent, et j’en vois plusieurs qui se repaissent des sentiments auxquels ils ont contribué et les préfèrent à cette délicate paix qui est au fond du cœur, parce qu’elle est moins sensible, mais beaucoup plus efficace. Si vous vous défaites de vos empressements, votre extérieur sera libre ; vous ne paraîtrez plus gênée et angoissée comme vous êtes […] Mettez, je vous prie, votre cœur au large et tâchez d’aller à Dieu par le chemin de l’amour124.
Dans une autre lettre, il conseille le contraire de ce qu’il a vécu, à savoir la gaieté et l’absence de tension :
Et tout cela doit être sans gêne ni torture d’esprit, car Dieu veut les âmes gaies et au large, et non pas rampantes dans les créatures et la faiblesse des sens. Il faut toujours avoir un respir vers le ciel et, par une foi vive, prendre souvent l’air de l’autre monde et ne participer à celui d’ici-bas que par humilité, charité, condescendance aux petits et aux affligés. Il ne faut être ni abattue, ni triste, ni égarée, l’âme doit être gaie, tranquille et fervente. Je tiens heureuses, ma chère sœur, celles qui ont Dieu présent en leur intérieur et qui ne perdent jamais le doux sentiment de sa grâce : cela maintient l’âme en joie et dans son devoir.
Cette disposition s’acquiert en peu de temps quand le cœur est dégagé. Nous avons quantité de petits desseins et de petites appréhensions qui arrêtent notre âme et l’empêchent de voler vers Dieu. Quand une personne aime qu’on la méprise et ne désire au fond de son âme que d’entrer en familiarité avec Dieu, elle trouve bientôt la paix et, le cabinet intérieur étant ouvert, elle y trouve bientôt sa retraite assurée et son entretien avec l’Époux. Et si la grâce sensible lui manque, elle s’estimera heureuse de travailler à froid, se fortifiant par l’oraison, et sera en toutes choses veillantes sur son cœur, attisant toujours son petit feu, soufflant toujours dessus pour tâcher de le faire plus grand, jusqu’à ce qu’enfin elle gagne la miséricorde de Dieu et obtienne que la flamme du ciel vienne enflammer le bois qu’elle aura préparé 125.
Enfin s’avance la paix qui illumine les dernières années. Il la décrit dans les Questions importantes de la vie spirituelle, le dernier texte qu’il écrit un an avant sa mort en 1664. Dans un texte d’une poésie singulièrement prégnante, Surin évoque exactement les grandes marées d’équinoxe par temps calme : pas un souffle de vent, mais sur la grève, à perte de vue, la mer montant comme une masse animée, roulant et brassant elle-même ses eaux, les alignant en longues lames parallèles et les faisant une à une déferler, avec un rythme d’une puissance et d’une majesté souveraine. On trouverait difficilement, croyons-nous, dans toute la littérature du XVIIe siècle, une page où le sentiment de la mer s’affirme à ce point. Surin a été de 1631 à 1634 à Marennes et il avait emporté de la mer une impression inoubliable :
Quand Dieu a fait passer l’âme par les travaux ou par les passages ténébreux de la montagne, et qu’il commence à lui faire voir la lumière de cette région sublime de son amour, il fait écouler sur elle une paix abondante comme un grand fleuve. Ce sont des torrents de paix. Non seulement c’est un calme qui ressemble à la bonace [calme de la mer après un orage] de la mer, ou au cours tranquille des grands fleuves, mais cette paix et ce repos divin viennent dedans comme des torrents qui l’inondent, et l’âme sent vraiment, après les tempêtes passées, comme des inondations de [116] paix ; et le goût du repos divin non seulement entre dans l’âme et s’en saisit, mais la vient assaillir en la façon de quantité d’eaux. […]
Cette paix entrante fait ce qui ne [117] lui est pas propre, qui est des impétuosités très grandes, et il n’appartient qu’à la paix de Dieu de faire cela. C’est elle seule qui peut marcher en cet équipage, comme le bruit de la mer qui vient, non pour ravager la terre, mais pour remplir l’espace du lit que Dieu lui a donné. Cette mer vient comme farouche avec rugissement quoiqu’elle soit tranquille ; l’abondance des eaux fait seule ce bruit et non pas leur fureur, car ce ne sont pas les eaux [p.96 du ms.] agitées par la tempête, mais par les eaux, dans leur plus naturel calme, lorsqu’il n’y a pas un souffle de vent. La mer en sa plénitude vient visiter la terre, et baiser les bords que Dieu lui a donnés pour limite. Cette mer vient en majesté et en magnificence. Ainsi vient la paix dans l’âme, quand la grandeur de la paix la vient visiter après les souffrances, sans qu’il y ait un seul souffle de vent qui puisse faire sur elle une ride. Cette divine paix, portant avec soi les biens de Dieu et les richesses de son royaume, elle a aussi ses [118] avant-coureurs, qui sont les alcyons et les oiseaux qui marquent sa venue : ce sont les visites des anges qui la précèdent. Elle vient comme un élément de l’autre vie, avec un son de l’harmonie céleste et avec une telle raideur, que l’âme même en est toute renversée, non par aucune opposition à son bien, mais par abondance.
Il décrit la vie en unité avec Dieu :
Dieu s’étant uni à l’homme en suite de l’exercice que nous avons proposé de le chercher en tout, il s’empare aussi des puissances intérieures qui sont l’entendement et la volonté. La lumière surnaturelle remplissant l’entendement, il se fait, à l’occasion des objets qui se présentent et à leur rencontre, un écoulement perpétuel de la lumière et de la vérité en l’homme, par lequel Dieu rayonne dans l’âme par ses rayons sereins et répond aux pensées de l’âme, l’éclaircissant secrètement et l’instruisant des vérités. Cela touchant aussi le cœur, par la [147] chaleur de l’amour l’âme [p.121 du ms.] est excitée, avec Dieu, et à s’adresser à lui. Quand l’âme parle à Dieu, jamais Dieu ne manque de faire sa réponse, et la vertu divine opère alors dans l’âme, je dis quand l’âme est déjà unie à Dieu et assujettie à sa lumière. Et, pour avoir le commencement de cette communication, il n’est pas nécessaire que l’âme soit parfaite. Dieu souvent fait cela aux âmes dès qu’elles entrent dans la lumière surnaturelle, quoiqu’il y ait en elles un grand mélange de ténèbres. Et cette réponse divine se fait si subtilement que souvent, l’âme ne l’aperçoit pas. […]
Car vraiment la vie intérieure de l’âme consiste en ce commerce continuel que l’âme a avec Dieu, Dieu lui parlant sans cesse. Et quoique ceci semble incroyable à ceux qui n’y sont pas habitués, parce qu’ils ne seront peut-être pas engagés si avant avec Dieu, il est pourtant très véritable qu’il s’établit une perpétuelle communication vitale entre Dieu et l’âme, Dieu répondant à toutes les pensées de l’âme ; selon qu’elle connaît sensiblement la parole de son Dieu qui, au fond, est son inspiration, et quelquefois même paroles distinctes : et l’âme sent que Dieu lui parle ; sans aucune prononciation, ni vocale, ni verbale distincte : néanmoins elle sent que c’est la Parole de Dieu qui lui étale sa doctrine.
À cette lumière s’ajoute l’amour, car Dieu, parlant à l’âme, l’enflamme et même la caresse, comme deux amoureux qui se parlent […] Enfin, le fruit dont je prétends parler ici est [150] que, quand l’âme a tenu longtemps cette pratique et que Dieu lui a donné son amour, il se fait un perpétuel commerce et une communication qui n’est jamais interrompue, comme d’ami à ami, sans aucun bandement, sans aucune charge, avec une grande amplitude et soulagement de l’âme ; et même, si elle interrompait tant soit peu, l’âme semblerait perdre la vie et trouverait une diminution comme de sa propre vie.
Et voici en conclusion trois beaux poèmes qui expriment la libération finale126 :
III. Du délaissement de toutes choses pour vivre plus parfaitement.
Je n’ai plus rien à prétendre,
Plus d’amis à rechercher,
Plus de causes à défendre,
Plus de desseins à cacher :
Je ne saurais plus rien craindre,
Rien déguiser ni rien feindre ;
Après avoir tout quitté,
J’ai trouvé ma liberté.
Aussitôt qu’à cette perte
Mon esprit s’est préparé,
Ma poitrine s’est ouverte,
Et Dieu s’en est emparé :
Sus, monde, quittons la place,
Rien que Dieu, rien que la grâce.
Après avoir tout quitté,
J’ai trouvé ma liberté.
V. De l'abandon intérieur, pour se disposer à la perfection de l'Amour divin.
Je veux aller courir parmy le monde,
Où je vivray comme un enfant perdu,
J'ay pris l'humeur d'une âme vagabonde
Après avoir tout mon bien dépendu.
Ce m'est tout un que je vive ou je meure,
Il me suffit que l'Amour me demeure.
Déchu d'honneur, d'amis et de finance,
Amour je suis reduit à ta mercy,
Je ne puis plus mettre mon espérance,
Qu'au seul plaisir d'être à toy sans soucy.
Ce m'est tout un que je vive ou je meure,
Il me suffit que l'Amour me demeure.
Pauvre, content, j'iray chercher fortune
Par un chemin que je n'ay jamais su,
J'ay pour logis la campagne commune,
Où je seray toujours le bien reçu.
Ce m'est tout un que je vive ou je meure,
I1 me suffit que l'Amour me demeure.
Allons, Amour, allons à l'aventure
Avecque toy je n'appréhende rien,
Quelque travail que souffre la nature,
Te possédant, je seray toujours bien.
Ce m'est tout un que je vive ou je meure,
Il me suffit que l'Amour me demeure. (38-39)
XIV. Le Renouvellement.
Amour rompant toutes les portes
Qui font obstacle à ses desseins,
Et les murailles les plus fortes
Qui bornent ses désirs plus saints,
Enfin est entré dans mon âme,
Pour la réchauffer de sa flamme.
Après nous avoir donné Maître Eckhart et Tauler, l’ordre des frères prêcheurs ne semble pas avoir eu au XVIIe siècle de figures mystiques comparables aux jésuites Surin et Lallemant. Cependant, deux figures de valeur se détachent :
Il naquit à Clermont de l’Oise. Sa vie « simple et cachée » se déroula à Paris. Il publia une traduction des Institutions Taulériennes et, en 1647, La Croix de Jésus, où il insère sa traduction de la Théologie mystique de Denys l’Aréopagite.
« Il donne raison de l’union mystique par la rencontre en l’âme de deux amours aussi exigeants ; l’un qui vient de l’âme et par lequel elle s’efforce de se perdre en Dieu, l’autre qui vient de Dieu et par lequel il cherche à se répandre dans l’âme. Lorsque le premier de ces amours, ou amour actif, vient à expirer et à céder la place à l’autre amour, ou amour passif […] alors se produit l’union transformante […] Le “dernier effet” des désolations intérieures est une perfection de l’amour même. L’amour d’action meurt pour tout de bon au bénéfice de l’amour de quiétude. Assertion et doctrine qui durent éveiller les soupçons des adversaires du quiétisme127 ».
Il témoigne de sa joie devant l’omniprésence divine :
« Dieu est partout, de telle manière qu’il ne possède pas plus de bonté et plus de beauté, pas plus de liberté et plus de pouvoir, plus de joies et plus de perfections en tout le monde ensemble, que dans le plus petit grain de sable ou la moindre goutte d’eau de la mer […] Il est partout et en chaque partie de ce tout…128
Provençal, il enseigna à Marseille où il a vraisemblablement croisé François Malaval129 et le capucin Alexandrin de la Ciotat. Puis il fut appelé à Paris à partir de 1676. Il fit des conférences à l’abbaye royale de Maubuisson, prêcha des retraites chez les annonciades de sainte Eutrope près d’Arpajon. Prédicateur connu, on se pressait pour l’entendre. Il fut le confesseur de nombreux supérieurs et supérieures de Paris.
Il a certainement lu la traduction que Chardon a publiée en 1681 des Institutions de Tauler. Il fait rarement des confidences, mais semble avoir été initié à l’oraison par un prêtre dont l’austérité le marqua à jamais :
Une personne que je connais, mais personne également expérimentée et éclairée dans les voies intérieures du pur amour et de la croix. Quand on lui demandait ce que c’était que d’être la joie de Dieu en ce monde, et comment et par quel moyen on pourrait parvenir à ce divin état ; c’est, répondit ce directeur expérimenté, c’est être sans joie, vivre sans joie, et mourir sans joie. Car c’est alors que Dieu goûte et savoure l’âme, ainsi qu’un pain selon son goût, ne trouvant rien dans l’âme où elle se contente, ni par conséquent où il ne puisse se contenter. C’est alors que l’âme est à Dieu, comme on dit, un « pain cuit », où il n’y a plus rien à cuire et à consumer, puisqu’il n’y a joie aucune à purifier 130.
Celui que Brémond appelle “le maître du pur amour” publia huit opuscules, dont les principaux : L’Etat du pur amour en 1676, La Clef du pur amour, ou la manière et le secret pour aimer Dieu en souffrant et pour toujours aimer en toujours souffrant en 1680. Il y expose une doctrine du pur amour par acquiescement de la volonté individuelle à la volonté divine, conduisant à l’abandon. Il considérait ce « laisser-faire » comme l’activité d’un libre vouloir qui tend vers l’abandon total : Tout devient bois au feu du Pur Amour, quand tout est pris et accepté en vue du bon plaisir de Dieu.
Il ne publia plus rien après 1685, date de l’arrestation de Molinos mais vécut encore vingt-quatre années sans être inquiété, car il avait pris la précaution d’élaborer (nous explique son éditeur), « une sorte de néo-quiétisme » par son insistance sur l’activité d’un libre vouloir.
Il avait une grande réputation de sainteté. “Ses journées se passaient dans la plus grande activité […] princes et petites gens du quartier trouvaient près de lui le même bienveillant accueil”131. Mais ensuite on sait qu’après l’office de nuit, il demeurait en oraison durant une heure.
Il reconnut un frère d’oraison en la personne du capucin Alexandrin de la Ciotat132, dont Le Parfait dénuement de l’âme contemplative suscita son enthousiasme. Il en résume le thème dans son Approbation :
… savoir que, dans l’oraison des parfaits, et parmi les contemplatifs, on contemple et qu’on peut contempler sans formes, [ni] images ; que la contemplation n’en est pas moins lumineuse, pour ne rien apercevoir de distinct ; que l’oraison n’est jamais plus sublime que quand on pense à Dieu et qu’on le connaît, sans penser qu’on y pense, et sans pouvoir comprendre ni exprimer ce qu’on connaît, et qu’on est jamais moins oisif dans l’oraison, ni l’oraison jamais plus fructueuse, ni plus sanctifiante, que quand on cesse de faire et d’opérer, pour laisser agir Dieu et opérer ce qu’il lui plaît et en la manière qu’il lui plaît.
Voici quelques extraits de son premier ouvrage, De L’État du Pur Amour ou Conduite pour bientôt arriver à la Perfection par le seul Fiat dit et réitéré en toute sorte d’occasions133 :
[Préface :] […] il n’est rien de plus vrai que le grand moyen pour avancer bientôt et voir enfin quelque fin dans cet ouvrage de notre perfection, que le grand moyen, et peut-être bien l’unique, c’est le moyen sans moyen ; c’est-à-dire se défier de tous les moyens créés qu’on peut avoir tentés, et qu’on pourrait encore prendre; faire véritablement des réflexions, des résolutions et des actes, mais se désapproprier de tout l’appui secret qu’on pouvait y avoir, pour ne nous confier et ne vous appuyer qu’en vous seul, ô grand Dieu, qu’en votre seule force, et qu’en votre grâce, qui ne manquera de faire et d’achever dans nous, avec nous et par nous, tout ce qu’il y aura à faire […]
Chapitre V. De la facilité au Pur Amour.
§ 1. […] Ô ! qu’il est bien vrai en effet que c’est ici l’état de perfection le plus aisé et le plus facile à acquérir ; puisqu’il ne s’acquiert point tant en faisant comme [que] en laissant faire ; que ce n’est point en s’empressant à faire pour avancer, et devenir actif, qu’on y avance ; mais bien en demeurant passif, et approuvant paisiblement ce que Dieu fait en nous…
§ 2. […] ce n’est point en se travaillant pour faire, et s’empressant jusques à se lasser, qu’on avance dans cette École du pur amour, mais bien en demeurant passif à ce que Dieu opère en nous, et ce n’est point en aimant, en sorte qu’on veuille à force d’aimer sentir et savoir que l’on aime, qu’on arrive au plus haut degré ; mais bien en devenant si fort abandonné à ce qui plaît à Dieu que nous ne veuillions pas seulement savoir si nous aimons.
§ 3. […] on fait beaucoup, quand on approuve paisiblement l’impuissance où Dieu nous met parfois à ne pouvoir faire, comme à prier et contempler ; et on y aime dans la perfection, quand dans la vue du bon plaisir de Dieu, nous consentons tranquillement à ne pouvoir sentir si on aime.
Chapitre VIII. De la manière d’oraison la plus conforme au Pur Amour.
§ 2. La manière d’oraison la plus conforme au pur amour […] peut se faire en s’y proposant seulement d’aimer et adorer […] Après cet acte de foi sur la présence de Dieu, elle doit faire encore un acte d’abandon entre ses paternelles mains, lui protestant comme de tout son cœur, elle abandonne et son intérieur et son extérieur à sa très sainte volonté, afin qu’il dispose entièrement d’elle selon son bon plaisir et son service, dans l’oraison et hors de l’oraison, pour le temps et pour l’éternité […]
§ 3. Cela fait, elle n’a plus qu’à demeurer tout le reste du temps de l’oraison en paix, et en silence ; ne s’attachant, et ne s’occupant qu’à demeurer, et dans ce souvenir amoureux de Dieu présent en elle, […] étant au reste convaincu pour une bonne fois, que cette volonté qu’on a d’être là, à cette fin d’aimer, est l’amour en effet ; et partant que quelque distraction qu’on puisse y avoir, pourvu qu’on soit toujours dans cette volonté, et qu’on ne la rétracte point, on ne laisse pas de toujours aimer.
Chapitre IX. De l’occupation intérieure du pur Amour.
§ 5. Il est donc vrai qu’en quelque état, et en quelque lieu que nous soyons, nous sommes dans le sein de Dieu, et dans Dieu même, qui est comme l’âme du monde, et comme l’âme de notre âme, aussi bien que de notre corps ; que c’est dans lui, et dans son être que nous sommes ; que c’est par lui que nous nous mouvons ; que c’est en lui que nous vivons.
Chapitre XVII. Vision Mystérieuse, où est manifesté l’état du pur Amour.
§ 2. Elle [l’âme] fut au reste bien surprise, quand elle prit garde qu’il n’y avait personne dans ce Temple, quoique si beau, si ravissant, et si charmant ; si bien que s’avisant qu’il y avoit une porte ouverte par où l’on en sortait pour entrer dans une Chapelle qui était tout joignant, et désireuse de savoir pourquoi un si divin Temple était pourtant si peu fréquenté, elle voulut se mettre en état d’en sortir pour s’en informer, et s’en instruire ; mais son étonnement fut encore bien plus grand, lors qu’elle vit que cette Chapelle qui était tout joignant le Temple, était remplie d’une foule de peuple, qui était, et demeurait là pour offrir des vœux, et des présents à la divine Marie, mais pour les lui offrir à dessein seulement d’en retirer des grâces, et des faveurs, soit pour la santé, soit pour le gain des procès, pour la conservation de la vie, pour l’assurance du salut, et autres pareilles grâces […]
§ 3. […] Pourquoi pensons-nous que cette âme ne vit rien dans ce Temple, qui pût servir d’appui, et de soutien, que pour nous faire comprendre cette vérité, qui est comme la vérité fondamentale du pur amour ; savoir, que l’âme qui marche dans cet état, et par cette voie, ne doit avoir autre assurance, ni autre appui pour tous ses intérêts, que celle de n’en point avoir ; pour être ainsi, et vouloir être à la merci du bon plaisir de Dieu, en quoi consiste le caractère du pur amour.
§ 7. […] ô grand Dieu, en vue de votre grandeur, mérite, et Majesté infinie, en vue de ce que vous valez, et de ce que vous êtes, je veux et j’ose bien vous assurer, que quand je ne serais rien à mon Dieu, mon Dieu me sera toujours Tout : oui, quand je vous deviendrais si indifférent que vous ne penseriez jamais à moi, quand vous ne daigneriez jamais de me regarder, quand vous ne voudriez jamais rien faire pour moi, quand même vous me rejetteriez de votre face, n’ayant pour moi que du rebut, en vue de votre mérite infini, en vue de ce que vous valez et de ce que vous êtes, vous me seriez toujours Tout : je veux dire que je ne cesserais jamais de m’occuper de vous, de penser à vous, de me souvenir amoureusement de vous, d’être ravi qu’il n’y eût rien pour moi, afin que tout y fût pour vous…
Il entretint une correspondance avec la Mère Marie Madeleine Le Prince, supérieure d’un couvent d’annonciades134:
La marque véritable d’un cœur véritablement abandonné à la divine volonté, et véritablement possédé du pur amour, c’est quand il aime et qu’il veut bien aimer à ses propres dépens, qu’il vaut bien être la joie du bon plaisir de Dieu, quand même Dieu ne devrait point être la sienne, qui accepte cette adorable et toujours paternelle volonté dans les croix comme dans les joies et qui se maintient dans la paix ; mais la paix, non de la nature qui fuit autant qu’elle peut tout ce qui fait peine, mais paix de la grâce qui sait se conserver au milieu des croix par une douce inclination que la grâce nous donne pour les accepter. C’est donc ce que nous souhaitons encor une fois à toutes vos bonnes sœurs, à qui nous sommes acquis de bien bon cœur, et que nous ne manquerons point de recommander au Bon Dieu puisqu’elles le veulent bien.
Bremond s’est fait le chantre du cardinal de Bérulle dans sa recherche d’un chef de file d’une “École française de spiritualité” dont la vocation aurait été de rénover la religion catholique en France. En réalité, il ne s’agit que d’une tradition spirituelle car les « élévations » bérulliennes ne sont pas les expériences du divin ; le concept trop large recouvre mal les courants mystiques135. Les nombreux spirituels de l’École française, tels F. Bourgoing ou G. Gibieuf, ainsi que la majorité des poètes à visée spirituelle tel Claude Hopil, sont des figures plus religieuses que mystiques.
La forte personnalité de Pierre de Bérulle ne peut cependant être omise compte tenu de ses rapports très étroits avec la France mystique du début du siècle : le cercle de madame Acarie, les carmélites espagnoles, Madeleine de Saint-Joseph (voir notre volume précédent). Il est également au centre de réseaux oratorien et sulpicien (voir le Tableau II en fin de volume).
Les histoires de la spiritualité le placent souvent au centre de l’« École française ». Sa fondation de l’Oratoire, pour réformer le sacerdoce des prêtres, fut le point culminant de la Contre-Réforme 136.
L’admiration dont il est entouré et sa réputation de sainteté sont telles que nous aimerions tempérer quelques faits concrets - histoires de jeunesse il est vrai - qui, il faut l’avouer, suscitent notre indignation : il nous paraît impossible d’en faire un chef de file d’une histoire de la mystique française.
Pourtant il côtoya de près sa cousine, madame Acarie. Cette dernière avait été accueillie avec ses enfants par madame de Bérulle dans sa maison du Marais pendant les frasques de M. Acarie. Le jeune Bérulle était tous les jours témoin des états mystiques de madame Acarie et voyait ses visiteurs : Benoît de Canfield, Beaucousin, Duval et Gallemant… Mais même s’il y aspira, il ne semble pas avoir eu d’expérience mystique.
Il devint l’exécuteur des décisions du cercle et, en particulier, fut envoyé en Espagne pour hâter la venue des carmélites espagnoles. Sa ténacité acheva le travail d’un Brétigny trop effacé137. On sait bien que toute rénovation requiert autorité138, mais que penser des rapports de Bérulle avec les mystiques, sinon qu’il se conduisit aussi mal que Bossuet à la fin du siècle ?
En 1604, il n’avait pas trente ans, mais voulut imposer son autorité aux carmélites espagnoles qui arrivaient en France. Or Anne de Jésus avait cinquante-neuf ans et était prieure de Grenade quand Jean de la Croix rédigea le Cantique à son intention ; Anne de Saint-Barthélémy avait cinquante-cinq ans : elle avait accompagné Thérèse sur les chemins de Castille, rédigeait sous sa dictée et assista à sa mort, lorsque Bérulle n’avait que sept ans ! Pourtant, inconscient de leur grandeur intérieure, il s’affronta successivement avec Anne de Jésus (~1605), puis avec Anne de Saint-Barthélémy (~1607). En 1610, il voulut leur imposer un double vœu de « servitude » à Jésus et Marie, alors que ces mystiques accomplies étaient bien au-delà de tels enfantillages ; ceci conduira en 1620 à une grave crise dans les carmels.
La liste est longue de ses débordements d’autorité : il traita cavalièrement Jean de Quintadanavoine (de Brétigny), dont nous avons souligné le rôle essentiel dans la venue des carmélites espagnoles ; celui-ci se pliera avec son humilité coutumière à ses injonctions. Il se disputa avec André Duval. Comme madame Acarie ne pouvait organiser le Carmel toute seule, car elle n’était qu’une femme, elle fut obligée de collaborer avec Bérulle ; mais en 1616, à Pontoise, alors qu’elle était malade, il la traita indignement, ce qui précipita probablement sa fin139.
Il est aussi l’auteur irresponsable d’un Traité des énergumènes140 sur les « sorciers ». Son époque était crédule et l’on exécutait des prétendus sorciers et possédé[e]s. Ces persécutions furent intenses, causant beaucoup plus de victimes autour de 1600 qu’au Moyen Âge. Une mystique comme Marie des Vallées sera victime d’un traitement inhumain, auquel elle consentit, car elle était elle-même convaincue de sa possession, ce qui la plongea dans les plus grandes souffrances intérieures ; on connaît l’affaire des possédées de Loudun où Surin sombra dans la folie.
On comprendra mieux ces souffrances en lisant les affirmations avancées par le Traité de Bérulle :
Satan communique avec nous […] s’incorpore dedans l’homme (840) […] est mis en possession des sens humains. (841) […] si n’a-t-il pas cessé de prendre possession des corps humains. (846) […] Dieu donc permet ce mal plus volontiers depuis l’Incarnation (849) […] il est difficile à croire que les Juifs tirent un pouvoir du ciel, lorsque leur foi n’est qu’impiété, lorsque leurs cérémonies ne sont qu’en abomination (854).
Bérulle veut expliquer ici que le pouvoir de chasser les démons a été transféré justement des Juifs bibliques à l’Église catholique, mais une lecture orientée tire vers le pire. Et la liste se poursuit :
… Quiconque sait bien que ce mal est grand et fréquent, ne sait pas pourtant en quoi précisément il consiste […] (859) Quelquefois c’est Dieu même qui expédie à Satan le pouvoir sur la personne, comme jadis sur Job (866) […] les magiciens, lesquels comme ils se servent des esprits malins pour endommager l’homme, tantôt en ses biens […] tantôt en l’usage de la raison (867)[…] [Satan] essaye d’empêcher que son usurpation ne soit manifeste […] il peut être présent dans l’énergumène sans y être apparent[…] ainsi s’est-il caché trois mois sous un mal épileptique en un gentilhomme de marque (874).
Bérulle ne répercute pas seulement les croyances de son époque : il leur apporte l’appui de l’Ancien et du Nouveau Testament, qui abondent en histoires de pouvoirs et de possédés, ce qui leur assure un poids considérable dont on imagine aisément les conséquences désastreuses.
Enfin, faire de Bérulle le chef d’une école mystique française relève d’une confusion entre mystique et religion. Le père Bourgoing oratorien déclare d’ailleurs très bien : « [Ce] que notre très honoré Père a renouvelé en l’Église, autant que Dieu lui en a donné le moyen, c’est l’esprit de religion, le culte suprême d’adoration et de révérence dû à Dieu »141. On voit en effet chez le Bérulle de la maturité de belles expressions quand il célèbre la grandeur divine142 :
La terre est tout à Dieu, et elle n’est qu’un point au regard de Dieu, elle n’est rien devant la grandeur de Dieu143.
Il a bien écouté les mystiques autour de lui quand il déclare :
J’étais instruit et poussé à adhérer totalement à Dieu, à dépendre entièrement de lui, en un parfait oubli de moi-même et de tous états 144.
J’ai résolu de me dépouiller de tout usage de moi-même, tant des facultés spirituelles de l’âme que des sens, et de parvenir à ce degré, auquel l’âme ne se ressent plus, où elle n’a ni ne veut plus rien de soi-même, et où elle ne prend pas même la juridiction et l’autorité de disposer de soi pour le bien 145.
Il a compris « la vertu transformatrice de l’amour »146 :
Et c’est une des excellences qu’on remarque en l’entendement par-dessus la volonté que l’entendement transforme son objet en soi-même et la volonté se transforme en son objet. Et c’est aussi un des points qui rend la connaissance différente de l’amour que la connaissance tire l’objet à soi et n’abaisse pas celui qui connaît dans les objets connus, mais élève et proportionne les choses connues à la proportion et à la dignité de celui qui les connaît. Et l’amour, au contraire, porte l’âme en l’objet qu’elle aime et, par une douce puissance, abaisse et incline l’amant en la chose aimée. Cette différence générale entre l’amour et la connaissance est fort considérable, et d’autant plus que d’elle naît une différence particulière, même entre la connaissance et l’amour de Dieu que nous pouvons acquérir en la terre. Car puisque la connaissance met l’objet en nous et ne nous met pas en l’objet et l’amour, au contraire, nous met en l’objet et nous transporte en lui si puissamment que, selon ce dire sacré autorisé de l’une et de l’autre philosophie, l’âme est plus là où elle aime que là où elle anime et a plus de vie et de présence, plus d’occupation et de sentiment en l’un qu’en l’autre. Il s’ensuit que, par la connaissance, l’âme en la terre possède Dieu, non pas tel qu’il est en Lui-même, mais tel qu’Il est en elle, et que, par l’amour, l’âme possède Dieu dès la terre, tel qu’Il est en Lui-même et non pas tel qu’Il est en elle. Car l’amour nous transporte de nous en Lui, et ce qui plus est, nous rend tel qu’Il est Lui-même en nous déifiant et transformant en Dieu.
Heureuse condition de l’âme qui s’élève en l’école de l’amour de son Dieu, si elle la savait bien connaître et s’en servir ! Et condition étrange (s’il est permis de le dire en passant), même entre les chrétiens et les plus éminents et savants des chrétiens, qui, ne pouvant connaître Dieu tel qu’Il est en Soi-même et le pouvant aimer tel qu’Il est en Soi, travaillent toutefois beaucoup plus à le connaître qu’à l’aimer ; d’où vient qu’il y a tant d’écoles et d’académies pour élever les âmes en cette connaissance obscure, incertaine et imparfaite, et qu’il y en a si peu, et encore si peu fréquentes, pour élever et perfectionner l’âme en l’amour et en la possession haute et éminente de son Dieu par voie d’amour. Et toutefois nous ne pouvons pas en cette vie mortelle connaître Dieu autant que nous voulons, et nous pouvons l’aimer autant que nous voulons, nous élevant de degré en degré, par sa grâce, en son amour.
Dans ces conditions, l’oraison devient une « élévation », que le fidèle disciple Bourgoing définit ainsi : « [cette] sorte d’oraison […] qui se fait par voie d’admiration, d’adoration, de révérence, d’humble regard, d’hommage et d’honneur, et d’autres semblables pratiques, qui tendent purement et simplement à honorer et glorifier Dieu, sans aucun retour vers nous, sans rien désirer ni demander »147. Pour Bérulle, l’admiration est « une occupation sublime, rare et ravissante148 » : l’âme se complaît dans des occupations, fabrications humaines. Ces pratiques tout à fait honorables appartiennent au monde de la dévotion religieuse. Mais la mystique est l’expérience de l’envahissement de l’homme par le divin, puis sa transformation sous l’action de la grâce ? Nous n’avons pas su en trouver témoignage chez ce cardinal.
Au contraire, le second supérieur de l’Oratoire après Bérulle, Charles de Condren, fut un mystique qui rayonna sur tout son entourage149 : « On discernait en lui une différence d’avec les autres, pareille à celle qu’on trouve aux personnes qui racontent quelque chose qu’ils ont vu, et ceux qui ne savent que par ouï-dire. Il semblait que cet homme fût du pays des vérités, et qu’il touchât du doigt ce qu’il proposait à croire »150.
Mais il n’a quasiment rien écrit : on trouvera l’expression de sa pensée surtout dans les œuvres de son disciple, M. Olier, car il ne nous reste que quelques lettres et des notes prises par ses dirigés.
Il montra toute sa vie une aversion pour les charges auxquelles il ne pouvait cependant se soustraire : « malgré la désolation intérieure qui l’accablait, il fut un des directeurs les plus appréciés de son temps…151».
Né d’une famille de vieille noblesse d’un père protestant converti, Condren fut voué à Dieu dès sa naissance. Il fut un enfant doué qui apprenait sans maître. Il connut, dès douze ans, sa première expérience mystique152 : « il se trouva tout en un moment l’esprit environné d’une admirable lumière dans la clarté de laquelle la divine Majesté lui parut si immense et si infinie qu’il lui sembla n’y avoir que ce pur Être qui dût subsister et que tout l’univers devait être détruit à Sa gloire […] Cette lumière était si pure et si puissante qu’elle fit une impression de mort en son âme, qui ne s’est jamais effacée. Il se donna de tout son cœur à Dieu pour être réduit au néant en son honneur […] [Il vit que Dieu] chérissait uniquement les âmes qui sacrifiaient l’état présent à sa sainteté et à sa justice […] Il se sentit vivement attiré à ce genre de vie, qui est une parfaite mort aux choses présentes, et qui n’adhère qu’à Jésus-Christ. »
Il fit ensuite d’excellentes études tout en se passionnant pour les armes auxquelles le destinait son père. Mais la nuit, il se consacrait à la lecture et à l’oraison. Lors d’une grave maladie, il osa braver son père et devenir prêtre à vingt-six ans. Attendant un signe de Dieu, il hésita entre différents ordres, puis entra à l’Oratoire en 1617 sur l’insistance de Bérulle.
Après divers emplois, à trente-six ans il dirigeait un séminaire. En 1629, contre son gré, il fut élu à l’unanimité pour succéder à Bérulle à la tête de l’Oratoire. En 1631, il voulut se démettre, mais obtint seulement que « ce serait une congrégation purement ecclésiastique et sacerdotale », sans vœux. Il avait demandé « que son pouvoir fût petit sur les choses temporelles et grand sur les spirituelles ». Il sera réélu en 1634, de nouveau contre son gré : il disparut, mais on le découvrit à huit lieues de Paris… En 1638, Richelieu le « menaça » de l’archevêché de Reims, et il garda ainsi sa charge, pour mourir trois ans plus tard, prononçant la formule qu’il avait enseignée à Olier : « Venez, Seigneur Jésus, et vivez en vos serviteurs »153.
Véridique, il se souciait peu d’avoir l’allure d’un saint et passait pour quelqu’un d’ordinaire. Il attendait toujours un signe de Dieu pour agir : il en paraissait indécis. Il n’en était pas moins très gai et plein d’humour. Admirable causeur, il attirait vers Dieu tous ses auditeurs : « C’était à qui témoignerait de plus grandes admirations après l’avoir ouï. Qui les faisait paraître par des soupirs ; qui, par une joie extraordinaire, laquelle se lisait sur les visages ; qui, par un silence nécessaire et par une impuissance d’en dire ses sentiments.154 »
Cet homme si tôt brûlé par la grâce était hanté par cet esprit de pureté qui ne peut souffrir que rien ne vive que Dieu155 : c’est cela qu’il tentait de communiquer à ses interlocuteurs. Tout notre être doit s’anéantir devant la grandeur divine dans un sacrifice d’adoration qui s’accomplit en s’unissant au Christ :
Car c’est Lui qui s’est vraiment offert à Dieu comme un entier et parfait holocauste, duquel il n’est rien resté qui ne fût consommé dans la fournaise ardente de la Divinité. Or nous devons être […] à Dieu dans cette intention de Jésus-Christ, afin qu’il nous consomme tout à fait en lui, et avec dessein de perdre tout ce que nous sommes, mais singulièrement tout ce qui est du vieil Adam ; en l’honneur de Dieu, de sa grandeur et de sa sainteté, comme il a perdu en Dieu sa personne et ses qualités humaines. Il n’était pas raisonnable que le Fils de la Vierge, ayant été sacrifié à Dieu, fût consommé d’un autre feu que de Dieu même […] et ce doit être aussi Dieu même qui réduise et consomme tout ce que nous sommes, nos vies, nos qualités, nos esprits…156.
Comme Bremond, on reste fasciné par la Lettre XXI, lettre de direction admirable de radicalité :
Laissez-vous à Dieu, dans la consommation qu’il a faite de Jésus-Christ ; et à Jésus-Christ, dedans la perte qu’il a faite de soi en Dieu, afin que Dieu fût tout en lui ; et perdant pour vous tout désir de vivre et d’être, que toute votre disposition soit que Dieu soit en vous et qu’il y vive selon tout ce qu’il est envers toutes choses. […] Je vous donne à la subsistance du Verbe, et à la puissance personnelle qu’elle a de soutenir et faire vivre et faire être la nature humaine, convenablement à ce que Dieu est, et d’en faire un usage divin en quelque état d’extrémité qu’elle puisse être. […] Je vous donne aussi […] à la mission du Saint-Esprit, par laquelle cette divine personne, sans changement et sans mouvement quelconque, et sans autre chose que ce qu’elle est éternellement, elle s’approprie les hommes, et en fait usage pour Dieu, et fait vivre en eux tous les mystères de Dieu; […] parce qu’en s’appliquant aux hommes il les anéantit dans son application même, et ainsi son application consomme l’application même, tant elle est sainte, et elle ne peut rien souffrir de créé, ni rien endurer que sa propre pureté […]
Dedans cet état, votre occupation doit tout être pour Dieu ; vous ne devez rien être pour la créature et moins encore pour vous-même, mais vous devez être consommé dans tout ce qu’est Jésus-Christ, dans tout ce que le Saint-Esprit est, et en un mot dans ce que Dieu est […] consommant ses créatures en soi sans être autre chose que soi. Et vous ne devez, pour lui coopérer, que vous perdre et anéantir dans ce qu’il est, et vouloir qu’il soit et vive selon tout ce qu’il est, en attendant que cette gloire même ait tiré les choses mêmes dans son unité.
Nous ne pouvons rien faire par nos propres forces, c’est Jésus-Christ qui est notre appui :
… nous ne devons pas nous appuyer sur nos forces, nous ne devons pas prendre garde si nous le pouvons, mais bien nous rendre forts dans Jésus-Christ Notre Seigneur qui peut tout, et qui nous donnera la force et la vertu de nous acquitter de ce qui (50) nous est enchargé. (T1)157.
On le sent bien, c’est par expérience personnelle que Condren décrit la transformation qui advient quand Jésus-Christ lui-même anime l’âme :
Une autre chose encore à remarquer, touchant le Fils de Dieu au regard de ces accidents, c’est l’usage divin qu’il en fait dans les âmes ; car par eux, il opère des effets de sainteté merveilleux […] si nous nous donnons en vérité à Jésus-Christ, il fera par nous des effets de grâce et de sainteté très grands ; car, au lieu que, si nous usons de nous-mêmes, nous en usons mal […] il opérera par nous […] des effets de grâce vers le prochain, à la sanctification duquel nous servirons, quand nous demeurerons comme simples instruments entre ses mains158.
Il faut lui donner tout, il faut qu’il nous (48) trouve tout vides, que nous soyons des vaisseaux vides, vasa vacua159, afin que ne trouvant rien en nous qui empêche d’opérer ce qu’Il veut opérer qui est la grâce et son esprit. (T1)
Ainsi nous ne nous regarderons plus comme chose (315) nôtre, mais comme une portion et une partie du fils de Dieu. […] Nous vivrons en Lui… (T1)
Ce serait bien peu d’aimer Dieu tel que je le sentirais […] je le devrais toujours aimer par-dessus ma connaissance et mon affection (B386)
… sans attachement à aucune chose et sans élection d’aucun moyen pour l’honorer, mais bien en une parfaite volonté d’user à sa gloire de toutes les choses que sa providence nous fera rencontrer et d’être à lui dans son esprit pour cela. (B396)
Les droits divins nous obligent à consentir que Dieu soit en nous comme Dieu plus que nous-mêmes […] et non seulement à être ses serviteurs […] mais aussi ses créatures. (B361)
L’homme vis-à-vis de Dieu peut se sentir
… comme Jacob lequel voyageant s’endormit corporellement. Mais il veillait spirituellement, car il vit une échelle au haut de laquelle était Dieu, et lui était au bas, sans autre entre-deux, entre Dieu et lui, que l’échelle. De même entre Dieu et nous il n’y doit avoir que cette échelle comme seul moyen pour arriver à Lui lequel se tient au haut de l’échelle avec un dessein éternel de se communiquer à nous (94) par l’excessif amour qu’Il nous porte, et nous au bas d’icelle, devant être réciproquement avec un désir perpétuel de l’aimer et l’honorer en Lui… (95) toute notre vie qui est hors de nous ou en nous n’est pas vie. Notre vie est celle par laquelle nous vivons en Jésus et Jésus vit en nous, étant plus âme de notre âme et cœur de notre cœur que notre âme n’est âme de notre corps, lui donnant un être et un mouvement. (T1)
Surgissent parfois les intuitions métaphysiques qui ont soutenu sa vie :
Dieu au commencement du monde créa une lumière, mais errante et vagabonde, puis il créa un corps, une substance en laquelle il arrêta toute cette lumière. (T1, 104)160
Le mystère de l’incarnation n’a pu être opéré en un seul (365) instant, mais il est continuellement opéré. (T1, 364)
Nous terminerons en constatant qu’il partageait la conception qui sera développée par l’historien Honoré de Sainte-Marie161 :
L’Église que Jésus-Christ veut sanctifier et sauver […] est composée de divers membres répandus dans tous les siècles depuis Adam jusqu’à la fin du monde. (Q103)
Condren a profondément marqué ses élèves. C’est son préféré, Amelote, qui écrivit sa biographie 162 : « C’était son cœur qui m’avait charmé […] Je disais en moi-même que cet homme était trop du ciel pour être découvert en la terre, et, qu’ayant à traiter une matière d’une si incroyable beauté, j’étais malheureux par l’excès de mon bonheur ».
Le père Boudon confiait dans une lettre en 1690 : « Il y a plus de quarante-six ou quarante-sept ans que la divine Providence […] me fait aller à son tombeau sacré […] demander la grâce de l’anéantissement chrétien. »
Ses disciples ont rassemblé ses entretiens et certaines de leurs œuvres sont en fait des recueils de conférences de Condren. C’est ainsi que Jean Eudes reprend une de ces lettres dans son Royaume de Jésus163 : « Certainement s’il avait assisté à la discussion de Bossuet et de Fénelon sur l’acte d’amour pur, il eût fourni des textes à opposer à M. de Meaux : il faut […] vouloir que l’âme ne se complaise et ne se repose qu’en Dieu ; il faut vouloir que Dieu soit tout votre amour, votre plaisir et votre joie 164 ».
De même, l’Introduction à la vie et aux vertus chrétiennes de M. Olier est un recueil d’entretiens de Condren. Il exprime toute sa vénération pour lui dans ses Mémoires :
Il n’était qu’une apparence et écorce de ce qu’il paraissait être, étant au-dedans tout un autre lui-même, étant vraiment l’intérieur de Jésus-Christ en sa vie cachée ; en sorte que c’était plutôt Jésus-Christ vivant dans le P. de Condren que le P. de Condren vivant en lui-même. […] Notre Seigneur qui résidait en sa personne, le préparait à prêcher le christianisme, à renouveler la première pureté et piété de l’Église ; et c’est ce que ce grand personnage a voulu faire dans le cœur de ses disciples, pendant son séjour sur la terre, qui a été inconnu, comme le séjour de Notre Seigneur dans le mone 165.
Jean-Jacques Olier appartint au petit nombre de disciples que Condren a formé : aussi bien ses écrits que la fondation de Saint-Sulpice sont l’expression de cette influence. [Nous regroupons dans le Tableau II en fin de volume les filiations et les influences croisées de cette « école » considéré du point de vue mystique.]
Quatrième fils d’un conseiller au parlement de Paris, tonsuré à onze ans, Jean-Jacques Olier était destiné à toucher des bénéfices ecclésiastiques. Bachelier en Sorbonne en 1630, il se rendit à Rome, fut guéri la même année d’une maladie des yeux à Lorette, où il éprouva « un grand désir de prière » et pensa devenir chartreux. Rappelé à Paris par la mort de son père, il s’orienta, au scandale de sa famille, vers la prédication populaire sous la direction de Vincent de Paul. Il devint prêtre en 1633, et assura de nombreuses missions en province.
En 1634, il rencontra mère Agnès, prieure des dominicaines de Langeac : il eut la surprise de la reconnaître, car il avait rêvé d’elle ; elle mourut quatre mois après et l’aurait confié à Condren. Il fut également un jeune ami du père Chrysostome de Saint-Lô et aurait fait partie du Tiers Ordre Franciscain166. Il était également depuis 1638 en relation avec une « sainte veuve », Marie Rousseau (1596-1680), estimée de Condren et directrice de nombreux laïcs et ecclésiastiques : elle le soutint matériellement et spirituellement, guidant souvent ses décisions ; puis il s’éloigna par peur d’un attachement affectif.
Durant toutes ces années, il fut sujet à des états mystiques parfois si fort qu’il devait se jeter à terre pour les supporter. Entre 1639 et 1641, il connut une très grave crise dont on ne sait pas grand-chose, sauf qu’il y prit conscience de son orgueil : sa conduite devint extravagante, tout le monde se moquait de lui, il se sentait dans une confusion totale. On lui interdit ses emplois extérieurs et même Condren sembla s’éloigner de lui. Puis la guérison arriva soudainement et les états intérieurs reprirent. Il devint un prêcheur remarquable par sa ferveur qui bouleversait les foules.
Fin 1641, avec un petit groupe, il fonda le premier séminaire. Ils s’installèrent dans le quartier de St Sulpice dont Olier devint le curé. En se consacrant à la formation du clergé, les « Messieurs de Saint-Sulpice » accomplissaient le désir que Condren avait exprimé sur son lit de mort : former un clergé tourné vers l’intériorité.
Curé de Saint-Sulpice, M. Olier refusa plusieurs fois les évêchés qu’on lui offrait. Inspiré par les derniers conseils de Condren, il exerça pendant dix ans sa charge avec dévouement, dynamisme, intransigeance aussi (en 1645 se manifestent des opposants, dont des prostituées). Il eut une profonde influence aussi bien sur l’aristocratie que sur le peuple (catéchismes, visites aux malades, écoles…). Le séminaire devint un modèle et de nombreux collaborateurs essaimèrent dans toute la France : la nouveauté était que ces directeurs partageaient la vie des prêtres qui venaient faire retraite auprès d’eux, et leur enseignaient les profondeurs de la vie sacerdotale.
Il s’opposa à la fin de sa vie aux jansénistes (notamment en 1655 quand Picoté refusa l’absolution au duc de Liancourt). Bien que malade à partir de 1652, il demeura actif avec un souci missionnaire, jusqu’à sa seconde et fatale apoplexie167.
Parmi ses œuvres se détachent ses Lettres168. Restent aussi aux Archives Saint-Sulpice ses Mémoires autographes qui sont le compte-rendu à son confesseur des grâces reçues de 1642 à 1646 169.
Voici une lettre à son directeur M. Picoté, où il confie son état intérieur170 :
Le divin Maître me donnait par là un grand dégoût de tous les sentiments extérieurs qui se rencontrent en la piété […] En cet état, le divin Maître m’a appris par une expérience intérieure de mes facultés qui voulaient agir auprès de Lui, que je devais alors demeurer en silence, et dans la sainte oisiveté de sainte Madeleine, en présence du Maître et du divin Époux. Il m’a fait (1, 246) remarquer que mes facultés allaient chercher loin ce que je possédais dans le fond de ma substance ; et que le saint Époux était bien plus intime dans le fond de mon âme, que toutes mes facultés qui se mêlaient de le chercher. Et il me semble que pour me faire entendre cela sensiblement, il me donnait la comparaison d’une tour, au milieu de laquelle il y aurait une belle chambre, et qui serait environnée de murailles auxquelles seraient attachées plusieurs guérites par où on pourrait voir ce qui se passe au-dehors.
Il me faisait comprendre que notre âme, dont la substance est très profonde au dedans de nous, et le fond très caché, était comme cette chambre qui servait de retraite à Jésus-Christ, et que les facultés opérantes en nous étaient comme des saillies et des guérites qui se poussent au-dehors. De là j’apprenais encore une autre chose, qui est que l’âme en cet état, quand elle se veut recueillir, ne doit point faire d’efforts pour aller chercher Jésus-Christ ni dans le ciel, ni sur la terre. Il n’est point nécessaire qu’elle aille dans le sein de Dieu, ni dans les cœurs des justes de ce monde, où il se rend si souvent sensible, pour exciter et réveiller l’amour divin dans les âmes qui l’y cherchent, et qui s’y unissent en esprit. Il suffit pour le trouver qu’elle le cherche en elle-même, et qu’elle le cherche comme un bien qu’elle possède, et non comme une chose qui serait éloignée. Car il faut savoir qu’il est en nous dans un fond inaccessible, d’où il sort pour se manifester et se faire sentir quand il lui plaît à l’âme. (Lettre 115, écrite probablement en juin 1645).
Très fidèle à Condren, M. Olier présente le chemin mystique dans toute sa nudité et sobriété, faisant fi de toutes représentations.
Il ressent tous ses dirigés et lui-même comme unis même à distance dans la même communion en Dieu :
… la vie de Dieu nous doit être commune. Nous sommes assis à une même table pour vivre d’un même repas et il me semble même que nous mangeons d’un même morceau […] Nous éprouvons par là le soin sensible d’un même Père, qui nous veut tenir unis en sa présence, quoique nous soyons bien éloignés de corps. (1, 403, à la Mère de Saint-Michel).
Il confie ses correspondants à l’action de la grâce :
Que vous usiez de la méthode que je vous ai marquée, qui est d’être élevée simplement à Dieu dans une présence confuse, et dans l’attente de ce qu’Il vous donnera, sans que votre esprit fasse effort pour se rendre attentif aux matières particulières, ni qu’il y agisse par aucun choix. Attendez que l’Esprit de Dieu touche et frappe intérieurement le vôtre par son rayon […] vous ne devez point vous effrayer dans ce vide général de tout où vous vous trouvez souvent, quoique vous n’y ayez aucune application sensible, et que vous y soyez sans discernement quelconque. Dieu ne laisse pas de faire son œuvre intérieurement en vous […] Il ne vous la donne [la vue] que comme un éclair, afin que vous servant seulement à vous affermir dans votre voie, elle ne vous serve pas d’obstacle à l’intime union en vous occupant de ses dons, et vous distrayant de ce délassement très simple, et adhérence très unique à lui, dans la nudité d’une foi parfaitement épurée. Comme Dieu vous conduit par cette voie de foi, ne cherchez jamais à découvrir plus que ce qu’Il montre ; et quand Il ne vous montre rien, demeurez dans cet approfondissement fort intime, sans rien faire que d’adhérer très simplement à Son attrait, et je ne dis pas même que vous y adhériez par un acte sensible ; car c’est assez que cela se fasse… (2, 137, à la Mère de Bressand)
Il faut renoncer au sensible pour ne viser que Dieu même dans la foi nue :
La foi nue, sans forme, sans figure […] [ne conçoit] rien de Dieu par soi-même, ce qui Le rétrécirait et nous déroberait la vue de ce qui est en Lui, Le renfermant en notre idée, en faisant plutôt une production de notre esprit et un effet de notre pensée, qu’une véritable appréhension de ce qu’Il est. 171
[…] la vraie manière de prier des âmes fidèles est la foi nue destituée de toute vue particulière et de tout sentiment. (2, 328)
Je la vois [cette âme], comme une nuit cachée, obscure, basse, dégagée, séparée de tout et de Dieu même qui désire qu’on ne se répande point en ses dons et qu’on ne s’appuie en autre qu’en lui seul et sa propre substance. (1, 173)
À quelqu’un qui vit la transition entre les états sensibles et la foi nue, il donne le sens de ce qui est vécu :
Si vous avez maintenant moins de jour, vous n’avez pas pourtant moins de force en Lui qui soustrait toujours petit à petit Sa lumière sensible, pour mettre l’âme dans la pureté de la foi, par laquelle on adhère à Dieu sans moyen ni milieu, mais immédiatement par Lui-même, qui étant insensible et invisible aux hommes, se sert de quelque autre chose que Lui quand il leur apparaît ou intérieurement ou extérieurement. (1, 423)
L’abandon doit être total :
Dieu veut que nous vivions dans Sa dépendance, Il veut nous laisser en ténèbres sur cela pour nous tenir totalement abandonnés à Sa bonté. (1, 101)
[N’ayez] plus de puissance propre ni plus d’activité ; la puissance divine, ses opérations et ses vertus doivent être dans vous comme dans leur fond naturel. Dieu ne veut plus de liberté ni de vie dans vous ; sa sainte liberté et sa vie doivent être votre tout. Il ne faut plus sentir de propre… (1, 406)
[…] qu’Il soit Lui-même en vous votre chantre, votre instrument de musique et votre voix […] en un mot qu’Il commence en vous dès ce jour l’ouvrage des louanges de Dieu qu’Il y doit continuer toute l’éternité. Et pour cela vous Le prierez de vous vider de vous-même […] afin qu’Il agisse en vous et S’y dilate en toute la plénitude qu’Il désire. (2, 421)
La façon dont la grâce conduit les âmes anéanties est incompréhensible aux facultés humaines :
Ma fille, une chose que je vous demande avec Jésus-Christ Notre Seigneur parlant à la Madeleine : soyez toujours anéantie en votre cœur […] Après Il vous fera connaître (1, 442) ce qu’Il veut et vous y établira sûrement, vous conduisant petit à petit en Sa vertu cachée, qui est la manière du véritable esprit qui fait enfin régner Dieu pleinement dans les âmes. Le royaume de Dieu ne vient point avec éclat ni observation, dit Notre Seigneur ; il ne s’établit point en nos règles, ni par la conduite d’une sagesse qui prétend, comme les architectes, établir par ordre une pierre après pierre. Dieu renverse toujours ses vues aux âmes qu’il chérit ; Il tient son œuvre invisible en leur fond, et, s’Il leur a laissé pour un moment la vue de quelque établissement de vertu dedans elles, Il l’arrache sensiblement, Il trouble, Il renverse, Il dessèche, Il aveugle, enfin Il met son âme en un état où elle ne sait plus ce qu’elle est, ni ce qu’elle doit devenir ; et cela est une marche assurée et un degré certain, mais contraire à la sagesse humaine pour élever, avancer, purifier, sanctifier, polir, fortifier l’œuvre invisible et insensible de l’esprit qui n’a point part en sa pureté avec nos expériences.
Mais cet abandon fait entrer dans une nouvelle vie :
Il veut que vous soyez divine et que par conséquent il n’y ait rien de reste intérieurement en vous de tout votre fond. […] ce n’est pas périr, c’est entrer dans un nouvel être, c’est s’établir dès la vie présente dedans sa fin dernière. (1, 407)
Il faut que vous sachiez que quoique vous ne soyez rien en vous et par vous-même, vous êtes pourtant en terre une participation de la divinité qui veut être en vous et sous vous pour paraître en Sa Majesté aux yeux des créatures […] [il faut] que tout passe à Lui et rien du tout demeure à vous. (1, 286)
Le dessein de Dieu de se communiquer aux créatures par l’intermédiaire d’un être anéanti s’accomplit, semble-t-il, chez M. Olier lui-même. Il existe en effet de nombreux témoignages de l’efficacité de sa seule présence. La diffusion de la grâce par une personne est un charisme rare, et il est encore plus rare que cette personne en soit consciente : c’est pourtant le cas ici puisque M. Olier en a parlé dans ses Mémoires. Nous reverrons cette prise de conscience de la transmission chez M. Bertot et Mme Guyon. M. Olier raconte ici trois souvenirs172 :
L’un des principaux magistrats du Parlement de Paris, M. Molé, premier président, dans une visite que je lui fis, me dit, dans la joie de son coeur : “J’ai senti une vertu sortir de vous, qui a réjoui et conforté mon âme…” Le jour de la Septuagésime, confessant un de nos Messieurs, je sentais une certaine influence 173, qui sortant de ma poitrine, se répandait en lui. Je demeurai longtemps sans lui parler, laissant influer ces effets dans son âme ; et lui aussi demeurait en silence durant ce temps. Le jour de l’Annonciation, M. de Bretonvilliers venant se confesser à moi, ressentit en lui, dès qu’il fut à genoux, une substance qui le remplissait, et sortait de ce serviteur misérable ; et n’étant pas accoutumé à ces expériences divines, il ne savait ce que c’était. Il demeurait près de moi, sans pouvoir se retirer, et me disait, par étonnement : “Vous êtes en moi : je vous sens en mon âme”.
Les témoignages abondent, comme celui de la Mère de Saint-Gabriel174:
Presque toutes les fois qu’elle s’entretenait avec M. Olier, ou qu’elle était seulement en sa présence […] elle ressentait une impression de grâce si abondante qu’elle en était toute pénétrée et comme embaumée, non seulement dans le temps de leur entretien, mais durant des mois entiers, pendant lesquels elle eût désiré d’être séparée de toute créature, pour ne s’occuper que de Dieu seul. Quelquefois cet effet durait jusqu’à ce qu’il revînt ; alors la même grâce se renouvelait encore et avec tant d’abondance, qu’il lui est arrivé de ne pouvoir proférer dans cet état une seule parole.
M. Olier ressentait à distance l’état des personnes qu’il portait et souffrait pour elles :
Si l’âme de l’un s’épanche le moins que ce soit en quelque créature, l’autre souffre étrangement, sans même qu’elle le sache […] Pendant que cette seconde âme qui, s’amusant à la créature, se retire de Dieu et se refroidit elle-même, perd sa joie, sa paix et le repos, elle met l’autre âme dans la langueur, dans la froideur…175.
La personne humaine n’est pas la cause, mais sert de “canal” :
[Jésus-Christ] réside en moi pour produire dans les âmes des effets de communions divines, et se répandre de là en elles […] C’est Jésus-Christ en moi qui produit ces effets : car en parlant à ces personnes, je sens sa vertu sortir de moi et se porter en elles, pour leur communiquer ses lumières et ses grâces…176.
C’est cette haute conception du pasteur des âmes que portait Olier en fondant les séminaires. L’influence d’Olier s’est propagée plus par la haute formation des prêtres que par ses écrits : les “Messieurs de Saint-Sulpice” ont gardé jusqu’à nos jours cet idéal d’être à la fois prêtres et hommes d’oraison.
Des mystiques ont eu parfois recours au mode poétique puisqu’il s’agit pour eux de nous faire « lire entre les lignes ». Ce mode expressif fut admirablement mis en valeur par Jean de la Croix en espagnol au XVIe siècle, puis au siècle suivant par de nombreux poètes en langue anglaise, et même dans la langue allemande en pleine évolution.
La France de l’Âge classique n’est pas très portée vers ce mode d’expression. En dehors de Surin dont nous avons déjà reproduit de beaux poèmes, parmi les centaines de noms présents dans des recueils d’une poésie spirituelle qui s’avère peu mystique177, quatre noms nous ont touchés : le très protestant Agrippa d’Aubigné (-1630), le parisien presque inconnu Claude Hopil (disparu après 1633), le prêtre puis pasteur Jean de Labadie (-1674), enfin et surtout le minime Nicolas Barré (-1686). Notre tome IV ajoutera la figure de François Malaval ( -1719). Le regroupement proposé souligne leur grande diversité. Constatons la difficulté de s’exprimer sans emphase (d’Aubigné) ni exaltation (Labadie). Nous ne les avons guère introduit sinon en brèves notes attachées. Nous concluons ici chronologiquement sur Nicolas Barré qui par chance est un indiscutable mystique !
Prière du soir
Dans l'épais des ombres funèbres,
Parmi l'obscure nuit, image de la mort,
Astre de nos esprits, soit l'étoile du Nord,
Flambeau de nos ténèbres.
Délivre-nous des vains mensonges
Et des illusions des faibles en la foi
Que le corps dorme en paix, que l'esprit veille à toi,
Pour ne veiller à songes.
Le cœur repose en patience
Dorme la froide crainte et le pressant ennui!
Si l'œil est clos en paix, soit clos ainsi que lui
L'oeil de la conscience.
Ne souffre, pas en nos poitrines
Les sursauts des méchants sommeillant en frayeur,
Qui sont couverts de plomb, et se courbent en peur,
Sur un chevet d'épines.
A ceux qui chantent tes louanges,
Ton visage est leur ciel, leur chevet ton giron ;
Abrités de tes mains, les rideaux d’environ
Sont le camp de tes anges. (23) 178.
Abisme de lumière
Acte tres-simple et pur, essence tres-abstraicte,
Sublimité cachee et plus que tres-secrette,
Solitaire hauteur,
Abisme de lumière, ô Dieu je vous adore,
Confus je vous admire, ô mon doux Createur,
Dés le poinct de l'aurore.
Seigneur, je veux avoir de vous la cognoissance
Par l'oeil mystérieux de la simple ignorance
Qui void qu'il ne void pas ;
Dans cet estre abissal penser voir quelque chose,
C'est dire qu'on peut voir dans un espais broüillats
Des lumieres la cause. (28)
Je cherche à tastons
Je suis seul sans mon Roy, ne pouvant seulement
Sans sa grace exister un seul petit moment,
Mais j'espere de voir un jour mon salutaire ;
Je me pasme de joye, et je me meurs d'amour
Croyant qu'il n'est pas seul au sejour solitaire
De sa divine cour. (33) 179.
Élévation générale d'esprit à Dieu, en veue de son unité divine
Source de multitude ! Adorable unité !
De qui come d'un point tous les nombres découlent,
Vers qui come à leur centre encore eux-mêmes roulent,
Avec eux reçois-moi dans ton Immensité.
Je suis avec tous eux sorti de ton grand sein,
Qui sans se diviser, s'alonger, ou se fendre,
Come il a tout doné, peut encor tout reprendre,
Sans pour prendre ou doper estre plus ou moins plein.
Ton unité reprand, ton unité reçoit,
Et quoi que mile biens coulent de ta poitrine,
Quoi qu'un nombre infini s'y rende et s'y termine,
Ton unité pourtant ne croist, ni ne decroist.
Tout estre autre que toi se change à tout moment
Acquerant ou perdant des qualités contraires,
Ton Unité demeure égale en tous mysteres,
Et meut tout sans se voir sujete au mouvement.
Les esprits et les corps de tes dons embelis
Ont leurs plus riches biens par mesure et par compte ;
Mais ta seule Unité tous leurs nombres surmonte,
Ils ne les ont qu'épars, Tu les as recueillis.
Qu'on coure l'univers de l'un à l'autre bout,
Nul estre n'est parfait, et chacun d'eux soûpire
Après le bien, qu'un autre, ou que luy trouve à dire ;
Mais en ton Unité se trouve ensemble Tout.
Elle est tout à la fois soleil, lumière, feu,
Terre et ciel, air et mer, estre d'home, estre d'ange,
Sans matiere pourtant, sans forme, et sans mélange,
Et d'un air eminent qu'on n'a jamais conceu.
Encore est-elle plus cete rare Unité,
Et pour grand tas qu'on fasse et de biens et de choses,
On n'en assemble point, qu'elle ne tiene encloses,
Et ne surpasse encor de son infinité.
O Dieu ! qui seul és Tout, un et Tout sans doubler,
Source sans s'épancher, et sans te bouger centre !
Quand dans ton unité veux-tu que ma ligne entre ?
Et que mon eau s'arreste à toi sans plus couler ?
Fai que je ne sois plus en moi si divisé,
Que mon ame en ton coeur vive plus recueillie,
Et qu'en luy ton amour de sorte me ralie,
Qu'estant un avec toi, je sois divinisé. (44-45) 180.
Ne sortir point hors de soi-même,
se trouver toujours être en Dieu,
N’avoir ni ne voir de milieu,
être animé par ce qu’on aime,
Sentir Dieu agir dedans soi,
ne plus se conduire par soi,
Laisser tout à la Providence,
n’opérer plus humainement,
Font encore la différence
de ce ténébreux monument.
O Dieu, par qui tout est en être,
ô fond, par qui tout se soutient,
O milieu, en qui tout se tient,
ô Roi, que tout a pour son maître,
O Esprit pur et souverain,
qui portez tout dans votre main,
Vie qui animez toute âme,
soyez ainsi, par vos bontés,
L’esprit, le principe, et la flamme,
qui anime nos volontés. 181
Après avoir relevé les figures des principaux Ordres apparus depuis la Renaissance (visitandines, jésuites, oratoriens, sulpiciens), nous allons aborder maintenant celles qui côtoyaient de près le monde au point d’en être souvent partie prenante.
Comme d’habitude, ce chapitre restera limité aux seuls mystiques. Nous leur donnerons un espace comparable au précédent car nous entendons respecter l’équilibre entre les figures situées au sein des Ordres et celles qui n’ont pas souhaité y rentrer.
La tâche est délicate, car le déséquilibre règne dans les sources : par exemple les figures « laïques » ne couvrent que le vingtième environ de l’espace du Dictionnaire de Spiritualité, un travail collectif dont l’ouverture reste pourtant reconnue. Mais il était difficile de faire mieux puisque les traces écrites sont elles-mêmes de volumes disproportionnés dans les sources. Car les membres des principaux Ordres ont droit à un travail de mémoire sous forme de nécrologes (les capucins de la province de Paris), d’éloges (l’admirable recueil de notices assemblé par la Mère de Blémur), de témoignages sollicités en vue de canonisations possibles : tous ces textes ont été bien conservés par les institutions religieuses, alors que les bibliothèques privées sont dispersées à la mort de leurs possesseurs et que leurs contenus sont ainsi rapidement perdus. On met ici le doigt sur une immense « injustice » : les mystiques sont triés selon leurs appartenances, et nous n’y pouvons rien !
La diversité étant extrême, nos regroupements seront parfois arbitraires. Nous suivrons un ordre chronologique : en premier, M. de Bernières, charnière essentielle entre le franciscain régulier Jean-Chrysostome (cf. tome II) et les membres de l’École du Coeur (tome IV) ; puis quelques spirituels remarquables par leur exercice de la charité ; ensuite nous aborderons Port-Royal mais par ses seules figures mystiques (incluant Pascal) ; enfin nous accorderons une large place aux franciscains « tardifs » parce qu’ils furent les défenseurs oubliés de la vraie vie mystique.
Ensuite, nous présenterons largement six figures féminines parce qu’elles sont exceptionnelles. Deux d’entre elles suivaient certes des Règles imposées, mais de manière assez libre : Marie de l’Incarnation vécut au service des Indiennes du Nouveau Monde, Marie Petyt s’inscrivait dans la tradition autonome béguine. Quatre femmes étaient de « simples » laïques : Marie des Vallées et Armelle Nicolas partagèrent la vie dure des provinces de l’Ouest (Cotentin et Bretagne), tandis que Claudine Moine et le couple Helyot vécurent à Paris.
Au dernier chapitre, nous situerons rapidement toutes ces figures par rapport au monde qui les entourait en présentant quelques mystiques juifs, d’Outre-Rhin, des îles Britanniques, dont des poètes annoncés précédemment.
Étant donné son rôle capital, nous reparlerons des amis et du milieu animé par Jean de Bernières dans le tome IV puisque, sous la direction de Chrysostome de Saint-Lô182, il a édifié la maison de l’Ermitage, lieu de retraite à usage des mystiques qui fut à l’origine de l’école de la quiétude. L’histoire de cette école est si importante que nous lui consacrerons un tome entier : on y verra alterner consacrés et laïcs au sein d’une filiation de directeurs spirituels, courant né dans le milieu franciscain médiéval qui atteint les rives du XIXe siècle : partant du sieur de la Forest, il passe par le Père Chrysostome, Monsieur de Bernières (laïc), Monsieur Bertot (prêtre), Madame Guyon et Fénelon ; enfin il trouve une extension européenne.
Ici nous voudrions approcher Jean de Bernières dans sa vie personnelle. Étrangement, il est difficile de cerner l’homme car il s’efface dans une humilité gênante pour notre propos183. Il ne put cependant disparaître entièrement, car son abondante correspondance fut à l’origine de publications qui le rendirent célèbre post-mortem184. Jean de Bernières n’a dicté que des lettres et rédigé des notes prises au cours de retraites. À partir de ces sources (malheureusement perdues), assemblées avec toute la liberté permise à l’époque, on a ‘fabriqué’ L’Intérieur Chrétien, puis dès l’année suivante Le Chrétien Intérieur. Ce dernier titre entreprendra une glorieuse carrière : il a atteint un public large, car il est plein d’onction et de lecture aisée. On en retrouvait le titre même dans des bibliothèques réduites.
Jean de Bernières naquit dans une famille de la haute bourgeoisie normande : en bon franciscain de cœur, il aurait voulu se débarrasser de sa fortune, mais sa famille s’y refusant, il en fit un large usage. Au-delà de ses dons, il impliquait sa personne : son amour des pauvres était tel qu’il les portait sur son dos jusqu’à l’hôpital de la bonne ville de Caen, suscitant l’hilarité.
Il hérita d’une charge de receveur général des impôts et s’en acquitta de 1631 à 1653 à la satisfaction générale. En 1639-1640, en tant que notable impliqué par sa charge, il dut faire face aux évènements de la révolte des nu-pieds qui, menacés de la gabelle, attaquèrent les maisons des receveurs. Cette révolte fut horriblement réprimée par le chancelier Séguier dont on sait qu’il notait sur son carnet jour après jour le nombre de pendus pour l’exemple… On raconte que Bernières allait à cheval prévenir les paysans de la répression imminente.
Quelques histoires personnelles sont édifiantes ou comiques, par exemple celle où Bernières contracte un mariage blanc dans un but très saint. Madame de la Peltrie (-1671), veuve aussi généreuse qu’originale, voulait donner son argent à une foundation en Nouvelle-France incluant un projet d’expédition imaginée pour aller convertir les Indiens d’Amérique, mais sa famille s’y opposait. Un religieux suggéra un expédient : un mariage simulé libérerait la dame. La proposition fut présentée à M. de Bernières et ce « fort honnête homme qui vivait dans une odeur de sainteté » demanda conseil à son directeur185 :
Celui qui le décida fut le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô […] Finalement Bernières se décida, sinon à contracter mariage […] du moins à se prêter au jeu […] en faisant demander sa main. […] La négociation réussit trop bien à son gré. Au lieu de lui laisser le temps de réfléchir, M. de Chauvigny [le père], tout heureux de l’affaire « faisait tapisser et parer la maison pour recevoir et inspirait à sa fille les paroles qu’elle lui devait dire pour les avantages du mariage186.
On voit là combien le Père Chrysostome pouvait, malgré son austérité, être large d’esprit, et la liberté de tous dans cette affaire qui va prendre une pente assez comique. En vue du grand voyage au Canada, ils partent chercher deux sœurs à Tours, dont la grande Marie de l’Incarnation (1599-1672)187, puis supportent une présentation à la Cour et un séjour à Paris :
Le groupe comprenait sept personnes, madame de la Peltrie et Charlotte Barré, M. de Bernières avec son homme de chambre et son laquais, et les deux Ursulines dont Marie de l’Incarnation, qui écrit : « M. de Bernières réglait notre temps et nos observances dans le carrosse, et nous les gardions aussi exactement que dans le monastère. […] À tous les gîtes, c’était lui qui allait pourvoir à tous nos besoins avec une charité singulière […] Durant la dernière journée de route, M. de Bernières s’était senti mal : il arriva à Paris pour se coucher. » Madame de la Peltrie joua jusqu’au bout la comédie du mariage : « elle demeurait tout le jour en sa chambre, et les médecins lui faisaient le rapport de l’état de sa maladie et lui donnaient les ordonnances pour les remèdes ». Madame de la Peltrie et la sœur de Savonnières s’amusaient beaucoup de cette comédie. M. de Bernières un peu moins188.
Finalement partant de Dieppe, la flotte du printemps 1639 emporta Mme de la Peltrie, fondatrice temporelle de la communauté ursuline du Québec, et Marie de l’Incarnation qui allait animer cette communauté :
Marie de l’Incarnation est encore sous le coup du ravissement qu’elle vient d’avoir en la chapelle de l’Hôtel-Dieu. M. de Bernières monta dans la chaloupe avec les partantes […] mais on lui conseilla de demeurer en France afin de recueillir les revenus de Madame de la Peltrie, pour satisfaire aux frais de la fondation189.
Bernières, resté en France malgré son ardent désir de partir en mission, gérera les ressources pour les missions de Nouvelle-France pendant les vingt années qui suivront le voyage de fondation. Il aura une longue correspondance (malheureusement perdue) avec Marie de l’Incarnation, aînée mystique qui lui permit de progresser et de sortir de ses limitations.
Bernières lui même eut maille à partir avec sa famille pour des questions financières : faisant partie du Tiers-Ordre franciscain, il voulait faire donation de ses biens. Sa famille résistait. Il se plaignait : « Ma belle-sœur fait de son mieux pour empêcher que je ne sois pauvre ; elle me fait parler pour ce sujet par de bons religieux […] il n’y a plus moyen d’être pauvre »190. Pour ses dernières années, il trouva un accord : il ne vécut plus que de ce que lui donnait sa famille, c’est-à-dire très pauvrement et sans confort. Il déclarait, enfin satisfait : « J’embrasse la pauvreté quoiqu’elle m’abrège la vie naturelle »191.
Il était insensible aux différences sociales. Ses serviteurs n’étaient pas pour lui de simples laquais, mais de véritables frères en Jésus-Christ. Son valet le considérait comme son père spirituel :
Vous êtes mon maître, je vous dois tout dire comme à mon père spirituel – Vous le pouvez, lui dis-je, car je vous aime en Jésus-Christ, et je vous ai tenu auprès de moi, afin que vous fussiez tout à lui 192.
Jean mourut au printemps 1659. Comme il avait en esprit le souvenir de l’agonie douloureuse de son confesseur Jean-Chrysostome, il était très angoissé par la mort et par l’idée qu’il pouvait être damné. En fait, usé par une vie suractive, il fut exaucé par sa fin heureusement rapide :
Il avait pourtant peur de la mort […] Une tradition de famille rapportait qu’il demandait toujours à Dieu de mourir subitement […] Le 3 mai 1659 […] rentré à l’Ermitage, le soir venu, il se mit à dire ses prières. Son valet de chambre [Denis Roberge] vint l’avertir qu’il était temps pour lui de se mettre au lit. Jean lui demanda un peu de répit, et continua de prier193.
Son valet de chambre ne s’en aperçut [de sa mort] qu’en l’entendant tomber sur son prie-Dieu194.
Mectilde du Saint-Sacrement195 écrit à ce propos :
Sa mort et sa maladie n’ont duré qu’un quart d’heure. Sans être aucunement malade, sur les 9 heures du soir, samedi, 3e de mai […] Il se souviendra de nous. Il nous aimait 196.
Nous sont parvenues près de deux cents lettres éditées et datées à partir de 1641, qui tracent son parcours spirituel197. Les dix-huit années couvertes par cette correspondance témoignent de la rencontre avec Mectilde / Catherine de Bar dès 1643 (on a malheureusement perdu la correspondance avec Marie de l’Incarnation), puis de la mort du P. Chrysostome en 1646, année où débute la construction du bâtiment de l’Ermitage achevé deux années plus tard ; enfin, c’est la disparition de son ami Gaston de Renty en 1649 : Jean prend alors la responsabilité de la Compagnie du Saint-Sacrement.
Presque aveugle à la fin de sa vie, Bernières dictait sa correspondance à un prêtre qui vivait chez lui. Compilé après sa mort, le Chrétien intérieur a été composé hâtivement à partir de ces lettres.
Les années de jeunesse sont pleines de culpabilité et de tension : Bernières appartenait à la confrérie de la “sainte Abjection” fondée par Jean-Chrysostome, et même si ce dernier terme traduit à l’époque reconnaissance et soumission devant la grandeur divine, nous préférons ce qui nous est parvenu des années de maturité où, peut-être grâce à Marie de l’Incarnation, Bernières a évolué de l’abjection vers l’abandon.
Dans les dernières années, il atteint la grande simplicité :
Je m’exprime comme je puis, car il faut chercher des termes pour dire quelque chose de la réalité de cet état qui est au-dessus de toutes pensées et conceptions. Et pour dire en un mot, je vis sans vie, je suis sans être, Dieu est et vit, et cela me suffit […] Voilà bien des paroles pour ne rien exprimer de ce que je veux dire.198
L’oraison est le fondement de sa vie :
L’oraison est la source de toute vertu en l’âme ; quiconque s’en éloigne tombe en tiédeur et en imperfection. L’oraison est un feu qui réchauffe ceux qui s’en approchent, et qui s’en éloigne se refroidit infailliblement.199
Il en décrit plusieurs sortes, et propose surtout l’oraison passive dans laquelle il a vécu toutes ses dernières années. Celle-ci met l’âme dans « une nudité totale pour la rendre capable de l’union immédiate et consommée », écrit-il à sa sœur Jourdaine :
[L’âme] ne peut souffrir aucune activité, ayant pour tout appui l’attrait passif de Dieu […] En cet état, il faut laisser opérer Dieu et recevoir tous les effets de sa sainte opération par un tacite consentement dans le fond de l’âme.200
Cette oraison ne peut donc s’appuyer que sur un absolu renoncement à tout ce qui n’est pas Dieu : aucune satisfaction ne doit être donnée à la « nature », si peu que ce soit. Ce principe a couramment donné lieu à des outrances ascétiques qui ne sont plus de notre époque : l’amour de la souffrance et l’intense culpabilité vis-à-vis de la “nature” nous choquent. Mais ici la raison de cette rigueur est beaucoup plus profonde : il s’agit de laisser la grâce, la présence de Jésus-Christ, gouverner toutes les actions humaines :
Ce qui est purement naturel ne plaît pas à Dieu ; [il] faut que la grâce s’y trouve afin que l’action lui soit agréable et qu’elle nous dispose à l’union avec lui.201
C’est un moyen très utile pour l’oraison de s’accoutumer à ne rien faire que par le mouvement de Dieu. Le Saint-Esprit est dans nous, qui nous conduit : il faut être poussé de lui avant que de rien faire […] L’âme connaît bien ces mouvements divins par une paix, douceur et liberté d’esprit qui les accompagne, et quand elle les a quittées pour suivre la nature, elle connaît bien, par une secrète syndérèse [remords de conscience] qu’elle a commise une infidélité.202
La charité en particulier ne doit s’appuyer que sur cette vie intérieure profonde. Contrairement au volontarisme de sa jeunesse, Bernières se méfie de toute action qui ne serait pas dictée par un mouvement de la grâce :
Ne vous embarrassez point des choses extérieures sans l’ordre de Dieu bien reconnu, si vous n’en voulez recevoir de l’affliction d’esprit et du déchet dans votre perfection. […] Oh, que la pure vertu est rare ! Ce qui paraît le meilleur est mélangé de nature et de grâce 203.
Les Lettres à l’ami intime 204 sont les plus belles et Bernières s’y dévoile : bien que son ami (probablement Jacques Bertot) soit plus jeune, Bernières a trouvé un être à qui il peut confier librement ses états les plus profonds :
Je ne puis vous exprimer par pensées quel bonheur c’est de jouir de Dieu dans le centre […]
Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense, où il faut aller, et un anéantissement à faire, qui n’est que commencé : cela est incroyable, sinon à ceux qui le voient en Dieu même, qu’après tant d’années d’écoulement en Dieu, l’on ne fait que commencer à trouver Dieu en vérité, et à s’anéantir soi-même…205.
Après avoir cru l’abjection supérieure à tout, et pratiqué l’humiliation de soi devant Dieu avec une austérité extrême, dans ses dernières années, il prend conscience que l’abandon est la clé de tout et, dans sa joie, lui compose un hymne :
Ô cher abandon, vous êtes à présent l’objet de mon amour, qui dans vous se purifie, s’augmente et s’enflamme. Quiconque vous possède, ressent et goûte les aimables transports d’une grande liberté d’esprit. […]
Ô cher abandon, vous êtes la disposition des dispositions, et toutes les autres se rapportent à vous. Bienheureux qui vous connaît, car vous valez mieux que toutes les grâces et toute la gloire de la terre et du ciel. Une âme abandonnée à un pur regard vers Dieu n’a du ressentiment que pour ses intérêts, n’a point de désir, même des croix et de l’abjection : elle abandonne tout pour devenir abandonnée. Peu de paroles ne peuvent expliquer les grands effets que vous produisez dans un intérieur, qui n’est jamais parfaitement établi en Dieu s’il ne l’est en vous. Vous le rendez insensible à toutes sortes d’accidents, rien que votre perte ne le peut affliger.
Vous êtes admirable, mon Dieu, vous êtes admirable dans vos saintes opérations, et dans les ascensions que vous faites faire aux âmes que vous conduisez de lumière en lumière avec une sainte et divine providence qui ne se voit que dans l’expérience. Il me semblait autrefois que la Grâce de l’amour de l’abjection était comme la dernière ; mais vous m’en découvrez d’autres qui me font monter l’âme plus haut. […]
Ô cher abandon, vous êtes le bon ami de mon cœur, qui pour vous seul soupire. Mais quand pourrai-je connaître que je vous posséderai parfaitement ? Ce sera lorsque la divine Volonté régnera parfaitement en moi. Car mon âme sera établie dans une entière indifférence au regard des événements et des moyens de la perfection, quand elle n’aura point d’autre joie que celle de Dieu, point d’autre tristesse, d’autre bonheur, d’autre félicité. […] 206.
Comme cela était possible à cette époque, ce laïc très respecté dirigea des clercs comme des laïcs : on le considéra comme « directeur des directeurs de conscience207 ». Il créa un « hôpital » un peu particulier pour accueillir ses amis d’oraison, maison qu’il fit construire « au pied » du couvent de Jourdaine. Il en parlait avec humour :
Il m’a pris un désir de nommer l’Ermitage l’hôpital des Incurables, et de n’y loger a avec moi que des pauvres spirituels […] Il y a à Paris un hôpital des Incurables pour le corps, et le nôtre sera pour les âmes 208.
Je vous conjure, quand vous irez en Bretagne, de venir me voir ; j’ai une petite chambre que je vous garde : vous y vivrez si solitaire que vous voudrez ; nous chercherons tous deux ensemble le trésor caché dans le champ, c’est-à-dire l’oraison 209.
Dans une lettre du 29 mars 1654, il précise le but de ces réunions d’amis :
C’est l’esprit de notre Ermitage que d’arriver un jour au parfait néant, pour y mener une vie divine et inconnue au monde, et toute cachée avec Jésus-Christ en Dieu.
Nous ne attarderons pas sur ce sujet car nous reparlerons longuement dans le Tome IV de l’Ermitage et de sa fécondité (Chapitre “Familiers de l’Ermitage”).
Les « spirituels » sont parfois accusés de rechercher leur salut personnel dans un monde en perdition dont ils ne se soucieraient guère ; en particulier les moines se détourneraient des misères de la condition humaine.
En réalité, on constate que les mystiques se sont beaucoup consacrés à l’aide des malades du corps tout autant que de l’âme : la première Hadewijch visitait un hospice ; le convers franciscain Bernardino de Laredo était un médecin apprécié au dehors et dans son ordre, Catherine de Gênes gérait les comptes de l’hôpital de sa ville, Jean de la Croix fut apprécié en tant que jeune infirmier à l’hôpital de las Bubas de Medina del Campo, le convers Jean de Saint-Samson veilla les malades lors d’une peste, Bernières portait les malades à l’hôpital sur son dos… Bien d’autres s’activèrent pour leurs frères210 : le travail dans les hospices ou les hôpitaux du temps faisait partie du chemin mystique. À cette époque où la prise en charge des malades n’était assurée que par les fondations religieuses, les âmes intérieures se mettaient au service d’autrui : membres de la Compagnie du Saint-Sacrement, capucins, le bon docteur Hamon, madame de Miramion, madame Guyon, etc. ; quant à Milley, il contracta la peste au service des malades en 1721 à Marseille et en mourut.
Nous parlerons donc de quatre spirituels aux pratiques de charité restées légendaires. Ils furent mystiques en même temps que saints : Renty a écrit de profondes lettres de direction, et là encore, c’est un laïc qui est directeur de conscience. Les autres n’ont pas écrit sur leur expérience, mais cette consécration au service d’autrui laisse supposer une profonde vie intérieure : c’est très visible dans les témoignages sur Vincent de Paul.
Cette figure célèbre incarne une charité peu ordinaire dans un siècle dur sans préoccupation « sociale » : il fut au centre d’un vaste réseau charitable que sa forte personnalité a su établir211. Cet homme aux manières directes, voire rugueuses, n’apparaît pas d’emblée comme très saint. Le jeune Vincent Depaul était d’origine paysanne :
Étant petit garçon, comme mon père me menait avec lui dans la ville, j’avais honte d’aller avec lui et de le reconnaître pour mon père, parce qu’il était mal habillé et un peu boiteux 212.
Prêtre en 1600, il fut aidé par Bérulle et par François de Sales. Celui-ci le fit nommer supérieur de la Visitation parisienne. Le nouveau supérieur éprouva une « honte de classe » à l’arrivée d’un membre crotté de sa famille, mais s’en corrigea vigoureusement :
Ayant donné charge à l’un des siens d’aller prendre (son neveu) dans la rue où il était, habillé à la mode des paysans de ce pays, pour le mener à la chambre, ce bon serviteur de Dieu eut un mouvement extraordinaire de se surmonter, comme il fit, car, descendant de sa chambre il alla lui-même jusqu’à la rue et ayant trouvé son neveu, il l’embrassa, le baisa et le prit par la main, et l’ayant conduit dans la cour, il fit descendre tous les Messieurs de la Compagnie ; il dit que c’était le plus honnête homme de sa famille et les lui fit saluer tous. Il lui fit faire la même civilité aux premiers exercices spirituels qu’il fit après, et s’accusa publiquement en pleine assemblée d’avoir eu quelque honte à l’arrivée de son neveu et de l’avoir voulu faire monter secrètement en sa chambre parce qu’il était paysan et mal habillé… 213.
Il en fut de même pour son attachement paysan à l’argent, décrit par Dodin214. Après ces débuts d’aventurier, un épisode montre la profondeur de sa vie intérieure et de sa charité quand il demanda de porter une grave tentation contre la foi à la place d’un autre et que Dieu le lui octroya :
Un célèbre docteur […] se trouva assailli dans le repos où il était d’une rude tentation contre la foi […] Comme la technique classique était inefficace, M. Vincent le voyant réduit en ce pitoyable état craignit avec sujet qu’il ne succombât enfin à la violence de ces tentations d’infidélité et de blasphème […] et s’offrit à Dieu en esprit de pénitence pour porter en lui-même, sinon les mêmes peines, au moins tels effets de sa justice qu’il aurait agréable de lui faire souffrir, imitant en ce point la charité de Jésus-Christ qui s’est chargé de nos infirmités pour nous en guérir […] Dieu permit que cette même tentation passât dans l’esprit de M. Vincent qui s’en trouva dès lors vivement assailli […] il fit deux choses : la première fut qu’il écrivit sa profession de foi sur un papier qu’il appliqua sur son cœur, comme un remède spécifique au mal qu’il sentait […] Le second remède qu’il employa fut de faire le contraire de ce que la tentation lui suggérait, tâchant d’agir par foi et de rendre honneur et service à Jésus-Christ ; ce qu’il fit particulièrement en la visite et consolation des pauvres malades de l’Hôpital de la Charité du faubourg Saint-Germain, où il demeurait pour lors […]
Enfin trois ou quatre ans s’étaient passés dans ce rude exercice ; M. Vincent gémissait toujours devant Dieu […] Il s’avisa un jour de prendre une résolution ferme et inviolable pour honorer davantage Jésus-Christ, et pour l’imiter plus parfaitement qu’il n’avait encore fait, qui fut de s’adonner toute sa vie pour son amour au service des pauvres. Il n’eut pas plus tôt formé cette résolution dans son esprit que, par un effet merveilleux de la grâce, toutes ces suggestions du malin esprit se dissipèrent et s’évanouirent ; son cœur qui avait été depuis si longtemps dans l’oppression se trouva remis dans une douce liberté et son âme fut remplie d’une si abondante lumière, qu’il a avoué en diverses occasions qu’il lui semblait voir les vérités de la foi avec une lumière toute particulière…215.
Il restera cependant souvent plongé « dans une profonde tristesse », pensant, comme saint Bernard, que l’homme est « un pauvre ver de terre et une simple vapeur », que certaines bonnes actions en apparence « sont pleines de fumée, sans poids ni consistance »216. Cette parfaite lucidité n’empêcha pas son rôle éminent au service de la charité : il organisa dès 1624 le secours des galériens ; il fonda en 1625 la Congrégation de la Mission (elle s’installera au prieuré Saint-Lazare), puis en 1633 la Compagnie des Filles de la Charité (dirigée par Louise de Marillac) et les Conférences des mardis pour les prêtres, enfin en 1641 un premier séminaire. Vingt-cinq maisons de la Mission et quatorze séminaires existaient lorsqu’il disparut en 1660 217.
Une tradition Vincentine de vie intérieure sobre mais profonde demeure jusqu’à nos jours, dont se détachent les figures du lazariste Fernand Portal (1855-1926) et celle de l’aveugle Guillaume Pouget (1847-1933)218.
Les entretiens de Vincent étaient marqués par la simplicité et l’humilité. Il recommandait la pratique de l’oraison et la prière pour autrui :
Vous devez encore avoir recours à l’oraison pour demander à notre Seigneur les besoins de ceux dont vous aurez la conduite. Croyez assurément que vous ferez plus de fruit par ce moyen que par aucun autre. Jésus Christ, qui doit être l’exemple de toutes vos conduites, ne s’est pas contenté d’employer ses prédications, ses jeûnes, son sang et sa mort même ; mais à tout cela il a ajouté l’oraison. Il n’en avait pas besoin pour lui ; c’est donc pour nous qu’il a tant de fois prié, et pour nous enseigner à faire de même, tant pour ce qui nous regarde, que pour ce qui touche ceux dont nous devons être avec lui les sauveurs.
Dieu est très simple, ou plutôt il est la simplicité même. Et partant, où est la simplicité, là aussi Dieu se rencontre. Et comme dit le Sage [Pr 10,9], celui qui marche simplement, marche avec assurance.
Originaire lui aussi d’une famille paysanne, il entra à l’Oratoire et se distingua par son assistance héroïque aux pestiférés, que l’on isolait par peur de la contagion : « Jean Eudes voulait assister les malades : il ne pouvait donc rester dans les quartiers encore sains. Il décida de vivre comme ceux qu’il aidait. On les isolait dans les prés, abrités dans de grands tonneaux […] dans la vallée de l’Orne, les prairies Saint-Gilles appartenant à l’abbaye aux Dames […] c’est là qu’il priait, dormait, mangeait ; et l’abbesse, nous dit-on, venait elle-même lui servir ses repas. » Les précautions étaient strictes, selon la médecine du temps dont voici les prescriptions : « Quant aux paquets de lettres missives [ils] seront parfumés avec la fumée de graines de laurier, genièvre ou bois de romarin, ou mis dans le vinaigre ou eau-de-vie avec leur enveloppe… » 219.
Il consacra son activité aux missions, évangélisant des diocèses normands. Il quitta l’Oratoire pour pouvoir fonder une congrégation en vue de former des prêtres : celle-ci existe de nos jours220. Il prit en charge plusieurs séminaires, malgré l’opposition de ses anciens confrères puis de jansénistes. Par contre, il trouva « lumière et encouragement » à l’Ermitage de Jean de Bernières et chez Marie des Vallées qu’il admira beaucoup et dont il retraça La vie admirable…
Il déclarait que « l’amour, vie de Dieu, est l’alpha et l’oméga de toute réalité […] chacun est aimé sans mesure, d’un amour unique ». Notre cœur est fait pour « une très simple vue de Dieu, sans discours ni raisonnement » 221.
Le sens profond que prend pour lui le mot « cœur » est remarquable, avant que ce terme d’origine physiologique ne soit dévalué, voire dévoyé par des sensibilités dévotes et imaginatives. Pour Jean Eudes, c’est le lieu de l’intériorité et de l’amour, « partie suprême de l’âme […] pointe de l’esprit par lequel se fait la contemplation », centre intime d’un « sujet » capable d’entrer en communion, par et dans l’amour, avec d’autres sujets. Profondément, c’est « Dieu lui-même vivant en nous » ; en Jésus, le « cœur divin » est le « Saint-Esprit, duquel son humanité adorable a toujours été plus animée et vivifiée que de son âme propre et de son propre cœur ».
Les très nombreuses prédications en missions constituent la matière de son œuvre : abondante, celle-ci est peu lisible de nos jours à cause de son caractère répétitif et terne, mais on y sent beaucoup de paix. S’en détache La vie et le royaume de Jésus…222 :
Il n’y a point de lieu qui soit digne de Vous que Vous-même ; et il n’y a point d’amour avec lequel Vous puissiez être reçu dignement, sinon celui que Vous avez pour Vous-même… (109)
Réalité divine que l’on retrouve chez le prochain autant qu’au plus profond de soi-même :
Regardez votre prochain […] comme une chose qui est sortie du cœur et de la bonté de Dieu, qui est une participation de Dieu, qui est créée pour retourner en Dieu. (236)
L’homme n’est rien sans la grâce :
Je n’ai aucune force par moi-même de résister au moindre mal. (122)
Ils ne peuvent exercer le moindre acte de vertu par eux-mêmes […] la vertu étant un don de la pure miséricorde de Dieu […] Et au lieu de se troubler et décourager, ils demeurent en paix et en humilité devant Dieu. (182)
Il reprend les paroles de saint Paul :
Qu’ainsi je ne sois plus […] que je puisse dire : […] Je vis, non plus moi, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi. (126)
Je veux Vous aimer de toute l’étendue et de toutes les forces de Votre divine volonté, qui est mienne, puisque Vous Vous êtes tout donné à moi. (377)
Dès lors que Vous avez pensé à moi […] Vous m’avez aimé et Vous avez eu dessein de former en moi un vif portrait de Vous-même […] séparez-moi de moi-même et de tout ce qui n’est point Vous […] videz-moi de moi-même et de toutes choses […] afin de me remplir de Vous-même. (521/2)
Comme la terre change et transforme en soi les corps qui sont ensevelis en elle, convertissez-moi et me transformez tout en Vous […] afin que comme la terre consomme toutes les corruptions du corps qui est enseveli en elle, ainsi toutes les corruptions de mon âme soient consommées et anéanties dans Vos divines perfections. (573)
Ce grand seigneur à la personnalité attachante reçut une excellente éducation. Il se distingua en mathématiques et sciences naturelles, entra à dix-sept ans à l’académie militaire, se maria à vingt-deux ans : le couple eut deux fils et deux filles. Très brillant, il publia à vingt-huit ans un traité de la sphère céleste, une géographie, un manuel de fortification. Tous les éléments de la réussite mondaine étaient réunis, mais il voulait se faire chartreux ! Découvert et ramené à Paris, il s’occupa de reconstruire des églises, ruinant les projets de sa mère : elle le poursuivra de procédures pour lui disputer l’héritage paternel.
Il trouva le cadre de son action dans la Compagnie du Saint-Sacrement dont il fut un supérieur exemplaire de 1639 à sa mort, multipliant les fondations charitables. Ce laïc fut un grand directeur de conscience : il dirigeait aussi bien des carmélites qu’une ursuline, une fille de Saint-Thomas ou la présidente de Castille. Il fonda avec Henry Buch les Frères cordonniers en 1645, puis les Frères tailleurs.
Sa mort fut la conséquence d’une charité sans limites : « Dans Paris inondé, glacé et assiégé, il porte lui-même « du pain à des pauvres honteux dans des quatrièmes étages » (Annales). Le 11 avril 1649 il est contraint de se mettre au lit, soigné par la sœur de Charité de la paroisse Saint-Paul. » Il meurt le 24 avril223.
Pour son éditeur R. Triboulet, « dans la spiritualité française du XVIIe siècle, Renty par sa sainteté agissante… se distingue des deux autres célèbres mystiques laïques du siècle : son compatriote et ami Jean de Bernières et son émule Blaise Pascal, qui avait lu sa Vie. Son style est plus viril que celui de “l’ermite” de Caen, plus vert et plus serein que celui du penseur de Port-Royal. »224
Son influence sera considérable au XVIIIe siècle, en particulier sur le fondateur du méthodisme John Wesley qui l’étudie lors de son séjour dans la Géorgie lointaine et qui tire un Abrégé très élaboré de sa Vie225, ainsi que sur le quaker W. Penn, sur le groupe mystique guyonien d’Aberdeen, etc.
Ses lettres témoignent d’un profond équilibre spirituel et d’une grande paix, ce que ne laissait pas deviner le récit d’une vie haletante226. On y sent une profonde intelligence et une hauteur de vue qui surpasse bien de ses contemporains. Ainsi dans cette lettre, il s’oppose à un archevêque qui veut restreindre les femmes au cloître, de préférence, ou à la maternité :
… tant s’en faut qu’elle [la grâce] nous restreigne à deux conditions qu’au contraire elle les sanctifie toutes. Il n’y a plus de grec, ni de juif, ni de barbare, ni de français, de serviteur ni de maître, de mâle ni de femelle […] Tout autant que nous sommes de baptisés, nous avons revêtu Jésus Christ, et les lieux, les habits ni les vœux n’augmentent rien à la perfection chrétienne, mais sont moyens faciles pour y arriver […] Et je crois que ce serait une très grande erreur de vouloir faire changer une personne de son état et de sa condition pour lui faire trouver la perfection ; comme si Notre Seigneur n’avait pas sanctifié tous états, fait usage de tous et ne communiquait pas la plénitude de son Esprit à toute son Église […] Car il faut savoir que la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne. Et le mot de vocation veut dire qu’on est appelé de Dieu, qu’on est poussé, que nous sentons qu’il nous veut là. Hé ! que serait-ce donc d’ôter une personne d’un état parfait puisqu’il est chrétien, d’une vie sainte, si elle y a grâce ! 227.
À Élisabeth de la Trinité, prieure du Carmel de Beaune, femme torturée, il écrit avec une autorité que l’on rencontre rarement228 :
Votre mortification sera que je ne donne point mon consentement sur ce que vous me demandez. Veillez à affermir votre esprit en pureté et simplicité sous les ordres de Dieu […] en vous abandonnant.
En auteur d’un manuel de fortification, il utilise l’image du rempart pour faire l’éloge de la simplicité :
La simplicité est l’autre rempart de Pureté et agit sur le passé, séparant l’âme de toute duplicité, et multiplicité, et lui ôtant toutes les vues de ce que l’on a fait, et de ce que l’on a vu : ainsi l’âme est comme enclose entre deux remparts […] 229.
Ses lettres de direction rendent le son de l’expérience :
Vrai renoncement de soi, qui consiste à ne se servir plus de sa propre prudence, prévoyance, ni de la capacité de notre esprit, mais met l’âme nue et dépouillée de tout dans l’abandon et la tutelle de l’esprit de son Dieu qui lui suggère en chaque temps et action ce qui est à faire et est son mouvement et sa vie ; mais cet état doit être accompagné de paix, et d’une grande adhérence à Dieu dans son recueillement, c’est-à-dire que la pointe de l’esprit soit toujours tournée avec vigueur et ferveur vers la majesté suprême, dans une union simple avec Notre Seigneur notre réconciliateur, et qui seul nous donne accès vers Dieu par son esprit, lequel nous donne cet état de dépouillement pour réparer nos grands raisonnements et enchaînements de convenances et de retours ; c’est un désert qui est donné à l’âme qui ne produit rien et qui ne sent qu’aridité infertile en sorte qu’elle ne se peut rien promettre pour l’avenir, ce qui l’étonne fort parce qu’en effet c’est un grand changement, mais il faut qu’il serve à habituer l’âme à vivre en foi, c’est-à-dire non selon elle et ce qu’elle faisait, non s’arrêtant à ce qu’elle voit, mais à ce qu’elle croit 230.
Il est bon que l’âme s’oriente vers Dieu comme l’aiguille aimantée vers le nord :
[…] l’âme qui ne trouve rien en soi pour l’arrêter, est toujours pointée vers Celui qui la peut rassasier et nourrir ; c’est comme une aiguille touchée d’aimant […] aussitôt elle se tournerait vers son Nord, et que la tempête de la mer et des vents bouleverse et submerge même les vaisseaux […] toujours elle est fixe à cette propriété que Dieu a mise en elle par la nature […] et après toutes considérations, que faut-il faire ? Néant pour soi, et abandon […] Il est l’aimant qui touche, et qui pirouette et nous tourne après comme Il lui plaît, quand nous sommes bien abandonnés à Lui sans autre vue que Lui, renonçant sans cesse à toutes les autres adhérences ; il ne peut mal arriver ; on est entre Ses mains, quoi plus ? 231.
Les lettres à son confesseur, Saint-Jure, nous donnent accès à son expérience intime, par exemple celle-ci où ce grand seigneur raconte un souvenir d’humilité pleine d’ambiguité :
Marchant un de ces jours de ce Carême par les rues de Paris fort crotté et bien bas d’extérieur, je portais en moi ce sentiment de l’Apôtre, quand il dit qu’il était comme l’ordure et la balayure du monde, et comme il me semblait que j’étais dans ce rebut, je donnais bénédiction pour malédiction, et le reste du passage qui me fut mis en puissance passive, et en acte recevant lumière pour l’entendre et force pour l’exécuter. Je connus combien la propriété, et les choses neuves jusques aux bottes, jusqu’à un regard et à une contenance, blessent, si l’on n’y prend bien garde, la simplicité et la dignité de cet avilissement chrétien ; et je voyais que c’était une grande tentation de penser conserver son état de grandeur et de marque pour donner plus d’exemple, et avoir plus de poids pour servir Dieu 232.
La paix l’habite :
Pour ce qui me regarde, je n’ai pas grand-chose à dire. Je porte par la miséricorde de Dieu un fond de paix devant lui en l’esprit de Jesus-Christ, dans une expérience si intime de la vie éternelle, que je ne la puis déclarer : et voilà où je suis le plus tiré, mais je suis si nu et si stérile, que j’admire la manière où je suis, et en laquelle je parle. Je m’étonnais, comme parlant à la personne susdite, je commençais un discours sans savoir comme je le devais poursuivre, et disant la seconde parole, je n’avais point de vue de la troisième et ainsi des suivantes. Ce n’est pas que je n’aie la connaissance entière des choses en la manière que j’en suis capable, mais pour produire quelque chose au dehors, cela m’est donné et comme on me le donne, je le donne à un autre, et après il ne me reste rien que le fond susdit 233.
L’unité ou communion des saints est une réalité qu’il partage dès ici-bas :
Il y a environ dix ou douze jours que m’étant mis à mon ordinaire le matin à prier Dieu, je sentais en moi-même n’y avoir aucune entrée : je me tiens là humilié […] Lorsqu’il me fut donné à connaître qu’en effet j’avais l’indignité que je sentais, mais que je devais chercher en la communion des Saints mon entrée à Dieu […]J’eus connaissance pour lors que Dieu et Notre Seigneur ne nous formaient pas pour être tous seuls et séparés, mais pour être unis à d’autres, et composer avec eux par notre union un Tout divin. Comme une belle pierre, telle que serait le chapiteau d’une colonne, est inutile, si elle n’est au lieu où elle est destinée pour tout l’ouvrage, et jusqu’à ce qu’elle soit posée et cimentée avec tout le corps du bâtiment, elle n’a ni sa conservation, ni sa décoration, ni en un mot, sa fin. Cela m’a laissé dans l’amour et dans la liaison véritable et expérimentale de la Communion et de la communication des Saints 234.
Gaston de Renty la connaissait et lorsqu’elle avait trente ans, c’est lui qui lui annonça la mort de son mari, tué au siège d’Arras. Sur ses conseils, elle se consacra toute à Dieu. Elle est un bel exemple de la conversion d’une vie mondaine à une vie d’oraison menée dans le siècle. Si elle parle de sa vie intérieure avec trop de généralité pour mériter une lecture suivie, la mission très particulière qu’elle remplit, s’occuper des condamnés à mort, ne manque pas de couleur. Le récit nous en est conté par le carme Cyprien de la Nativité, le grand traducteur de Jean de la Croix :
Elle s’en allait aux cachots de la Conciergerie visiter ces pauvres criminels […] Il s’en est ensuivi des choses si extraordinaires en manière de repentance, qu’on en a vu et entendu qui ne cessaient de pleurer et de regretter leurs offenses […] Elle n’abandonnait pas les pauvres criminels, mais après les avoir visités en la prison qu’autant qu’elle pouvait […] elle conduisait à ses dépens [frais] le confesseur en carrosse jusqu’au lieu du supplice et demeurait là jusqu’à ce qu’elle les eut vus mourir.
[…] [à propos d’un jeune homme] l’ayant vu monter sur l’échafaud, et se tenant dans la presse […] elle lui faisait de fois à autre un signal avec un mouchoir, pour le faire souvenir d’élever son cœur à Dieu…235.
Que pouvait-il sortir d’intéressant d’un monastère de cisterciennes ? Il s’avère pourtant impossible de saisir pleinement le mouvement de Port-Royal si on ne le considère pas à partir du cloître, du chœur et de la cellule. Port-Royal n’est ni une école universitaire, ni un cénacle, ni un groupe réuni autour d’une personnalité prestigieuse (Lamennais). C’est un déploiement culturel de la prière. Au centre de tout : les religieuses. Ce sont les trois abbesses Arnauld et leurs sœurs qui ont fait graviter autour des monastères le reste de leur famille, tout comme c’est Jacqueline qui a attiré Pascal dans l’orbite de Port-Royal…236.
L’ensemble du mouvement de Port-Royal élargi aux jansénismes - le pluriel s’impose ici - a bénéficié d’une attention séculaire et a été la source d’une immense littérature237. Dans notre tome II, nous avons parlé de la réforme de l’abbaye par la Mère Angélique238. Notre projet se limitant à la seule mystique, au risque de décevoir nos lecteurs, nous ne présenterons ici que la Mère Agnès et le docteur Hamon, puis Pascal : tous trois sont clairement mystiques. Nous serons brefs, car nous nous effaçons avec respect devant des études d’amis de la Société de Port-Royal.
Rappelons simplement que l’abbaye devint le centre d’un mouvement intellectuel et spirituel grâce au rayonnement de l’abbé de Saint-Cyran et du théologien Antoine Arnauld : ils défendaient la théologie de saint Augustin. Ce fut le début de la controverse janséniste, du nom de Corneille Jansen, ami de Saint-Cyran et auteur en 1640 d’une forte défense d’Augustin. S’ensuivit en 1653 la condamnation par Rome de cinq propositions supposées refléter la pensée de l’Augustinus 239, et l’obligation de signer un Formulaire anti-janséniste. Le refus de la grande majorité des moniales entraîna toutes sortes de brimades. Finalement un compromis permit « le bel automne de Port-Royal », période brillante où s’illustrèrent Nicole, Arnauld d’Andilly, Le Maistre de Sacy qui poursuivit la belle traduction de la Bible qui porte son nom. Pascal, dont la sœur Jacqueline fut sous-prieure aux Champs, participa à la vie des Messieurs : il ridiculisa les jésuites en 1656-1657 dans ses Lettres Provinciales. Enfin une triste période couvre les années 1679 à 1710 qui virent diminuer le nombre des religieuses par suite de l’interdiction royale de tout recrutement. Elle se termine par la destruction physique de l’abbaye.
Trois générations se sont ainsi succédé en deux localisations, le monastère du Faubourg Saint-Jacques et l’abbaye de Port-Royal des Champs. Des rapports multiples avec tous les milieux de la société ont placé l’ordre de Port-Royal au cœur du vaste mouvement janséniste.
Ce vaste mouvement a inspiré la première approche moderne de l’univers religieux du XVIIe siècle proposée dans le Port-Royal de Sainte-Beuve : il y exprime de façon émouvante le regret de n’avoir pas trouvé dans les idéaux de Port-Royal une réponse à son questionnement intime. À Lausanne, lors de sa première étude du mouvement, il n’avait pas été non plus touché par le « Réveil » protestant suisse illustré par son ami théologien Vinet, auditeur de son cours240.
Puis Bremond, au début du XXe siècle, s’intéresse à d’autres « Écoles » et à la mystique d’abandon à la grâce. Cognet, au milieu du siècle, reprend de son côté le dossier de Port-Royal, en le précisant dans ses monographies : celles-ci complètent la fresque de Sainte-Beuve par l’approche des vécus intimes. Aujourd’hui les études sur Port-Royal dominent toujours l’érudition universitaire.
Une approche sérieuse du « jansénisme » conclut à l’absence de contenu précis de cette étiquette forgée par les jésuites de Louvain, à l’imitation du vocable de « calvinistes », puis reprise pendant plus de trois siècles. On rencontre dans la mouvance jansénisante les figures les plus diverses, depuis les augustiniens combatifs comme Arnauld, jusqu’à de belles figures iréniques. « Faut-il en conclure que le jansénisme n’est qu’un fantôme, comme le prétendait Arnauld ? » se demande Louis Cognet. C’est le sentiment profond de défendre la théologie augustinienne de la grâce qui rassemble la plupart des membres du groupe. À cela s’ajoute « un minimum d’orientations psychologiques communes […] la conception d’un christianisme profondément exigeant, qui veut être vécu sans compromissions ni concessions […] une conscience intense des droits de la personne et surtout de la pensée personnelle, en face des absolutismes de l’autorité241. » On songe alors à Pascal.
Sur le plan intime du vécu spirituel, la sensation est valorisée comme preuve expérimentale de la présence de la grâce divine, une tendance propre à la fin d’un siècle déjà psychologisant (Bossuet a tendance à ramener la béatitude au bonheur ressenti242). L’amour de Dieu supposerait l’amour de nous-mêmes comme son ressort, l’homme n’aimant Dieu que d’un amour second (Fénelon opposera à cette conception l’amour pur des mystiques).
« Le jansénisme n’existe pas […] il a toujours hanté la pensée chrétienne […] le Dieu des jansénistes demande à ses élus un dépassement permanent » : ferment multiforme, victorieux des jésuites lorsqu’il est étendu à l’Europe, il est révolutionnaire jusqu’à sa fin243. Les relations conflictuelles avec les autorités ecclésiale et royale traduisent une opposition profonde entre l’esprit de liberté intérieure qui naît dans le milieu ascendant de la bourgeoisie de robe et fait face à la fermeture progressive du despotisme royal né en réaction à la Fronde. Cet esprit s’exprimera tardivement et violemment à la Révolution - dont des figures marquantes seront jansénisantes, tel l’abbé Grégoire244.
Des frictions existèrent avec d’autres écoles spirituelles :
La rigueur des Amis de la Vérité ne pouvait s’accorder à l’adaptation des jésuites, soldats du Christ pour l’avancement de la cause catholique. Les Provinciales présentent un tableau quelque peu outré des accommodements consentis par ces derniers pour garder leur influence sur les Puissants, tableau si génial qu’ils ne s’en relevèrent pas.
L’étude des rapports entre les jansénistes et le cercle « quiétiste » assemblé autour de madame Guyon et de Fénelon, constate une opposition qui paraît à première vue irréductible. Elle n’est pas argumentée chez Madame Guyon, qui ne se place jamais sur le plan théologique, mais rend seulement compte d’une expérience intérieure reliée à la vie concrète245. On peut trouver des causes de circonstance à l’opposition que nous venons d’évoquer : un contentieux historique datant d’affrontements à Caen, ville de monsieur de Bernières246 ; l’action du curé de Saint-Jacques du Haut Pas, Louis Marcel247 ; des rapports cordiaux avec les jésuites, dont l’un d’entre eux, le P. Alleaume, membre du cercle qui entourait madame Guyon, fut inquiété ; la publication par Nicole de son dernier ouvrage, en 1695, Réfutation des principales erreurs des quiétistes… ; l’évolution du duc de Chevreuse, issu des Petites Écoles de Port-Royal, devenu un fidèle du cercle quiétiste ; l’opposition forte et constante de Fénelon devenu archevêque de Cambrai. Plus largement, comme c’est souvent le cas des minorités, chaque parti ne tenait guère à aggraver sa cause vis-à-vis des Pouvoirs en s’associant à un autre parti en difficulté248 !
L’étude fine reste à faire pour cerner les causes sous-jacentes aux échanges et aux malentendus. Sera-t-il possible de trouver des convergences entre les Amis de la vérité et les adeptes du pur Amour, les uns et les autres réprimés si durement par des pouvoirs civils et religieux qui par ailleurs composent si facilement avec les mondains… ?
Il faut pour cela se placer au niveau de la vie intérieure, au-delà des incompréhensions, des différences d’expression ou de comportements. L’appréciation de protestants étrangers, donc « neutres » a priori, est remarquable. Certains ont considéré les spiritualités quiétistes et jansénistes comme voisines : « C’est que le double recul, chronologique et confessionnel, leur permettait de saisir des analogies que les polémiques avaient cachées aux intéressés et à leurs disciples directs. Voyez comment Wesley définit la spiritualité de “Kempis, de Pascal et de Fénelon […] ce n’est pas la religion extérieure, mais la religion du cœur, la vie de Dieu dans l’âme de l’homme, la marche avec Dieu…”249 » : ceci s’écarte d’un côté de la position protestante affirmant une incapacité à l’union avec Dieu et, de l’autre côté, de celle de laxistes qui, loin de rechercher un contact avec Dieu, pensent que l’homme qui acquiert un minimum de moralité est promis au salut.
Jansénius « suggère à son lecteur une vie spirituelle très profondément unifiée par la relation à Dieu consciemment vécue », Nicole « propose une union continuelle à la volonté divine », comme Canfield250. Les jansénistes « rappellent avec force que tous sont appelés à être parfaits et donc à prendre les moyens d’y parvenir » : ce désir manifeste l’action de Dieu en eux. Au contraire, pour les quiétistes, « le vouloir est l’obstacle à la présence de Dieu », la volonté de perfection ne fait que recourber l’âme sur elle-même : ces mystiques vivent eux aussi une vie très sévère, mais l’essentiel est l’abandon à la grâce. Cette opposition reste donc importante251.
De toute façon, les uns et les autres furent discrédités, il ne resta de place que pour une voie « ordinaire offerte à tous » et une voie de perfection seulement réservée aux consacrés. De plus, on caractérisera l’expérience mystique par les seuls phénomènes extraordinaires au grand dam de tout christianisme intérieur.
La Mère Agnès est la première grande figure mystique de Port-Royal. Angélique Arnauld déclarait (avec envie ?) à propos de sa sœur : « peu à peu, l’amour qu’elle avait toujours eu pour la prière croissait, en sorte que, toute languissante, elle se traînait à l’église, où elle demeurait des heures entières » 252.
Elle fut pourtant tour à tour maîtresse des novices, coadjutrice, abbesse, simple religieuse. Succédant à Angélique en tant qu’abbesse en 1658, elle traversa de nombreuses épreuves car elle fut « non-signeuse » du Formulaire anti-janséniste que le pouvoir voulut imposer en 1665, ce qui l’éloigna des sacrements durant plusieurs années. Elle rappelait que, selon Saint-Cyran, « les âmes de grâce étaient comme les oiseaux qui se désaltèrent d’une goutte d’eau ». Sa bonté lui fera écrire son pardon à la « renégate » Flavie Passart.
Son premier écrit, le Chapelet secret, reste sous l’influence de Condren, puis des Lettres pleines d’amour pour ses correspondantes donnent la quintessence de sa profonde expérience dans un style très simple.
Il faut acquiescer aux renversements :
Quand Dieu laisse une âme dans la conduite ordinaire, elle doit prendre les meilleures voies pour aller à Lui et choisir l’état le plus sûr. Mais quand Il veut la diriger par Lui-même, Il a accoutumé de la mettre dans le renversement, pour faire voir que Ses voies ne sont pas nos voies, et que ce qui est périlleux dans notre élection est très salutaire dans la sienne, parce que c’est Lui qui donne le nom, la substance et la vérité aux choses, qui met la lumière pour les ténèbres, les ténèbres pour la lumière. En l’honneur de sa puissance de sa bonté, laissez-Le, je vous supplie, ma chère sœur [Catherine], faire de vous tout ce qu’il Lui plaira ; mais que ce soit dans un délaissement absolu qui vous tire de votre conduite, et vous fasse user de toutes les inventions que vous pourriez chercher pour votre délivrance, aimant mieux la captivité par Son ordre, que d’être libre par vous-même253.
Voici un passage sur la véritable oisiveté qui n’aurait pas été renié par Madame Guyon (qui l’appellera passiveté) :
… nous devons cesser toute pensée, tout acte, toute affection, et ne point cesser de cette cessation jusqu’à ce que Jésus-Christ nous en tire, nous obligeant d’exercer quelque acte qui nous réveille de ce sommeil dont parle l’épouse quand elle dit : je dors, mais mon cœur veille. Elle dort parce qu’elle n’agit pas, mais elle veille par ce qu’elle est attentive à recevoir les impulsions de la grâce pour les suivre fidèlement ; et c’est ce qui fait que cette oisiveté est sainte et non vicieuse, parce qu’elle est référée au faire de Dieu, et que c’est par respect à ses opérations saintes que nous n’osons agir, et non par paresse et stupidité, comme il pourrait arriver à quelques âmes 254.
S’adonner à la culpabilité devant ses fautes n’est qu’un obstacle à l’infusion de la grâce :
Plus vous vous sonderez et plus vous trouverez d’indisposition en vous ; et en y pensant moins, vous mettrez votre esprit dans un vide que Dieu remplira, n’y ayant rien qui L’empêche tant d’être en nous que l’occupation de nous-mêmes. Vous tenez merveilleusement à cela ; on sent en vous cette captivité, qui vous fait plus tort que vos fautes mêmes que vous voudriez bien retrancher ; mais vous ne voulez pas quitter prise aux réflexions que vous faites sur vous-même, établissant sur cela le principe de votre avancement, quoique ce soit celui de votre arrêt. Si vous aviez quitté cet entretien que vous avez avec vous-même, vous seriez dans la solitude, et Dieu vous parlerait au cœur, c’est-à-dire, Il vous changerait le cœur, car son parler est opérer. Il faudrait pour cela entrer dans une grande simplicité, ne regardant que les choses présentes, sans prévoir l’avenir ni se souvenir 255.
… arrêtez autant que vous pourrez tous les mouvements de votre esprit propre, sachant que tout ce qu’il fait est mauvais, et attendez que l’Esprit de Dieu prenne sa place. Il le fera quand vous cessez d’agir […] Dieu ne donne aucune lumière ni onction aux âmes qui en veulent avoir comme une chose qui leur est due, et qui se rebutent quand Il ne leur en donne pas ; mais Il les garde pour celles qui ne s’y attendent pas, et qui se mettent devant Lui pour Lui rendre leurs devoirs selon l’état où elle se trouvent […] Quand vous vous mettez devant Dieu, ne vous mettez point en peine de chercher des pensées pour vous entretenir en Sa présence… 256.
Elle appelle à se libérer de toute pratique centrée autour de soi, y compris les bonnes œuvres, pour ne plus obéir qu’aux mouvements de la grâce :
Je voudrais que vous regardassiez vos fautes comme vous vous feriez celles d’une autre dont on vous aurait donné la charge. […] Vous gémiriez devant Dieu pour elle, mais avec une paix intérieure qui serait l’effet de la charité que vous auriez pour cette personne. Faites de même, ma chère sœur, à l’égard de votre âme ; aimez-la comme un dépôt que Dieu vous a mis entre les mains, et ne la maltraitez point comme si elle était votre esclave ; conservez-lui la liberté que le Fils de Dieu lui a acquise, et délivrez-la de la tyrannie de votre amour-propre qui vous porte à la circoncire avec un couteau de pierre, afin de se glorifier en votre chair257. Vous avez toujours aspiré à mourir à vous-même, ma très chère sœur, depuis que vous êtes morte au monde ; mais parce qu’on le fait fort imparfaitement, Dieu y travaille Lui-même, et Il le fait principalement en nous mettant dans l’impuissance de rien faire, afin que nous attendions tout de Sa grâce, qui ne paraît pas tant quand elle nous donne quelque part à son action en nous faisant faire extérieurement de bonnes œuvres 258.
Après de brillantes études de médecine, Jean Hamon s’établit dans la paroisse Saint-Merri. Âgé de trente et un ans, il décida de quitter le monde, vendit sa bibliothèque, distribua son patrimoine aux pauvres. Sous la direction de Singlin, renonçant à devenir chartreux, il rejoignit le groupe des Solitaires à Port-Royal-des-Champs259.
Son orientation était « presque franciscaine » selon Cognet. Il s’occupa du jeune Racine qui demanda d’être enterré à ses pieds. En 1665, lors de la crise du Formulaire anti-janséniste, il lui fut permis comme médecin de résider aux Champs : alors qu’un paludisme endémique260 décimait la communauté, il assuma la double fonction de médecin des corps et des âmes. Il demeura de fait le seul directeur de conscience pendant plusieurs années. Il parvint dans cette situation complexe à conquérir l’estime de tous.
Chez lui, d’après Cognet, « la vie intérieure… se situe toujours au niveau conscient et discursif, et il en ignore les aspects proprement mystiques »261. Cependant, la prière est centrale et c’est dans la vie intérieure qu’il se ressource : il est aux frontières de la mystique. En découlent une douceur, une finesse et une bonté qui ne distinguait pas entre les conditions sociales. Nous citerons donc assez largement ce médecin des cœurs262 :
Comme on ne peut vivre de la vie du corps sans respirer, on ne peut non plus vivre de la vie de l’âme sans prier. Car comme le cœur ne peut pas tempérer sa chaleur dans la proportion nécessaire à la conservation du corps, sans le secours de l’air qu’il respire ; notre véritable cœur aussi ne saurait se [2] maintenir dans la participation de la vie de Dieu, que par le secours de la grâce de Jésus-Christ qu’il attire en le priant. Il n’y a point de vie pour le corps sans la respiration ; il n’y a point de vie pour l’âme sans la prière. [… 4] l’intermission de la prière est donc dans la vie de l’âme, ce qu’est l’intermission du mouvement du cœur dans la vie du corps.
[6] Toute la nature est réglée, excepté nous […] Les pierres tombent toujours, et leur propre poids ne les quitte point dans le repos. Le fer s’unit toujours à l’aimant. Chaque chose connaît son centre, sans même qu’elle ait de connaissance. Il n’y a que le cœur de l’homme qui ne le connaît pas, ou qui le connaissant par la lumière du Saint-Esprit qui l’éclaire, et s’y portant avec amour, cesse à l’heure même de s’y porter et souffre une interruption de son amour, qui le ferait mourir, si l’amour de Dieu qui est infini et qui nous a aimés de toute éternité avant que nous pussions L’aimer n’éveillait sans cesse notre cœur qui s’endort toujours sans Lui […] La prière n’étant rien dans le fond que le mouvement de cet amour.
[65] Quoi que je vous puisse donner, que je ne regarde jamais que ce que vous me donnez. Car si je vous donne quelque chose, Seigneur, c’est vous qui me le donnez. Si je vous réserve quelque chose, c’est vous qui me le réservez. Que je commence donc à vivre, Seigneur, sur la fin de ma vie, et que je me consacre entièrement à votre service ; car ce n’est pas vivre que de n’être pas entièrement à vous. Vous m’avez tout donné, mon Dieu, que je vous donne tout, et que je ne sois pas si malheureux que de me réserver rien, lorsque vous vous donnez vous-même à moi. Que toute ma prudence soit de voir ce que vous désirez de moi.
Cette prière étant cachée et n’étant point offerte à Dieu sur un autre autel que sur celui du cœur, elle est indépendante de toute sorte de juridiction, et elle ne peut pas nous être ravie ni par les [76] démons ni par les hommes. On peut fermer nos églises ; mais qui peut fermer notre cœur, que celui qui l’ouvre quand il lui plaît ? On peut nous mettre en prison ; mais qui peut empêcher le Saint-Esprit, comme parle Tertullien, d’y venir habiter avec nous ? […] Enfin quand on peut prier Dieu en quelque lieu que ce soit, tout lieu devient saint, et devient un temple, comme dit saint Clément d’Alexandrie.
[77] Dieu nous préserve de croire que le chant du cœur qui réveille le travail, que cette harmonie du Saint Esprit qui le sanctifie, et que ce gémissement de la colombe qui l’anime à la pénitence, puisse nuire en effet au travail qui est le premier fruit de la pénitence, et nous rende plus paresseux ou moins attentifs à ce que nous avons à faire. C’est pourquoi je trouve qu’on fait tort à la sainteté de la prière, quand on dit, pour excuser des personnes qui ne prennent point garde à ce qu’elles font, que c’est qu’elles pensent à Dieu.
Il est étonnant combien on ressent moins la lassitude du chemin quand on marche avec quelqu’un et qu’on s’entretient avec lui : j’ai vu des gens qui aimaient mieux parler à un paysan que de ne parler avec personne […] Mais ce qui est bien plus digne d’étonnement, c’est [80] que les hommes qui cherchent naturellement la compagnie ne cherchent point celle de Jésus-Christ […]
Marthe qui n’est que Marthe et qui ne prie pas en s’occupant au-dehors regarde le repos de Marie comme une peine, et se plaindrait de [83] ceux qui voudraient la faire jouir de ce repos. Ce qui est un grand désordre, comme remarque saint Bernard, et qui n’arrive que trop souvent dans les monastères où l’on aime mieux être rendu participant des affaires de la maison de Dieu, que de jouir de son repos ; ce qui vient de ce que l’on a l’âme tout extérieure, et que n’ayant jamais goûté le repos de Dieu, on n’en a aucune idée.
[123] Saint Paul veut qu’on garde le silence, non pas tant pour ajouter quelque chose à la mortification du travail, que pour le rendre au contraire plus facile par la consolation du Saint-Esprit. C’est pourquoi quand on s’ennuie dans son travail, c’est une marque que l’on travaille seul et que l’on ne prie point en travaillant.
[147] si le don de la contemplation et celui de la plus haute science doivent rendre les personnes exemptes du travail, il est certain que Sainte Thérèse ne devait point travailler […] Comme ses confesseurs lui avaient commandé d’écrire sa vie, nous voyons qu’elle se plaint dans ses livres de ce qu’elle était ainsi obligée d’écrire au lieu de filer.
[288] L’importance n’est pas tant de travailler ou de lire beaucoup, que de prier beaucoup : car si la science est à craindre, et s’il y a du péril dans la lecture, c’est la prière qui nous en délivre. Si la lecture peut nous faire du bien, comme certainement elle peut nous en faire beaucoup, c’est par le moyen de la prière, qui fait que nous nous appliquons ce que nous lisons, que nous nous en humilions, et que ce que nous lisons entre jusque dans le fond de notre cœur pour le soutenir et pour le nourrir.
[306] Qui a le cœur, a tout.
[311] Ce qui fait que nous sommes si peu utiles, c’est que souvent nous croyons l’être beaucoup, et que nous sommes éloignés de l’humilité du grand Saint Ignace, qui voyant son église sans pasteur par sa détention, se consolait de ce qu’elle aurait Jésus-Christ pour pasteur et qu’il la conduirait lui seul.
[330] C’est ce que demande Pharaon, de nous tenir toujours tellement occupés, que nous n’entendions plus l’amour de la vérité ; et par conséquent, que nous ne puissions point y acquiescer […] [331] Si donc la sagesse de Pharaon consiste à nous occuper d’une manière qui nous empêche de prier, la nôtre doit consister à nous occuper de telle sorte que nous puissions toujours prier. Si sa sagesse consiste à nous faire préférer les affaires qui paraissent bonnes et utiles à la prière, la nôtre doit consister à préférer la prière à toute sorte d’affaires, autant que l’obéissance ou la charité peuvent le permettre. […] à n’abandonner jamais le dedans pour le dehors, puisque même nous ne pouvons jamais nous maintenir dans la possession des dehors, si nous ne conservons avec soin le corps de la place. […] [332] c’est une grande folie de perdre le cœur pour les mains.
Blaise Pascal est le plus célèbre des amis de Port-Royal. Son génie intellectuel exceptionnel suscite l’admiration. Par contre, on parle moins de lui sur le plan intérieur, ou bien on traite parfois son Mémorial à la légère comme s’il était l’écho d’une divagation temporaire du grand homme.
Or on constate que parallèlement263 à une activité intellectuelle d’une ampleur exceptionnelle, de nombreux textes témoignent d’une vie intérieure tourmentée et en continuelle recherche : Sur la conversion du pécheur composé à la fin de l’année 1653, le Mémorial de novembre 1654, le fragment 753 proche de la seconde lettre à Charlotte de Roannez du 24 septembre 1656, certains passages des Écrits sur la Grâce de 1655-1656, l’Écrit sur la conversion et La Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies de novembre 1659.
Dès 1647, avec sa sœur Jacqueline, il se mit à fréquenter le monastère de Port-Royal de Paris où l’on suivait le sévère enseignement de Saint-Cyran. Le problème de la liberté de la grâce le taraudait et il prit parti pour la théorie augustinienne : l’homme ne peut faire le bien et obtenir le salut que par la grâce divine ; seuls quelques-uns seront sauvés, les prédestinés. Les mêmes choses découvrent ou cachent Dieu selon que nous le connaissons ou non :
… nous devons nous considérer comme des criminels dans une prison toute remplie des images de leur libérateur et des instructions nécessaires pour sortir de la servitude ; mais il faut avouer qu’on ne peut apercevoir ces saints caractères sans une lumière surnaturelle ; car comme toutes choses parlent de Dieu à ceux qui le connaissent, et qu’elles le découvrent à tous ceux qui l’aiment, ces mêmes choses le cachent à tous ceux qui ne le connaissent pas 264.
Il se lança dans les mondanités au moment où sa sœur Jacqueline rentrait à Port-Royal en 1652, mais dès 1653 celle-ci témoigne qu’il ressentait « un grand mépris du monde ». Il ne s’en départira plus. Plus largement, le sentiment d’impermanence et d’irréalité du moi hante Pascal : Qu’est-ce que le moi ? […] Si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? […] On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. (Fragment 567)
Philippe Sellier analyse ainsi cette angoisse métaphysique :
Les sciences nouvelles, mathématiques et physique, fonctionnent, mais elles n’apportent que des connaissances inessentielles ; les philosophes varient comme les modes ou ne conduisent qu’à un déisme vaporeux sans prise sur l’existence. L’être humain erre, égaré dans le monde vertigineux découvert par la révolution galiléenne, perdu entre la gravitation d’astres qu’il soupçonne à peine et le tourbillonnement des particules. Sa raison flotte au gré des idéologies, des pulsions, des maladies, des habitudes. Son affectivité déréglée, narcissique, le pousse sans cesse à se faire « centre de tout », lui si proche de rien. Existe-t-il un Dieu ? Qui est-il, et comment vivre uni à lui ? Impossible de sortir des incertitudes sans une expérience immédiate…265.
Puis Pascal déménage pour être plus près de Port-Royal. Toute cette période est remplie d’une intense créativité intellectuelle : en particulier, il jette les bases du calcul des probabilités. Mais il est en attente. Il écrira plus tard :
… [L’âme] se porte à la recherche du véritable bien. Elle comprend qu’il faut qu’il ait ces deux qualités, l’une qu’il dure autant qu’elle et qu’il ne puisse lui être ôté que de son consentement, et l’autre qu’il n’y ait rien de plus aimable. […] Elle fait d’ardentes prières à Dieu pour obtenir de sa miséricorde que comme Il lui a plu de se découvrir à elle, il lui plaise de la conduire et lui faire naître les moyens d’y arriver…266.
Il trouve la réponse à son attente et à ses doutes dans l’expérience fulgurante qui a lieu dans la nuit du 23 novembre 1654, et dont il écrit le compte-rendu sur un parchemin gardé caché sur sa poitrine tant l’événement fut important267. Pour J. Mesnard, le Mémorial constitue la « révélation mystique, toute personnelle : Dieu embrase le cœur du fidèle de son “feu”, apportant la “certitude” de sa présence, dans le ravissement et la “joie”. À expérience exceptionnelle, langage exceptionnel : à la fois poème et calligrammes, le Mémorial rejoint la grande tradition des mystiques268. » De même, pour Ph. Sellier, « tout indique qu’il a éprouvé la présence de ce Dieu ‘qui s’unit au fond de l’âme, qui la remplit d’humilité, de joie, de confiance, d’amour’ (fr. 690). Le fameux « Mémorial » porte la trace d’une rencontre exceptionnelle avec ce Dieu d’amour. »269 :
L’an de grâce 1654270
Lundi 23 novembre, jour de saint Clément, pape et martyr, et autres au Martyrologe.
Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres.
Depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demi.
Feu.
Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob271
non des philosophes et des savants.
Certitude, certitude, sentiment, joie, paix.
Dieu de Jésus-Christ.
Deum meum et Deum vestrum. 272
Ton Dieu sera mon Dieu.273
Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.
Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Évangile.
Grandeur de l’âme humaine.
Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu.274
Joie, joie, joie, pleurs de joie.
Je m’en suis séparé.
Dereliquerunt me fontem aquae vivae.275
Mon Dieu, me quitterez-vous ?
Que je n’en sois pas séparé éternellement.
Cette est la vie éternelle, qu’ils te connaissent seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ.
Jésus-Christ
Jésus-Christ
Je m’en suis séparé. Je l’ai fui, renoncé, crucifié.
Que je n’en sois jamais séparé.276
Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Évangile.
Renonciation totale et douce.
Il nous est donc donné de lire un texte que personne n’aurait dû voir : l’aide-mémoire où Pascal a relaté l’événement le plus important de sa vie afin de ne jamais oublier ce qui lui avait été donné. Le style sobre fait ressortir l’intensité de l’expérience : aucun sentimentalisme ne l’affaiblit. Pas d’ornement superflu dans ce compte-rendu précis et ordonné : ce scientifique note en premier le cadre objectif (date, durée). En se limitant à des substantifs, Pascal rend compte du vécu de façon immédiate sans introduire de formes verbales qui traduiraient des mises en relations ou des explications, c’est-à-dire la réflexion du sujet.
Des citations bibliques inscrivent ce vécu dans la tradition : Pascal a un souci intense d’être dans l’orthodoxie chrétienne et ne veut pas vivre une illusion. Réciproquement, cette expérience lui confirme l’exactitude de ce qui est dit dans les Écritures.
Plus profondément encore, en un éblouissement, il comprend soudain ce dont parlent la Bible et l’Évangile : le feu du Buisson ardent vécu par Moïse, il le revit en lui. De même il a la révélation de l’expérience intérieure qui sous-tend l’Évangile. Cette révélation et l’intensité de l’amour reçu font couler des « pleurs de joie ».
L’état mystique est si profond qu’il entraîne un « oubli du monde et de tout ». Puis à la remontée vers la condition ordinaire, resurgissent culpabilité et crainte propres aux couches psychologiques superficielles de l’être. Le temps réapparaît. « Je m’en suis séparé…», « Me quitterez-vous ? » : il comprend le passé, il émet le souhait à l’avenir de ne plus être séparé de cette réalité qu’il a touchée de si près.
Dès lors, la certitude l’habitera. Comme l’explique Ph. Sellier, « La fluidité de notre apparence physique […] l’instabilité de notre être psychologique, tout cela conduit Pascal à la question la plus radicale “Qu’est-ce que le moi ?” […] La réponse se trouve contenue tout entière dans le texte du “Mémorial” […] Pascal est intimement convaincu que, sous la fluidité de nos contenus de conscience, existe à jamais un lieu mystérieux que nous appelons âme : lieu des incandescences qui éclairent toute existence humaine… » 277.
Sa vie reposera désormais sur l’expérience de Dieu comme l’indique le triomphant fragment 360 :
Prophétiser, c’est parler de Dieu non par preuve du dehors, mais par sentiment intérieur et IMMEDIAT 278.
Le Mémorial se termine sur une renonciation totale et douce, donc pleinement acceptée, qui va conduire toute sa vie à partir de là : il va vivre dans des règles de vie très strictes, un détachement croissant de toutes choses et des gens pour cheminer vers Dieu.
La maladie va alterner avec le travail et finira par l’emporter. Il fait d’abord retraite à Port-Royal des Champs du 7 au 28 janvier 1655 279. Suivront les Écrits sur la grâce (fin 1655- début 1656), Provinciales (janvier 1656 à mars 1657) et divers écrits qui tentent de protéger Port-Royal (1658), Projet de juin 1658. Il travaille le corps principal des Pensées en 1658 jusqu’au tout début de 1659, la maladie réduisant l’activité. Il écrit la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies (novembre 1659) : il souffre beaucoup, en particulier de maux de tête, à tel point qu’il ne peut travailler pendant des mois entiers. Mais il ne se plaint pas et vit la souffrance en chrétien, comme il l’avait écrit dès l651 :
… tout ce qui est arrivé à Jésus-Christ doit se passer et dans l’âme et dans le corps de chaque chrétien 280.
En 1661, il quitte les controverses sur Port-Royal, et se consacre à son Apologie qui restera inachevée et que nous ne connaissons que sous la forme de fragments, les Pensées. Il y suit un schéma augustinien : préparer l’irruption possible de la grâce en faisant le vide préalable, c’est-à-dire en minant les certitudes de la sagesse humaine (première partie : le monde sans la grâce, source d’incertitude, d’ennui, d’angoisse, qui attend sa rédemption ; deuxième partie : le monde nourri par l’Écriture, trace de cette attente, puis de la réponse de la grâce en Jésus-Christ). Il entend partager la découverte qui lui fut accordée.
Le témoignage de Gilberte281 sur la fin de la vie de son frère nous le montre menant une vie remplie d’un “amour si grand pour la pauvreté qu’elle lui était toujours présente”. Il se souciait beaucoup d’améliorer concrètement la condition des pauvres : pendant une rémission de la maladie en 1662, il lance avec le duc de Roannez les premiers transports publics, les « carrosses à cinq sols ».
À la fin, il veut partager le sort des plus démunis, il réclame qu’on le transporte à l’hôpital général, mais sa famille le garde. Après avoir reçu l’Extrême-Onction, il meurt chez Gilberte “le dix-neuvième d’août à une heure du matin, âgé de trente-neuf ans deux mois” 282.
Avant de justifier ce titre en présentant des figures faisant partie de la seconde moitié du siècle, nous rappelons l’existence de deux grands mystiques « étrangers » qui auraient dû figurer au tome précédent : l’un fut appelé le « Jean de la Croix néerlandais », l’autre a été récemment découvert par un manuscrit napolitain.
Gérard Verscharen, né à Bois-le-duc (« s Hertogenbosch) vers 1588, entra au noviciat à Gand en 1613 sous le nom de Jean-Evangéliste. Dès 1620, il fut nommé au couvent de Louvain comme maître des novices de la province de Flandre. Il devint un directeur spirituel recherché puis passa les dernières années de sa vie à Tervuren (entre Bruxelles et Louvain), participant à la fondation d’un nouveau couvent de capucins à la lisière de la forêt de Soignes qui avait abrité Ruusbroec… Il y écrivit ses ouvrages, en gardant contact avec ses amis de Louvain et avec de jeunes religieux qui venaient y compléter leur formation spirituelle.
Il fut reconnu partout comme un maître, aussi bien dans des milieux jansénisants (par l’intermédiaire de son ami Libert Froidmont), dans des milieux piétistes (par l’intermédiaire de Pierre Poiret), et en Espagne (par Isidore de Léon). Son œuvre principale rédigée en flamand, Het Ryck Godts inder Zielen oft binnen u. lieden, a bénéficié de plusieurs éditions depuis 1637. Elle a été traduite en anglais, allemand, espagnol …mais ce Royaume de Dieu dans l’âme ne l’est pas encore en français283. Son importance le nécessiterait pourtant.
Le « Jean de la Croix néerlandais » ouvre sur la « lumière intérieure » chère aux quakers ainsi que sur la « foi nue » chère à madame Guyon. Il invite à l’achèvement de la vie spirituelle par le retour à un état d’activité.
Chapitre 21. De ce que l’âme expérimente ici de Dieu, et comment elle doit soigneusement le garder.284
Elle voit maintenant comment elle cherchait Dieu grossièrement et stupidement, lorsqu’avec des images, des considérations, et en s’exerçant dans les exercices, elle se tournait extérieurement vers Lui. Elle ne peut s’étonner suffisamment de son aveuglement d’autrefois et de son insensibilité, alors que Dieu est si proche d’elle ; elle ne L’avait pas encore connu ni expérimenté, tout comme s’Il avait été loin d’elle. Parce qu’elle voit clairement qu’elle est saisie et entourée par Lui, comme son corps l’est par l’air. Pas plus que l’air, il ne doit être cherché ou connu à travers des images ou des similitudes, mais seulement par une jouissance intérieure.
Chapitre 27. Que dans cet exercice il n’y a pas d’aridité, ou désolation pour l’âme comme dans les autres exercices.
De même que la nuit vient parce que le soleil est sous la terre qui s’interpose entre lui et nous de telle façon qu’entravé par la grandeur et l’épaisseur de la terre il ne puisse nous envoyer ses rayons, de même si nous sommes tournés vers des images et des pensées quelconques, nous fabriquons une grosse terre : un obstacle entre Dieu et l’âme qui empêche qu’Il puisse déverser ses rayons divins. […] Et de même que lorsque le soleil, aussitôt qu’il a fini sa course sous la terre, commence à s’élever de nouveau au-dessus de l’hémisphère, la clarté du jour revient parce que le soleil étant maintenant au-dessus de la terre envoie ses rayons brillants sur nous, aussitôt que l’âme se détourne elle-même de ces images et pensées, elle reçoit de nouveau la vivacité et l’agilité de l’Esprit et par là s’élève à Dieu, elle est de nouveau illuminée de la splendeur et de la clarté de la proximité divine comme auparavant…
Homonyme du Gregorio de Napoli humaniste passé à la réforme capucine en 1576, il entra chez les capucins en 1610, vécut de façon retirée, supportant un asthme invalidant, mais « sempre contentissimo » 285. Sa « dottrina mirabile » de l’amour (c. 1622) traduit son expérience directe de la nudité spirituelle couronnée par l’amour :
Chap. 61. Traités divers d’exercices spirituels. Premier traité : de l’amour unitif et de la manière de l’acquérir.
Aucune vertu n’a la force d’unir l’âme à Dieu, sinon la charité. […]
Par là, on reconnaît la grande différence entre la théologie scolastique et la mystique : l’une s’apprend par les actes de l’intellect, et l’autre, par les passions amoureuses de la volonté, qui rendent compte à l’intellect combien bon et doux est le Seigneur, de sorte que le chemin vers la Sagesse divine consiste à traiter toujours avec Dieu en causant jour et nuit avec lui.
Ici il faut donner un avertissement très important : il faut veiller à tenir les rênes de l’intellect, afin qu’il ne soit pas trop spéculatif, et qu’il n’empêche pas les passions et les impulsions de la volonté ; puisque je ne parle pas ici de la connaissance, mais de l’amour de Dieu, car il vaut mieux aimer Dieu que le connaître ; et si l’on argumente avec saint Thomas que la béatitude au ciel consiste essentiellement en la connaissance de Dieu, d’où il est plus important de connaître Dieu que de l’aimer, je réponds : au ciel nous verrons Dieu tel qu’il est en soi-même, et cela suffit à rendre bienheureux celui qui le voit ; mais en cette vie, nous ne le verrons pas tel qu’il est, mais selon nos petites capacités, en l’adaptant à la mesure de notre intellect.
Mais l’amour n’est pas cela. Le propre de l’amour consistant à transformer l’amant en la chose aimée, qui, s’oubliant soi-même, est entièrement passé en celle-ci, comme en une seule chose, c’est pourquoi il vaut mieux l’aimer que le connaître, car en cette vie, nous le connaissons comme nous le pouvons, mais nous l’aimons tel qu’il est.
Les clercs sans expérience mystique ont l’habitude curieuse de critiquer ce qu’ils ne connaissent pas : plus l’expérience est élevée, plus les ennuis sont importants ! Nous l’avons vu pour Benoît de Canfield à propos de la troisième partie de sa Règle. Constantin de Barbanson eut lui aussi à répondre à de nombreuses critiques faites à ses Secrets sentiers de l’amour divin parus en 1623 : il rédigea son Anatomie de l’âme en 1635 pour clarifier sa pensée.
Puis le carme Maur de l’Enfant-Jésus fut attaqué par son confrère Jean Chéron (1596-1673), « ferrailleur redoutable » selon Certeau, type même du théologien-philosophe anti-mystique : ses moqueries se veulent l’expression d’un bon sens rationnel. Chéron publie en 1657 son Examen de la Théologie mystique, qui fait voir la différence des lumières divines de celles qui ne le sont pas, et du vrai, assuré et catholique chemin de la perfection de celui qui est parsemé de dangers et infecté d’illusions ; et qui montre qu’il n’est pas convenable de donner aux affections, passions, délectations et goûts spirituels la conduite de l’âme, l’ôtant à la raison et à la doctrine : ces mêmes arguments seront repris dans le procès de la fin du siècle qui mettra aux prises Nicole et Bossuet d’une part, Fénelon et madame Guyon d’autre part.
Comme Chéron est à l’origine de la première attaque violente du siècle, à laquelle nos « avocats du vécu mystique » vont tous avoir affaire, résumons par quelques citations ses griefs très classiques qui se regroupent en cinq chefs d’accusation :
(1) Scandaleux mépris des mérites et paresse : « D’où vient que tous ces goûts spirituels, ces élévations, ces contemplations, ces états où l’âme se trouve sans aucun usage de sa [9] liberté, doivent être tenus pour suspects. Pourquoi cela ? Parce que tous ces états ne sont pas méritoires par eux-mêmes ; ce sont comme des intervalles où l’âme se repose sans avancer, sans combattre … Il [Dieu] nous a mis en ce monde pour travailler, il n’a garde de nous ôter par ces faveurs le temps qu’il nous a donné pour acquérir des mérites… »286.
(2) Idée confuse d’aimer ce que l’on ne connaît pas : « Théologie Mystique … [est] une explication, [18] raisonnement ou intelligence des choses ou des vérités divines … Cependant ces Auteurs donnant le doctorat de la Théologie Mystique aux plus simples femmelettes … quelques-uns même la mettent dans un seul acte, qu’ils appellent contemplation amoureuse, … si subtil et si délicat que l’âme ne le voit ni le sent … Comme on peut voir dans le degré du Mont-Carmel, [19] d’où il suit que cette connaissance générale …[est une] idée confuse … car il faut connaître avant que d’aimer, et n’aimer rien par-dessus son mérite … Ainsi je ne sais pourquoi l’Auteur de la nuit obscure287 dit que cette contemplation amoureuse est une lumière pure, simple, générale…” ; « L’Anatomiste de l’âme [Constantin de Barbanson !]… dit Que Dieu excite l’âme au plus intime de la volonté à aimer, sans savoir quoi ni comment, il suppose la même fausseté… [24]. »
(3) Des descriptions imaginaires de l’âme : « Or comme ils donnent à l’âme un fond, un milieu, un sommet, aussi lui donnent-ils un pourpris [enceinte, habitation] et un centre à ce pourpris, comme on peut voir dans l’autheur de l’Anatomie de l’âme… [42] ; ainsi les mystiques parlent de la nature de l’âme « comme d’une arche de Noé, composée de plusieurs étages, comme d’un château qui a ses parties288 … : toutes imaginations fausses… [43, 250] » ; or « il est obscur comment on peut voir et trouver dans un centre qui n’est qu’un point, une vaste solitude de divinité… [265]. »
(4) La célèbre “supposition impossible” : « N’est-ce pas donc une erreur épouvantable de mettre le soin de son salut entre les empêchements de la perfection et dire qu’il ne faut point craindre l’enfer, mais s’en rapporter à Dieu qu’il en fasse comme il voudra … c’est une ruse de Satan [209]. »
(5) Influencés par les femmes, les “nouveaux mystiques” croient tout savoir par expérience et même comprendre le sens profond de l’Evangile : « Les maux que les visions des femmes ont causés dans l’esprit des doctes » [178] peuvent s’expliquer par les « productions de la mélancholie » [184]. Quant aux productions des « nouveaux mystiques » [198], « je laisse donc à penser au Lecteur ce qu’il doit espérer de la lecture de ces livres … [où] leurs auteurs si contraires entre eux se professent savoir tout par expérience … supposent que Jésus-Christ a souffert mille reproches pour l’enseigner ; ce qui n’est point vrai, car la doctrine de Jésus-Christ est claire et facile à entendre… [266]. »
Devant ces attaques, plusieurs capucins vont prendre la défense de la vie mystique289. Nous avons vu290 que les capucins étaient la branche franciscaine vouée à l’intériorité, le premier d’entre eux étant Benoît de Canfield.
La défense de la mystique n’était pas leur objet premier : loin de céder à quelque licence écrivaine, ils entendaient le plus souvent répondre à la fonction de maître de novices qui leur avait été confiée parce que leur achèvement avait été reconnu par leurs pairs. Ils évitent toute controverse, mais exposent pas à pas des degrés, des étapes qui laissent deviner leur expérience intime.
Une telle « mise en ordre » du vécu spirituel et mystique se justifie pour fournir d’une manière organique directions et conseils concrets aux jeunes disciples, attachés à tel ou tel état, qu’il faut donc présenter avec précision, dans une juste perspective, en indiquant leur caractère relatif, les risques de stagnation, etc. Le danger propre à toute systématisation d’une échelle spirituelle pouvait par ailleurs être corrigé cas par cas dans les relations personnelles entre maîtres et dirigés durant les années de noviciat. L’insistance sur la primauté de la grâce divine reste toujours clairement affirmée.
Un cercle de fidèles se formait donc autour d’un capucin rayonnant sur son entourage dans et près d’un couvent de province. À sa demande, mué en auteur plus ou moins adroit, il rédigeait un manuel sur la vie chrétienne intérieure appelée à devenir mystique si Dieu le veut. Souvent il restera l’auteur d’un seul épais volume repris et augmenté lors d’éditions successives.
L’utilisation qui pouvait en être faite sans discernement par des lecteurs curieux ou imaginatifs n’était guère possible car ces « œuvres » étaient des manuels proposant des médecines de l’âme plutôt que des développements lyriques ; ils se référaient à un vécu que leurs auteurs affirmaient réel et possible ; ils ne développaient pas des idées. Aussi ont-ils été oubliés lorsque leur usage à fin de guidance mystique a disparu au moment de l’assèchement spirituel du siècle suivant au sein des Ordres. Ils demeurent sous-évalués par des érudits modernes parce qu’ils n’y ont pas trouvé d’originalité conceptuelle291.
Leur redécouverte permet celle d’une vie intérieure analysée avec toute l’expérience humaine que ces maîtres de novices ont acquise en répondant à des difficultés. Leurs « manuels » de vie intérieure sont plus aisés d’accès que leurs équivalents en langues étrangères qui nécessitent des traductions délicates du vocabulaire. Ils tiennent compte de la nature des dirigés et sont généralement clairs et simples. Il faut accepter leurs répétitions, car ils veulent présenter le diamant sous toutes ses facettes. Mais ils sont les témoignages optimistes d’un vécu attesté très vigoureusement. Les « méthodes » sont proposées sans fausse humilité ni déréliction (pas de masochisme ou de « croix » mal interprétées).
Nos présents traités fixent une tradition en voie d’affaiblissement. La nécessité d’en sauver par écrit l’essentiel a probablement été ressentie par un Pierre de Poitiers auteur du Jour [Lumière] mystique, par un Simon de Bourg-en-Bresse… Cela les a conduits à rédiger de gros volumes (huit cents et seize cents pages !) dont nous ne pouvons ici que suggérer les parfums. Pour quelques traités triés dans une longue liste, nous avons été émerveillés de retrouver l’équivalent en qualité d’autres traditions292. Parmi ces capucins oubliés du Grand Siècle, certains sont particulièrement importants et profonds293.
Pierre de Poitiers prit l’habit en 1625 et assura de nombreuses charges à partir de 1648, séjourna à Rome où il fut apprécié par deux papes et par Christine de Suède294. Il publia un ouvrage longuement médité de 1600 pages en deux tomes comportant dix traités, où il se proposait d’apporter toute la lumière possible sur la « science amoureuse » : Le Jour mystique ou l’éclaircissement de l’oraison et théologie mystique, par le Révérend Père P. de P. Provincial des Capucins de la province de Touraine, Chez Denys Thierry, 1671. Il entendait défendre ainsi auprès de Rome l’exercice de l’oraison de foi nue contre Nicole et d’autres « anti-mystiques ». Il se situe dans la lignée de Ruusbroec, Tauler, Benoît de Canfield…
Le Jour mystique… traitait si bien de l’expérience mystique qu’il fut pris comme référence par deux mystiques en difficulté : madame Guyon et Fénelon. Ils le citèrent longuement sous le nom quelque peu mystérieux d’Auteur du Jour mystique dans leurs Justifications, l’anthologie d’auteurs mystiques de toutes époques qu’ils établirent durant l’été 1694 pour préparer leur défense aux « rencontres d’Issy », procès fait aux « nouveaux mystiques. » Il est trente fois295 present, soit dans presque la moitié de soixante-sept clés où sont abordés tout à tour les principaux thèmes spirituels. Pierre de Poitiers se place ainsi entre saint Bernard cité vingt-huit fois et Canfield cité vingt-quatre fois ; il est le seul contemporain prenant une très honorable onzième place dans une anthologie qui couvre tous les siècles ; il faut remonter au début du XVIIe siècle pour trouver deux autres noms plus présents : Jean de Saint-Samson et François de Sales. De plus madame Guyon renvoie trois fois (sans les reproduire, par suite de leur longueur) à d’importants développements296, ce qui est très exceptionnel, signe d’une considération partagée seulement pour Canfield.
Certains lecteurs souffriront un peu, car il faut accepter de suivre pas à pas Pierre de Poitiers dans sa volonté de définir chaque degré de la vie mystique. Mais nous ne doutons pas qu’ils apprécieront la clarté du propos et la profondeur de sa « science amoureuse ». Dans l’anthologie qui suit, le choix d’un quart des extraits relevés par madame Guyon est combiné à ceux de notre choix, en suivant le plan du Jour mystique…297.
Préface.
J’y parle aux âmes mystiques de cet amour savant et de cette science amoureuse, ou de cette sublime Sagesse dont votre apôtre entretenait les parfaits ; et c’est vous mon sauveur qui êtes le principe et le seigneur des sciences ; c’est en vous que sont cachés et renfermés tous les trésors de la Sagesse ; c’est vous qui en avez la clef comme le Maître, et qui seul pouvez ouvrir et fermer comme il vous plaît.
Je découvre le fond de l’âme mystique que vous avez rendu un abîme qui ne peut être rempli que de Dieu, qui a pour objet la connaissance et l’amour de ses incompréhensibles perfections ; et c’est vous, mon seigneur, qui seul pouvez combler cet abîme qui soupire après vous, parce que vous êtes l’objet et le trésor de son entendement, sous la considération d’une ineffable beauté, comme vous êtes la vie et le repos de sa volonté par l’amour jouissant de son infinie bonté.
Cet objet est si éminent que de toutes les lumières celle de la foi nue est seule capable de l’éclaircir et de le découvrir à l’âme qui vous connaît d’autant plus, qu’elle sait que vous surpassez toutes ses connaissances, toutes les idées et les images de l’être créé, et vous êtes d’autant plus cher et plus précieux à son cœur qu’elle prend plaisir d’adorer et [3] d’aimer en silence une beauté et une bonté qui se peut seule parfaitement connaître, et qui surpasse infiniment tout ce qu’elle en peut comprendre et concevoir 298.
Livre premier. De la nature de l’oraison mystique, et de l’excessive activité ou propriété d’images :
Traité 1. De l’existence, de la nature, de l’objet et des espèces de l’oraison mystique.
Chapitre 1. Pour servir de préface à tout l’ouvrage.
L’oraison, ainsi que disent les saints Pères, est une élévation de l’âme en Dieu, un entretien familier et réciproque entre la créature et son Créateur, qui lui découvre ses secrets, et lui révèle ses mystères, pour se faire aimer d’elle en se faisant connaître ; mais il ne fait cette grâce qu’à celles qui sont petites à leurs propres yeux, et qui demeurent abaissées devant lui par la connaissance de leur néant, par l’aveu de leur faiblesse et par le sentiment de leurs misères et de leur indignité 299.
Cette âme ayant tout abandonné à son Dieu, son être et la capacité de son être ; tout son plaisir est de se laisser faire en elle et par elle tout ce qui Lui plaira, par les ténèbres ou par les lumières, par les rebuts ou par les caresses, par les privations ou par l’abondance ; demeurant tranquille dans l’inquiétude des sens, dans le soulèvement des passions, dans les obscurités et tentations, en vue et par le respect de Celui qui est et qui opère toutes choses en elle, selon qu’Il l’entend et le veut, par le motif de son bon plaisir, le suivant en tout, aimant tous les états qu’Il y opère, même les plus obscurs et dénués, et lui adhérant pour lors par un repos mystique, c’est-à-dire, par des actes non réfléchis et aperçus de foi et d’amour nu en la pointe de son esprit. Par ce nu consentement, par cet abandon muet, par cet amour pur, l’incompréhensible est aimé en l’âme au-dessus de toutes pensées et de tout acte apercevable 300.
Dans l’oraison mystique, l’âme par la foi nue s’élève à un très pur amour ; et c’est par cet amour que Dieu est connu. Il est connu et aperçu, parce qu’Il est goûté et savouré, et que, comme dit très bien saint Grégoire, l’amour même est une connaissance, qui procède dans les âmes de l’union avec celui qu’elles aiment ; outre que d’autant plus que l’amour est exquis dans les opérations mystiques, d’autant plus l’union y est étroite 301.
C’est par l’humilité, je veux dire par l’anéantissement et le dénuement de lumière, de sentiments, de facilité à produire ses actes et ses affections que Dieu veut introduire l’âme au secret de sa face. On a beau lui recommander cette mort entière d’elle-même, cet abaissement et cet assujettissement de son entendement, cette humilité qui la doit rendre aussi simple qu’un enfant : toutes ces théories ne la peuvent instruire du secret de son néant et de l’humilité, si vous-même, ô mon Dieu, qui êtes descendu du plus haut des cieux pour nous enseigner, ne lui apprenez cette vertu. […] C’est ainsi que l’âme entre dans les sentiments d’une vraie humilité, et d’une dépendance continuelle de son Dieu ; auquel elle dit avec plaisir, par les paroles d’un prophète parfaitement éclairé (Isaïe 26, 12) : « C’est vous, ô mon Dieu, qui opérez tout en nous », ne faisant presque autre chose de sa part qu’anéantir comme imperceptiblement ses propres mouvements et ses opérations, pour laisser vivre en elle la vie et les opérations de Dieu 302.
Chapitre 2. De l’oraison en général.
[…] Mais selon ma pensée la meilleure définition de l’oraison, qui lui est plus essentielle, et qui aussi est la plus communément reçue, est celle que lui donnent quelques Pères disant qu’elle est une ascension, une montée, une élévation de l’âme en Dieu. Je dis qu’elle est la meilleure, parce qu’elle comprend toutes sortes d’actes intérieurs qui occupent l’âme de Dieu, et la disposent à son union, que prétend l’oraison.
D’où il faut conclure que bien que quelques-uns restreignent l’oraison mentale ou vocale au point de la simple demande qu’on fait à Dieu de quelque chose convenable ; néanmoins dans le sens le plus commun des Pères et des auteurs qui ont écrit de l’oraison, elle a plus d’étendue, et comprend tous les actes intérieurs qui tendent au culte divin ; et ainsi nous pouvons dire que l’oraison mentale est une sérieuse application de l’entendement à la contemplation ou méditation de Dieu, des choses divines et des vérités importantes au salut, ordonné pour enflammer la volonté à fuir les vices, à pratiquer les vertus, et enfin à aimer Dieu de tout son cœur.
Sous cette définition quelques-uns comprennent, et avec beaucoup de raison, toutes choses qui peuvent être opérées en la vue de Dieu par le motif de sa gloire et [95] de son divin plaisir, de quelque nature qu’elles puissent être, non seulement les choses commandées et qui sont d’obligation, mais aussi les naturelles, ou nécessaires, comme sont le boire, le manger, et semblables.
C’est pourquoi un saint évêque de nos jours [saint François de Sales] grand maître en l’art de bien prier, considérant que Notre Seigneur nous enseignait et recommandait une oraison sans relâche et sans interruption, en tirait cette conséquence qu’on pouvait donc prier par pensée, par paroles, par actions, et par souffrances, et qu’ainsi il n’était pas nécessaire à celui qui veut faire oraison d’être toujours à genoux ou en méditation actuelle, ni même de quitter ses occupations et emplois, quand ils sont nécessaires, ou prescrits par la volonté de Dieu : mais qu’il pouvait faire oraison en tout lieu, en tout temps, en toute rencontre, s’il voulait porter Jésus-Christ en son cœur par l’amour 303 […]
Le vrai Dieu d’infinie Majesté regarde, aime et traite l’âme qui lui est unie par la charité, comme son épouse304 et l’âme réciproquement regarde et aime Dieu, et traite avec Lui comme avec son époux : tout est commun entre eux ; ils s’accordent partout ; ils agissent et conversent amoureusement ensemble avec une mutuelle intelligence. L’exercice de cette amitié, qui procède en l’âme d’une charité parfaite, fait qu’elle veut à Dieu tous ces biens, qu’elle se réjouit, et qu’elle s’y complaît pour l’amour de Lui-même ; et Dieu réciproquement aime efficacement l’âme, en sorte qu’Il lui veut et lui communique ses mêmes biens ; et plus l’union est étroite, plus ces deux esprits observent les lois de cette amitié divine, plus ils s’embrassent et jouissent l’un de l’autre par une mutuelle bienveillance.305
Chapitre 3. Du nom de l’oraison mystique, et en quel sens on le doit prendre.
L’oraison mystique est celle que les théologiens mystiques appellent communément sans formes et images, et que nous pouvons dire être sans actes et sans pensées. Ou bien comme parlent les autres, c’est un repos de l’âme en Dieu, qui n’est pas appelé acte, quoiqu’en effet il le soit, parce que ni son opération ni l’objet de son repos ne sont aperçus.
Et comme il est difficile à ceux qui n’ont pas l’intelligence de cette mystique Théologie de comprendre comment l’âme peut faire oraison sans formes et images, et en sorte qu’elle soit sans pensées, ou production d’actes d’entendement et de volonté, puisque l’oraison étant un parler avec Dieu, et les pensées étant les paroles de l’âme, il semble qu’on ne peut pas parler à Dieu sans penser en lui, non plus que l’aimer sans affection. C’est pourquoi il faut remarquer d’abord :
Premièrement, qu’il y a deux sortes de [124] formes et images, ou pour parler plus intelligiblement, deux sortes de pensées ou d’actes intérieurs ; les uns sont appelés mystiques, c’est-à-dire non aperçus ni réfléchis, sans lesquelles l’oraison de repos ne se peut pratiquer. Les autres peuvent être aperçus et réfléchis. Or quand nous disons qu’il faut quelquefois faire oraison sans formes ou images, sans pensées ou actes, nous n’entendons pas parler des images ou des actes mystiques et non apercevables, mais seulement des autres, qui peuvent être réfléchis et aperçus.
Secondement, que sous le nom de pensées, actes, formes, et images, je comprends les opérations de l’affection, ou de la volonté, aussi bien que celles de l’entendement et de l’imagination, qui semblent s’expliquer mieux par le mot d’actes, comprenant ceux de toutes ces puissances.
Troisièmement, que le mot d’images vient de l’imagination, et que celui de formes signifie les images formées par l’imagination, sans lesquelles l’entendement et la volonté ne peuvent opérer communément et naturellement. D’où vient que les mystiques par les formes et les images entendent les opérations apercevables de nos puissances intérieures, tant de la partie inférieure que de la supérieure. [125]
Quatrièmement, que bien que les mots de formes ou images soient plus usités parmi les mystiques que ceux de pensées et d’actes, je me servirai plus ordinairement de ceux-ci, comme plus intelligibles.
Et cinquièmement, que la connaissance de ceci est très nécessaire, parce que sans elle nous ne pouvons bien entendre et moins encore bien pratiquer tout ce que nous avons à dire et à expliquer sur le sujet de l’oraison mystique.306 […]
Chapitre 4. De l’existence de l’oraison mystique, appelée communément contemplation sans formes ou images.
Section première. S’il y a quelque oraison mystique, où il faille quitter les actes ou les pensées.
Cette question fondamentale est des plus disputées, et dont la connaissance est la plus nécessaire puisque tout la fabrique et l’édifice de cette oraison ne peut subsister ni s’élever que sur la supposition de son existence, sur quoi je trouve deux opinions fort contraires : l’une est qu’il n’y a pas d’oraison mentale qui exclut les formes et les images, en sorte qu’elle soit sans pensées et sans production d’actes d’entendement et de volonté. Cette opinion est assez commune chez les scolastiques, et chez les autres qui ne sont pas appelés mystiques. Entre lesquels Crombecius 307 [127] la tient formellement, soutenant que l’inaction dans l’oraison, ou l’oraison sans pensées, est une chose inconnue à plusieurs, obscure, difficile à comprendre, et telle que jusqu’à présent on a eu peine de connaître en fond ce que c’est. Et il dit ailleurs que les saints Pères ont estimé que ne s’occuper pas de bonnes pensées en l’oraison était une pernicieuse oisiveté.
Les raisons qu’ils apportent pour combattre cette sorte d’oraison sont :
Premièrement, qu’il semble y avoir de la contradiction à dire qu’on puisse faire oraison, ou parler à Dieu sans penser ; on ne peut parler à quelqu’un sans penser à lui, les pensées sont les paroles de notre esprit, on ne peut donc parler à Dieu sans penser à lui.
Secondement, les pensées de Dieu non seulement nous servent pour faire oraison, mais sont la même oraison.
Troisièmement, l’oraison étant union avec Dieu, une oraison ne peut être contraire à l’autre, non plus que le jour au jour.
Quatrièmement, les âmes les plus dévotes sont celles qui pensent de plus en Dieu.
Cinquièmement, l’expérience journalière fait connaître que si on veut chasser une pensée, il en naît une autre. [128]
Sixièmement, une âme sans pensées est comme une souche de bois, la raison n’opérant pas en elle puisqu’elle n’opère que par pensées.
Septièmement, il semble que rejeter les pensées soit mépriser les actes de charité et des autres vertus.
Huitièmement, ce serait tenter Dieu que d’agir de la sorte.
Neuvièmement, cette sorte d’oraison comme on la décrit, a quelquefois tant d’attraits pour l’âme qui la pratique, qu’elle semble perdre la dévotion aux saints, aux oraisons vocales, et cesser de demander à Dieu ce qui est nécessaire à l’Église et aux particuliers.
En dixième lieu, il semble que cette sorte d’oraison empêche la commune méthode de prier, que saint Ignace a enseignée, et que les Docteurs recommandent ordinairement.308 […131]
Chapitre 5. Description de l’oraison mystique, et de ses différentes espèces.
Section 1. Ce que c’est que l’oraison mystique.
L’oraison mystique de laquelle nous traitons, autrement appelée de quiétude, ou l’oraison sans formes et sans images, sans actes et sans pensées, est à proprement parler un certain repos de l’âme en Dieu, qui n’est pas appelé opération ou acte, quoi que vraiment il le soit, parce que ni l’objet de son repos, ni son opération ne sont aperçus, ou bien parce qu’elle ne connaît pas distinctement son objet et la façon dont elle s’y repose. […]
Section 2. L’oraison mystique expliquée […]
[133] Nous ne pouvons pas, dit-elle [Thérèse] en son Château 309, entrer dans ce cellier par nos propres diligences ; Sa Majesté est celle qui nous y doit mettre, et qui doit entrer au centre de notre âme : et pour faire davantage paraître ses merveilles, il ne veut pas que de notre part il y ait autre chose sinon que la volonté soit toute rendue à lui ; il ne veut pas qu’on lui ouvre la porte des puissances et des sens, mais il veut entrer dans le centre de notre âme sans aucune porte.
Je mets ensuite le témoignage du bienheureux père Jean de la Croix, que je puis appeler le fils et tout ensemble le père et le directeur spirituel de cette sainte mère, qui en plusieurs endroits de ses écrits enseigne que dans cet état d’oraison de repos [134] Dieu conduit l’âme dans une voie telle que si elle voulait opérer d’elle-même et par son industrie, elle troublerait l’action de Dieu en elle au lieu de l’aider. Qu’on ne doit pas contraindre ni obliger l’âme à méditer, ni à s’exercer dans les actes tirés à force de discours, ni à les procurer avec attachement, faveur et ferveur ; parce que ce serait mettre un obstacle à Dieu qui infond la notion amoureuse sans beaucoup de différence, expression et multiplication d’actes. Il le prouve par la comparaison d’un peintre qui voudrait colorer un visage branlant et agité, qui au lieu d’asseoir et d’appliquer ses couleurs à propos, ne ferait que barbouiller ; de même que quand l’âme est en paix et en repos intérieur, elle sera troublée et distraite par les opérations et affections, telles qu’elles puissent être. Il viendra, dit-il, quelqu’un qui ne sait que frapper sur l’enclume comme un forgeron, qui dira : « allez, tirez-vous de là, c’est perdre le temps et demeurer oisif, méditez et faites des actes, car il est besoin que vous fassiez des diligences de votre part ». Ce sont des illusions et des tromperies ; parce que ne comprenant pas que cette âme est déjà en la vie de l’esprit, en laquelle il n’y a plus de discours, où le sens cesse [135] et où Dieu est particulièrement agent, ils lui ôtent la solitude et la retraite et ruinent par conséquent l’ouvrage excellent que Dieu peignait en elle 310 […]
Section 3. L’oraison mystique décrite et expliquée sous les termes de contemplation sans formes et images.
Cette oraison mystique est aussi souvent appelée contemplation sans formes ou images, c’est-à-dire sans actes, pensées ou opérations qui puissent être aperçues.
Les créatures, dit Thaulere 311 parlant de cette oraison sous le nom de Royaume de Dieu, nous servent d’empêchement, en ce que notre esprit s’en forme les images, et y adhère avec propriété : car si nous pouvions nous rendre libres de toute image, propriété et affection, rien ne pourrait faire obstacle au Royaume de Dieu en nous.
Si l’esprit, dit Rusbroche 312, entreprend de contempler Dieu par lui-même dans sa propre lumière sans moyen, il est nécessaire qu’il soit libre de tout acte extérieur, comme s’il était sans action : car si l’esprit s’occupe au-dedans des actes des vertus, dès là il s’embarrasse d’images en son intérieur, pendant lesquelles il ne jouira jamais de la liberté requise pour la contemplation.
Tenez pour assuré, dit le père Benoît313, que nuls actes, méditations, pensées, [137] aspirations ou opérations ne profitent ici (il entend l’oraison mystique) : nul discours, exercice, enseignement, ni aucun moyen ne doit être entre l’âme et la volonté de Dieu. Et il dit plus bas314 qu’il ne faut pas combattre les pensées superflues et distractions, ni attacher son esprit à quelque exercice particulier ; pour répondre à quoi il ne faut retenir aucunes formes ou images, tant subtiles puissent-elles être, non pas même de Dieu et de ses perfections, qu’il ne faut pas désirer l’union sensible, ni chercher assurance ou connaissance expérimentale de son union, parce que tout cela se fait par des actes qui ne sont pas Dieu, auquel l’âme doit s’attacher immédiatement sans aucun moyen.
Il ne faut plus, dit le père Jean de la Croix 315, embarrasser l’âme dans les formes, les imaginations ou autres discours, de peur de l’inquiéter et la retirer de sa paix.
Et c’est le sentiment commun des théologiens mystiques, que l’âme en cette oraison étant capable de s’unir à Dieu intimement, le moindre petit entre-deux peut empêcher l’écoulement de la divine clarté, ce qu’ils entendent non pas seulement des péchés les plus menus, mais aussi des formes, des images et des notions ; parce que toutes ces choses sont un milieu entre le soleil divin et le miroir de l’âme, qui en doit être [138] revêtu. Ce qui est bien conforme à la doctrine de saint Denys, qui dit que les choses divines étant sans limites et incompréhensibles, nous les devons entendre autant qu’il est possible, sans bornes, moyens, figure ou proportion, n’attirant pas l’objet à nous et ne joignant notre entendement sinon à ce qui est suressentiel, et ainsi le séparant des formes, des figures ou des images, sans s’arrêter en chose ni moyen créé ; et c’est cela même que veulent entendre les mystiques quand ils disent qu’il faut fuir tout concept de Dieu. 316 […]
Et bien que la commune façon de prier se doive ordinairement proposer à tous, si toutefois Notre Seigneur admet dès le commencement quelqu’un à l’oraison de quiétude, il doit y être aidé. On la peut aussi conseiller à ceux qui se sont exercés quelques années aux méditations, et qui sont déjà bien avancés, et disposer à cette manière de prier avec quiétude intérieure, en la présence de Dieu, leur donnant avis 317 de ne pas quitter tout à coup les actes, mais peu à peu. Et cela ne cause point de division dans les Communautés, d’autant que la forme de prier par affections avec peu de discours est commune à plusieurs 318[…]
L’objet de l’oraison de repos, n’est autre que Dieu, auquel l’âme se repose tant que dure cette quiétude qui n’admet aucune pensée : ce qui se prouve par les raisons suivantes.
La première est prise de la façon avec laquelle la volonté se repose en son objet ; car cet objet n’est point aperçu de la volonté, disent plusieurs. Ou s’il l’est, comme il est plus probable, cette connaissance est si déliée et si directe, qu’elle ne peut pas savoir en quoi elle se repose, d’autant que l’entendement ne lui peut donner plus de connaissance qu’il n’en a. Or l’entendement ne saurait dire quel est l’objet auquel la volonté se repose encore qu’il le voit, comme on ne peut discerner une chose qu’on voit de loin. L’entendement présente bien à la volonté un objet désirable, mais il ne peut dire ce que c’est, de sorte qu’en cette oraison la volonté se repose sans savoir en quoi ; ce qui donne une grande conjecture, que l’objet de cette oraison n’est pas créé, puisque la volonté étant une puissance libre, ne se porte jamais à aimer un objet créé que l’entendement ne lui fasse voir la convenance qu’il y a entre elle et son objet, et le bien qui y est. Car un objet créé n’a pas une telle sympathie avec la volonté qu’il la tire à soi comme naturellement. Il faut donc que le bien de cet objet soit aperçu d’elle comme convenable ; et pour cet effet il est nécessaire que l’entendement raisonne et discoure sur les convenances que cet objet présente à la volonté ; ce qui ne se peut faire sans un acte réfléchi ou aperçu, ou au moins qui le puisse être par l’entendement, lorsqu’il se réfléchira sur son acte. C’est pourquoi quand la volonté se porte à un objet qui n’est point aperçu, et qui ne le peut être, il faut dire que c’est le Souverain bien qui lui est représenté, auquel elle se porte sans savoir à quoi elle tend.
Secondement : dans cette oraison la volonté se repose en Dieu, plutôt par sympathie que par connaissance, comme les choses pesantes se portent à leur centre sans connaissance de la convenance qu’il y a entre elles et leur centre : ainsi le fer est tiré par l’aimant, sans connaître la convenance qu’il a avec lui. […] L’entendement en cette oraison ne fait autre chose que ce que fait la main de l’homme, qui prend la pierre d’aimant pour l’approcher du fer d’une distance proportionnée, lequel sans être poussé ni élevé autrement que d’une sympathie naturelle, malgré sa pesanteur, va embrasser ce cher aimant : ainsi l’entendement présente et approche son objet de la volonté, sans lui découvrir quel il est, et sans l’aider à s’élever vers lui ; néanmoins319 par une sympathie naturelle avec les forces que la grâce lui donne, elle se porte à lui et s’y repose sans savoir en quoi, non plus que le fer attaché à l’aimant. Or qui peut avoir une si grande sympathie et convenance avec notre âme, que Dieu, à l’image duquel elle est créée ? La ressemblance est cause d’amour et d’union ; et comme Dieu est la source de tout bien, chacun a inclination naturelle de l’aimer, comme un bien commun, de même que les fleuves sortant de la mer y retournent par instinct naturel. Le bien commun est préféré au particulier, et chaque partie s’incline et se porte au bien du tout, ce qui fait que la main s’expose beaucoup pour préserver le chef [tête]; ainsi par un instinct naturel, chacun se dédie à Dieu comme à la fontaine de la béatitude, et comme une partie au bien du tout ; mais cela s’accomplit bien plus parfaitement par la vertu de charité.
La troisième raison est prise de la façon avec laquelle la volonté embrasse son objet en cette oraison : car c’est en s’élevant au-dessus de tout ce qui est créé et d’elle-même, au-dessus des sens et même de la partie raisonnable, jusqu’au faîte de la pointe de l’esprit, montrant bien que son objet est plus relevé qu’elle-même, et que tout ce qui est créé, puisque pour l’atteindre il faut s’élever au-dessus de tout, et monter au-dessus de soi. Et ce qui est plus considérable, c’est que cette âme, ainsi élevée au-dessus des plus hautes montagnes des choses créées, étendant les rayons de la vue autant qu’elle veut, elle voit néanmoins son objet si obscurément qu’elle ne s’en peut apercevoir, tant il se montre élevé au-dessus de tout. Or qui peut être si fort élevé au-dessus de l’âme faite à l’image de Dieu, que Dieu même ? Ce qui confirme ceci, est que l’âme ne pourrait s’élever plus haut pour atteindre un objet, sans savoir quel il est, si elle n’avait pour lui une inclination naturelle, qui est créée avec elle 320.
Livre second. De la foi nue, tant divine qu’humaine, et de la satisfaction que la foi nue doit produire en l’âme.
Traité 3. De la foi nue, divine et humaine. Je puis tirer de ce que dessus cette définition de la foi divine, en tant qu’elle sert à l’oraison mystique, que c’est une connaissance générale du souverain bien, sans distinction des personnes ou des attributs particuliers, et qui ne peut être réfléchie 321.
L’acte de foi nue ou mystique est enveloppé dans un autre, qui humainement n’est pas apercevable, parce qu’encore que dans cette oraison on s’aperçoive bien qu’on repose, on ne sait pourtant pas en quoi : ainsi l’acte de ce repos et simplement non aperçu puisque l’objet ne se peut voir, qui est celui qui spécifie cette oraison.
La foi nue a son siège au sommet de l’entendement, comme le repos l’a au sommet de la volonté. La foi commune à son siège dans l’entendement ; c’est pourquoi encore que ces deux sortes de croyances soient par-dessus le sens, et même au-dessus de la raison, la foi mystique pourtant prend son effort plus haut, s’élevant au-dessus de toute opération apercevable. D’où suit une autre différence, qui est que la foi commune ne simplifie pas l’entendement, comme fait la foi mystique, qui le dépouille de toutes pensées. C’est pourquoi elle est appelée simple et non la commune 322.
Chapitre 6. De l’existence de la Foi Nue Divine.
Section première. Cette existence prouvée par raisons.
[…] [446] Ceux qui pratiquent l’oraison de repos sans goût doivent être persuadés en leur entendement que le souverain bien est en ce repos ; qui fait qu’ils ne s’y ennuyent, et ne croient pas perdre le temps d’y demeurer.
Section II : Suite des raisons pour la preuve de l’existence de la Foi Nue.
[…] [447] Sixièmement, bien que le repos soit sans saveur, et souvent amer en soi, la volonté néanmoins s’y arrête, et s’y plaît en même façon que s’il était bien savoureux, sans se mettre en peine d’être en l’un ou l’autre état, d’amertume ou de suavité : ce qui fait voir que la volonté prend un goût raisonnable et indépendant des sens. Si quelqu’un prenait une potion ou un morceau bien amers aussi volontiers que les viandes les plus savoureuses, on dirait que c’est à cause qu’il les croit fort utiles à sa santé. De même, quand on voit une âme également satisfaite du repos sans goût et de celui qui est savoureux, ce que l’expérience apprendra à ceux qui en auront acquis l’habitude, il faut que l’âme croie que l’un lui est autant profitable et agréable à Dieu que l’autre. Et comme dans le repos savoureux, elle reconnaît par le goût qu’elle y a, si conforme à sa volonté et qui lui donne tant de plaisir spirituel et surnaturel, que c’est son Dieu et son souverain bien ; elle s’attache de même au repos sans goût où elle croie le même objet, et parce que cette croyance n’est pas aperçue de l’âme, elle est appelée Foi Nue.
[…] [448] Neuvièmement, l’assurance avec laquelle la volonté se tient en cette oraison de repos sans avoir aucune lumière ni des sens ni de la raison, qui lui fasse connaître qu’elle est en bon chemin, est une bonne raison pour prouver qu’il y a une Foi Nue Divine. Si un aveugle se trouvait la nuit dans un bois plein de tant et de si différents chemins que le jour même les plus clairvoyants des routiers eussent de la peine à les tenir sans s’égarer, et que cependant ce pauvre [449] aveugle arrivât sans guide au but où il prétend, il n’y a personne qui ne dît que quelque bon génie l’aurait conduit si droit. De même quand on voit notre volonté aveugle cheminant par la nuit obscure d’une oraison où les plus éclairés ne voient goutte, et allant droit à Dieu avec si grande assurance, n’a-t-on pas sujet de dire que quelque lumière secrète et non aperçue la conduit ? 323.
Taulère dit qu’Albert le Grand assure que le centre de l’âme est très merveilleux, très pur et très certain, que c’est la chose qu’on peut le moins arracher, et qui de toutes peut être le moins empêchée, qu’elle est la plus inhérente et qui persévère le plus, que nulle contrariété ni adversité ne se trouve dans ce fond, point d’image, point de sensualité, point de mutabilité ; il est sans aucune différence ou distinctions, qui procèdent de la fantaisie, comme dit saint Denys ; […] il est le suprême entre toutes les choses, et il n’y a rien qui soit au-dessus de lui. Il est appelé très pur324 parce qu’il n’a rien de commun avec la matière, ni avec les choses matérielles ; très certain, d’autant que ses voies donnent la certitude à toutes les autres. […] Ce fond ne peut être arraché ni par la sensualité, ni par les défauts des vices et des tentations charnelles : il ne peut non plus être empêché, l’âme ayant acquis une grande lumière par son étude, par son effort, et par sa diligence, qui lui est tournée en nature et en habitude ; en sorte qu’elle n’y ressent plus aucune peine ou difficulté. Il est fixe et invariable, parce qu’il ne ressent aucune contrariété, et que le plaisir qui se ressent en ce fond, n’est mêlé d’aucune douleur, ni goûté dans la partie sensible 325.
ARGUMENT [ouvre le tome II du Jour mystique] :
Je suis, dit-elle [la Sagesse], non comme une fleur renfermée dans un parterre environné de murailles de toutes parts, pour en empêcher l’abord à ceux qui la voudraient cueillir, mais plutôt comme une fleur qui pousse sa tige, épanouit, et développe ses feuilles autant odorantes que belles et éclatantes, au milieu des champs nullement clos, ou comme un lys argentin aux filaments et martelets d’or dans une vallée qui marque l’abaissement où je me suis réduit vivant sur terre. Il ne tient qu’aux âmes d’approcher de Moi […] Le saint Évangile nous représente cette même Sagesse incarnée, comme une fontaine publique, qui souffre par l’abondance de ses eaux, et qui en demande la décharge […] Il y convie et sollicite les âmes mêmes qui semblaient en être les plus indignes et les plus incapables, telle qu’était la Samaritaine […] Il ne manquera jamais de sa part à communiquer ses dons à tous ceux qu’il trouvera disposés à les recevoir […] Il leur donnera cette eau vive et vivifiante, non goutte à goutte, mais avec abondance […]
C’est ce que je prétends faire voir par ordre en ce petit traité, dans lequel il paraîtra que toutes les âmes chrétiennes sont capables de l’oraison et de la théologie mystique, qu’elle peut être utilement enseignée aux personnes qui vivent dans le siècle, et à celles mêmes qui y sont le plus occupées ; qu’on y doit instruire les novices ou commençants, les simples et les ignorants, aussi bien que les doctes […]
Livre troisième. Du sujet éloigné et du sujet prochain de l’oraison mystique.
Traité 5. Du sujet éloigné de l’oraison mystique, ou qui sont ceux à qui elle doit être enseignée, et qui sont capables de la pratiquer.
Chapitre 1. Des personnes capables ou incapables de l’oraison mystique.
Section 3. L’oraison mystique doit être enseignée aux Commençants et aux Novices.
L’oraison sans actes et pensées, et qui n’a qu’un repos sans savoir en quoi on se repose, doit être enseignée aux novices, et à ceux qui ne font que commencer la pratique de l’oraison mentale, aussi bien qu’à ceux qui s’y sont depuis longtemps exercés ; et les livres qui en traitent ne doivent pas être défendus aux uns non plus qu’aux autres.
Pour preuve de cette conclusion qui paraîtra d’abord contraire aux sentiments de tous les Docteurs tant mystiques qu’autres, il faut remarquer que ceux qui ne sont pas mystiques, c’est-à-dire qui n’ont pas expérimenté cette oraison sans pensées et sans discours, bien qu’ils la croient, se persuadent que pour la pratiquer, il faut quitter tout à fait les bonnes pensées, ne plus méditer, oublier la Passion de Jésus-Christ et les autres mystères de la foi, et qu’ainsi cette oraison doit être pratiquée non par des Commençants, mais par ceux qui ont déjà l’habitude de ces méditations, et qui sont tellement remplis de bonnes pensées qu’ils en ont fait un magasin au-dedans de [12] leur mémoire. Ils veulent qu’ils aient déjà acquis toutes les vertus, parce que n’en produisant plus d’actes on ne les acquerrait pas, puisque leurs habitudes ne se peuvent que difficilement obtenir sans de bons actes. Et comme on dit qu’une absurdité posée, il s’ensuit plusieurs autres, de cette opinion absurde et sans vérité, il s’ensuit une autre qui l’est encore plus, savoir qu’il ne faut pas permettre aux Commençants et Novices la lecture des livres qui traitent de telle oraison, ni en avoir connaissance. […]
Section 5. Il faut enseigner aux Commençants l’oraison de repos sans goût.
Il faut enseigner aux Commençants et aux Novices non seulement la pratique de l’oraison de repos savoureuse, mais encore celle qui est sans pensées et sans goût ; je veux dire qu’ils doivent être instruit comment il faut prendre patience durant les sécheresses car, s’il leur est nécessaire de savoir l’oraison qui se fait par le moyen des bonnes pensées et des discours, pourquoi ignoreraient-ils le moyen de bien employer le temps par union avec Dieu, quand ils ne peuvent avoir des bonnes pensées et discours intérieurs ? Ce serait être semblable à ceux qui refuseraient du pain aux faméliques, pour en donner aux autres qui seraient remplis. Vous apprenez à vos Novices à bien méditer quand ils peuvent aisément faire oraison ; et quand ils sont en disette et comme affamés, vous leur enfermez le pain, leur cachant l’oraison, qui lors les peut sustenter.
Mais j’arraisonne ainsi les Pères maîtres : si vos Novices [21] demandant conseil vous disent qu’ils ne peuvent méditer ni avoir aucune bonne pensée tant ils se trouvent arides, que leur direz-vous, sinon qu’il faut avoir patience, se résigner et se tenir en repos selon le bon plaisir de Dieu ? Nous disons aussi la même chose quand nous enseignons l’oraison de repos sans goût. La différence qu’il peut y avoir, est que nous leur disons que, prenant patience, et se tenant en un repos souffrant, ils font aussi bonne oraison que s’ils méditaient et avaient de bonnes pensées. Et vous qui ne connaissez pas d’oraison de quiétude sans goût, vous les laissez dans la créance qu’ils sont sans oraison, tandis qu’ils ne peuvent produire de bons actes. De là arrive que comme il y a des âmes qui sont quasi toujours dans ces états d’aridité, croyant ne pas faire oraison, elles perdent courage et quittent tout là. Au contraire, j’ai vu quelques-uns de ces novices qui, ayant été instruits de cette oraison souffrante et attendante, témoignaient grande joie de pouvoir faire oraison dans un état où ils la croyaient impossible, se tenant fort fidèles sur l’assurance qu’on leur donnait que dans cette attente ils étaient aussi agréables à Dieu et souvent plus, que dans une plus douce oraison.
Et je puis dire que le défaut de cette [22] croyance, est la pierre de scandale et d’achoppement où la plupart des commençants trébuchent, perdent cœur, et souvent quittent tout à fait l’oraison, parce que s’y trouvant en aridité et s’y jugeant inutiles, ils pensent que hors de là ils s’emploieraient en quelque bonne action plus utile et que même ils pourraient exercer mieux et plus fructueusement la patience. Car c’est tout au plus ce qu’on leur dit, que demeurant ainsi ils pratiqueront la patience ; mais ils ne se persuaderont jamais que ce soit une patience si utile comme de sortir de l’oraison et aller travailler manuellement, faire quelque autre action pénible, dont le profit est évident plus que demeurer ainsi à ne rien faire, ce leur semble ; et l’aversion naturelle qu’a l’âme de demeurer ainsi en sécheresse aidera fort à cette persuasion ; d’où il arrivera qu’elle cherchera toutes les occasions de sortir de l’oraison contre la doctrine des saints ; ou si elle y demeure, ce sera avec trouble et inquiétude ; et ainsi elle n’aura garde de pratiquer l’oraison de repos sans goût, mais plutôt d’inquiétude très amère, sans pouvoir acquérir aucune habitude de tranquillité.
Et même quand nos jeunes contemplatifs se persuaderaient que demeurer ainsi en l’oraison, c’est bien pratiquer la patience, si vous n’y [23] ajoutez qu’ils font une fort bonne oraison, à la longue ils s’ennuieront. Que si quelque âme plus stimulée ne quitte pas l’oraison, se voyant toujours distraite et sans pouvoir de la faire, elle tombera en une espèce de désespoir, pensant être délaissée de Dieu, parce qu’elle ne croit pas qu’il y ait d’oraison sans bonnes pensées et actes intérieurs ou celle en laquelle on médite, ou au moins celle en laquelle Dieu opère par quelque opération surnaturelle. Elle voit qu’elle n’a rien de tout cela, car pour ce qui est des oraisons savoureuses et surnaturelles, ces âmes inquiètes qui ne pratiquent pas l’oraison de repos ne les ressentent guère.
Ajoutez à ce que dessus, que cette âme entendra dire que l’oraison est si profitable que sans elle on ne peut arriver à la perfection, elle en ressent même de grands désirs ; voyez en quel désarroi vous mettez cette pauvre âme pour ne lui pas enseigner l’oraison de repos sans goût, et si elle n’entre pas dans un labyrinthe dont elle ne pourra pas trouver l’issue, parce que vous lui cachez l’oraison de repos, qui est le fils d’Ariane seul capable de l’en tirer.
Ce qui doit encore obliger les directeurs prudents et charitables à découvrir le secret de cette oraison à leurs enfants, c’est qu’elle est un amour de Dieu sur toutes choses, une [24] élévation d’esprit à ce divin Objet, et une union immédiate avec lui, le sûr chemin qui conduit à l’oraison continuelle. Il ne faut pas frustrer les Novices de tant de biens, dont ils sont capables avec la grâce de Dieu, sans laquelle les plus anciens ne le seraient pas. Et quand on fait exception des Novices, cela doit être entendu de ceux qui en abusent, comme il est prouvé ailleurs.
Et à ce qu’on pourrait opposer qu’il faut commencer par les choses plus faciles, comme dit Aristote, et que cette oraison est presque inconcevable, je réponds que l’oraison sans pensées n’est pas plus difficile à entendre que celle qui se fait avec pensées et avec production d’actes, si elle est bien expliquée, comme il paraît par ce que j’en dis ailleurs ; et c’est une fausse persuasion de penser que l’oraison avec pensées est le rudiment et que celle de repos ne se doit pratiquer qu’ensuite : car elles doivent être exercées toutes deux dès le commencement, ainsi que je le prouverai en montrant quand il la faut pratiquer.
Les raisons que nous venons d’apporter, pour faire voir que l’oraison mystique doit être enseignée aux commençants, prouvent encore que la lecture des livres qui en traitent leur doit être permise 326.
Chapitre 2. Si la Théologie mystique 327 doit être enseignée […]
Section 2. Cette Théologie doit être enseignée aux simples et aux ignorants.
[…] Ce n’est pas à la faveur de la science humaine que l’on arrive à la connaissance de la Théologie mystique, qui est sans formes et sans images, c’est-à-dire qui enseigne l’oraison sans pensées et sans autres actes qu’un repos obscur. C’est le sentiment des mystiques. Personne, disent quelques-uns 328, ne peut comprendre les secrets mystiques [30] par la profondeur de la science, ou par la subtilité de l’intelligence, ou par quelque exercice que ce soit, mais la seule très heureuse expérience y conduira ceux auxquels il plaira à la divine libéralité de se communiquer par sa bonté 329.
Cette sapience, disent quelques autres, n’est pas de la terre, mais du ciel ; ne gît pas en belles paroles et bien agencées, mais en la vertu du Saint Eprit ; ne procède pas de la subtilité d’esprit, mais de la pureté de vie. En vain vous feuilletterez les livres, si vous n’en cherchez la jouissance, car on ne la tire pas de la science, mais de l’expérience, sans laquelle en entendra bien peu de tous ces parlers mystiques ; ce sont des secrets d’amour céleste : si on ne les goûte, on ne les comprendra pas 330.
Traité 6. Du sujet prochain de l’oraison mystique, ou du fond de l’âme.
Chapitre 9. Qualité, noblesse et excellence de la suprême partie de l’âme.
Section 11. Effets de l’introversion de l’âme en son fond.
L’oraison de repos, ou la fonction de la pointe de l’esprit, qui est une introversion de l’âme en son fond, produit en elle beaucoup de biens et d’excellents effets.
Premièrement, elle l’unit à Dieu, parce que cette introversion est un amour très pur et très ardent, et que, comme dit saint Denys, l’amour tend à l’union, faisant sortir l’âme de soi-même pour l’unir à l’objet aimé, dans lequel elle est plus vivante que dans le sujet qu’elle anime.
Secondement, l’âme, en vertu de cette conjonction et union si intime et si étroite avec Dieu, devient son épouse consacrée et dédiée à ses plaisirs, l’objet de ses complaisances, tout éclatante des rayons de son ineffable beauté, et comblée de ses dons et richesses inestimables.
Troisièmement, dans cette union Dieu se découvre à l’âme ôtant le voile des images et des nuages des créatures, et bien que cette manifestation ou vision ne soit pas [272] intuitive, comme est celle des bienheureux, elle est néanmoins la plus grande qui soit sous le ciel, et l’âme y est enseignée de Dieu même, comme parle Isaïe [Chapitre 54]. Là parmi ses divins embrassements il lui révèle ses secrets, et cette âme étant comme une belle glace vive et profonde, sans tache des images et des affections créées, il lui communique sa clarté ; aussi cette union est appelée du nom de mystique Théologie, c’est-à-dire connaissance de Dieu très secrète, parce qu’au moyen de cette union l’âme acquiert une certaine connaissance expérimentale qui surpasse la science, et qui pour cela est appelé Sapience par saint Denys, ou très divine connaissance.
Quatrièmement, la suavité, la paix et le repos découleront encore de cette même source de l’expérience et de l’union de Dieu. Car cette introversion étant une conjonction très étroite de l’âme aimante avec le Bien-aimé, il faut que la joie soit abondante, et que d’elle suive la paix et le repos, qui même donnent le nom à cette Théologie et oraison mystique.
Cinquièmement, la perfection de l’âme par l’ornement de toutes les vertus, est encore l’effet de cette amoureuse introversion ; l’amour tend à l’union, transportant l’amant, et le faisant sortir de soi-même pour [273] l’unir à l’objet aimé et le transformer en lui. L’âme qui aime puissamment Dieu, se transforme si fort en lui de cœur et de volonté qu’elle ne veut plus que ce que Dieu veut, et la volonté étant unie, toutes les autres puissances qui en dépendent, demeurent transformées ; et la vie de l’âme changée en la vie du Bien-aimé par une ressemblance la plus grande qui se puisse trouver entre Dieu et la créature. C’est pourquoi elle doit avoir toutes les vertus en un degré héroïque, comme il est bien séant à une âme qui a acquis la divine ressemblance avec le Dieu des vertus. Cette âme ainsi arrivée aux très purs et très aimables embrassements de l’Époux céleste, se trouve très conforme à l’image de Jésus-Christ souffrant, se plaisant non seulement à faire des choses grandes pour lui, mais à souffrir toutes sortes de peines extérieures et intérieures, par un amour nu et soutenu de sa seule générosité, qui ne trouve de consolation qu’au seul accomplissement de sa sainte volonté.
Sixièmement, cette introversion conduit l’âme à l’état d’une oraison et présence de Dieu habituelle ou continuelle, qui est le but de la vie contemplative, parce qu’elle y apprend à ne voir que Dieu et adhérer à lui seul en toutes choses ; et comme nos yeux ne peuvent apercevoir les choses de ce [274] bas monde sans voir la lumière par laquelle elles sont vues et rendues visibles, de même cette âme élevée par cette lumineuse introversion voit Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu, par lequel et pour lequel elles subsistent, sans être divertie de cette divine présence ni par les occupations extérieures ni par la fréquence des hommes, conservant par une intime, stable et essentielle introversion, l’unité d’esprit en toute multiplicité 331.
Livre quatrième. De l’oraison de repos mystique savoureux et de celui qui est sec et sans goût.
Traité 7. Des diverses espèces d’oraison mystique savoureuse.
Chapitre 1. De la première espèce de l’oraison de repos mystique savoureux, qui est dans l’imagination et qui s’appelle assoupissement délicieux.
Section 4. Différences entre l’assoupissement mystique et le corporel.
Ces deux assoupissements diffèrent :
Premièrement, en ce que le corporel charge la tête de vapeurs, rends le corps pesant et paresseux au travail ; mais l’assoupissement mystique n’appesantit pas le corps. S’il demande la retraite, ce n’est pas par paresse, mais pour vaquer plus aisément à Dieu et se reposer en lui.
Secondement, le travail et l’occupation réveillent le corps, mais ils ne divertissent pas l’âme de son assoupissement, quand elle ne s’y porte pas par excès. [297]
Troisièmement, l’homme peut ou procurer ou éloigner par son industrie l’assoupissement corporel, le mystique dépend de Dieu ; l’âme pourtant le pourrait empêcher par un grand divertissement, ou par la résistance qu’elle y apporterait.
Quatrièmement, si l’assoupissement corporel cause la paresse, qui est une espèce de tristesse, le mystique est bien différent, puisqu’il rend l’âme allègre et contente.
Cinquièmement, l’assoupissement corporel rend l’homme terrestre, brutal, hébété, empêche les pensées des choses spirituelles ; le mystique rend l’âme dévote, intérieure, la confit en douceur et la plonge en Dieu.
Sixièmement, l’assoupissement corporel procède quelquefois de lassitude et empêche les fonctions du corps et de l’esprit ; le mystique rend l’âme allègre, prompte et plus propre à opérer, au moins spirituellement.
Section 6. Quelques raisons qui prouvent qu’en cet assoupissement mystique l’âme a une attention particulière à un objet qui n’est pas aperçu.
[…] La quatrième raison. L’expérience apprend que cet assoupissement mystique s’entretient mieux, se conserve et se rappelle quand il diminue, par des imaginations que par des raisonnements et des discours d’entendement. Car quand ce repos savoureux diminue, l’âme le rappellera facilement par de petites imaginations. Par exemple que tout ce monde n’est rien, que Dieu est tout ; et par un rebut de tout ce qui n’est pas Dieu, formé plutôt avec l’imagination, comme si elle chassait assez loin toutes choses, que non pas par discours et raisonnements. Ou bien s’imaginant une grandeur immense, à laquelle seule elle adhère en rejetant tout le reste. Ce qui me fait croire que ce repos assoupi est dans l’imagination et que c’est un rebut mystique imaginaire de tout ce qui n’est pas Dieu, parce que, selon la maxime de la philosophie, chaque chose est nourrie et entretenue de ce dont elle est composée ; et puisque ce repos mystique est entretenu et conservé par des imaginations, il doit être une opération de l’imagination, et je crois que c’est la même chose que l’imagination de cette grandeur immense et de ce rebut ; mais l’un est mystique et direct, et l’autre réfléchi ; et [303] le direct est entretenu et conservé par le réfléchi. […]
Section 8. Les sens externes sont à demi liés dans cet assoupissement mystique, et comment.
J’ai dit que les sens externes sont à demi liés dans cet assoupissement mystique par un repos savoureux de la volonté, et par une connaissance mystique directe, tant de l’entendement que de l’imagination. Ce que pour mieux entendre, il faut savoir, premièrement, que la Concupiscible et l’Irascible n’y opèrent pas du tout. Secondement, que la volonté n’y produit aucun acte. Troisièmement, qu’il n’y a aucune pensée ni de Dieu ni d’autre chose, la volonté se tient en un repos agréable adhérant à un objet qui n’est pas aperçu, auquel nonobstant elle a si grande attention qu’il l’élève, la suspend, la tient occupée sans produire ni acte, ni pensée, mais une simple suspension. C’est encore une grande tranquillité de l’âme qui s’essore et s’élève vers ce bien non-aperçu ; elle s’agrandit même au-dessus de soi et de tout ce qui n’est pas goûté dans ce Repos, avec un désaveu, au moins virtuel, de tout ce qui est au-dessous de lui 332.
[…] Puisque ce tourment et agitation de la partie inférieure ne nous ôte point le goût et le repos de la quiétude de la volonté, de quoi nous mettons-nous en peine ? Qu’il demeure tant qu’il voudra : il suffit que nous soyons assurés que Dieu nous le laisse pour exercer notre patience.
Le second avis que je donne à l’âme est de ne s’efforcer pas plus que de raison, de ramener le sens à son devoir ; parce que cet effort qu’elle fera pour l’apaiser et l’attirer à son goût, ne lui peut être que préjudiciable en tel état pour plusieurs raisons : premièrement, parce qu’il est inutile, le sens n’obéissant pas à la raison. Secondement, voyant ses efforts inutiles, elle aura de l’inquiétude, croyant que la furie de cette partie inférieure est un empêchement pour jouir de son doux repos, et que ce désarroi est un grand mal ; et cette inquiétude est très contraire à cette oraison de repos, et la tristesse à son goût. Le troisième raison est, que travaillant son esprit pour apaiser les révoltes de la partie inférieure, la volonté embrasse plus d’affaires qu’elle n’en peut digérer. Le soin d’apaiser ses sens est seul capable d’engloutir toute son attention ; celui d’entretenir le goût de Dieu n’en demande pas moins : ayant deux fusées 333 à démêler si difficiles qu’à peine peut-elle satisfaire à une, comment le pourrait-elle à toutes deux ? Et ainsi elle tombera accablée sous le faix, comme l’a remarqué sainte Thérèse. La quatrième raison est, que le pénible et inutile travail que prend l’âme d’apaiser le sens troublé, lui fait perdre le goût de son repos savoureux, parce que l’attention qu’elle donne aux sens, diminue celle qu’elle doit à l’entretien de ce goût ; et que le défaut d’attention et de coopération à telles grâces les diminue, ou fait évanouir tout à fait. […] L’entendement a honte de voir qu’il n’entend pas ce que l’âme veut, et ainsi il va de part à autre comme étourdi et tout étonné, car il ne s’assied et ne se repose en chose aucune. La volonté est si plongée en Dieu que l’inquiétude de l’entendement lui donne une grande peine ; et partant il ne faut point qu’elle en fasse cas, car il lui ferait perdre beaucoup de ce dont elle jouit, mais il faut qu’elle le laisse là et qu’elle s’abandonne entre les bras de l’amour, car Sa Majesté lui enseignera ce qu’elle doit faire en ce temps-là ; et presque le tout gît à s’estimer indigne d’un si grand bien, et à s’employer en Action de grâces. Il arrive souvent que quelqu’un voulant empêcher un autre de se noyer, se noie avec lui et perd la vie qu’il lui veut sauver : ainsi l’âme voulant tirer le sens au point de tranquillité et de repos, se noie avec lui dans les eaux de ses inquiétudes, perdant la grâce de son précieux repos 334.
Traité 8. Des différentes espèces d’oraison mystique sans goût.
Chapitre 1. L’oraison mystique sans goût produit ses actes sèchement et difficilement.
Section 2. De la nature des sécheresses. [501]
Les sécheresses qu’on appelle autrement des noms de délaissements, d’abandons, de privations et semblables, ne sont autre chose que la difficulté que ressent l’âme à faire oraison. Ces sécheresses rendent le cœur stérile de bonnes pensées, et sont semblables à une bise ou à un vent froid qui flétrit les fleurs de la dévotion, et qui amortit et éteint toute suavité et suc spirituel.
Et comme le palmier produit ses dattes en des lieux arides, comme l’or se tire d’une terre sèche et stérile, crevassée, et la nacre de perle de la mer salée, cette oraison de même produit ses actes en amertume de cœur, ses bonnes pensées sont sèches et arides. Il ne faut pas parler à une âme qui est en telles sécheresses de garder de méthode en la production de ces actes, non plus qu’un prédicateur ou orateur qui a perdu la mémoire du discours qu’il avait prémédité ; il faut qu’il dise ce qui lui viendra en bouche le mieux qu’il pourra, à peine d’être sifflé. Que l’âme d’eux-mêmes qui se trouvant ce pitoyable état d’oraison, s’échappe et se tire de ce bourbier le mieux qu’elle pourra 335.
Section 2. Le mot de négligence ou nonchalance mystique usité et approuvé dans la Théologie mystique.
[…] Nos mystiques sont quelquefois contraints d’user de termes extraordinaires pour signifier des choses fort difficiles à connaître et expliquer, et spécialement cette union avec Dieu qui se fait sans pensées. […] En tête de cet escadron marchera une [669] Deborah, car Dieu a donné le salut en la main d’une femme. C’est sainte Thérèse qui ne déguise pas les mots, mais les prend en leur plus naïve signification pour se donner à entendre. Voici ses paroles 336 : il faut, dit-elle, laisser l’âme entre les mains de Dieu, qui fassent ce qui lui plaira d’elle avec la plus grande négligence de son profit et la plus grande résignation à la volonté de Dieu. En cet endroit on ne peut prendre ce mot que pour une négligence mystique, voulant dire que l’âme se doit laisser conduire à Dieu par la voie qu’il lui plaira, négligeant son propre profit ; et que quand il lui semblera qu’elle avance par l’oraison, n’ayant aucune bonne pensée, elle ne se doit pas mettre en peine de ce prétendu avancement, mais s’unir à Dieu par la voie ou par le moyen qui lui plaira davantage. Le bienheureux Jean de la Croix parlant de l’oraison de quiétude ou de repos, laquelle opère parmi les aridités et des sécheresses, dit 337 que si en aridité et en sécheresse qui excite l’âme d’être seule et en repos, ceux à qui cela arrive, se savaient calmer et négliger toute œuvre intérieure et extérieure qu’ils prétendent faire par leurs industries et par leurs discours, ne se souciant d’autre chose que de se laisser conduire à Dieu, ils jouiraient en ce loisir sans souci de cette [670] délicate réfection intérieure, laquelle opère au plus grand loisir et négligence de l’âme.
Le Père Jacques de Jésus 338 dans les notes qu’il a faites sur les œuvres de ce bienheureux Père, use aussi mot de sainte négligence ; et en la phrase seconde 339 il montre qu’il ne faut pas avoir soin ni souci d’opérer, c’est-à-dire, d’avoir de bonnes pensées pour jouir d’une autre opération. C’est, dit-il parlant de lui, ce qu’il savourait souvent, et qu’il répète savoureusement, que nous laissions l’âme libre et sans souci, ajoutant que comme cette opération et cette faveur que reçoit l’âme, est réellement de Dieu, le soin et la prétention nuit pour lors, voire même au spirituel. Or quiconque dit prétention dit affection avec effet que l’âme a de tenir ce qu’elle a prétendu, y ayant en cela un peu de propriété et regardant cette œuvre comme fille de ses diligences, où elle a bonne part.
Le père Constantin use aussi de ce mot de négligence 340. […]
Section 3. Le mot de négligence mystique en sa propre signification […]
Cette nonchalance ou négligence mystique est donc en l’âme un acte de grande résignation à la volonté de Dieu, qui pour lors ne veut pas qu’elle puisse avoir de pensées. [673] C’est une indifférence de les avoir ou non, qui la rend satisfaite de ce que Dieu ordonne : ce qu’elle peut faire en deux façons. La première, c’est lorsqu’étant en telle sécheresse qu’elle ne peut avoir de bonnes pensées, ou qu’ayant un repos savoureux ou un goût qui l’entretient suffisamment sans autre pensée, elle ne se met pas en peine d’en procurer ; et pour lors bien qu’elle ne fasse pas de réflexion que c’est par un tel motif qu’elle néglige ces bonnes pensées et se contente de se tenir en repos et en tranquillité, elle ne laisse pas de les négliger en effet. La seconde, c’est quand elle a une lumière et une vue, que pour se tenir en ce repos mystique et mieux pratiquer la tranquille patience, elle doit négliger ces bonnes pensées et demeurer indifférente ; et pour lors cette négligence est exprimée et signifiée à son entendement par cette vue et lumière. […]
Section 4. Comment l’entendement et la volonté opèrent dans cette oraison.
L’entendement opère en cette oraison par une vue simple sans discours, et la volonté par un repos délicat.
Nous avons dit ci-dessus que la volonté avait une nonchalance de produire des actes et ne se souciait pas d’avoir de bonnes pensées, parce que l’entendement lui fait voir qu’elles ne lui sont pas possibles et qu’elle se peut unir à Dieu sans elles, et qu’ainsi Dieu ne lui en voulant pas donner, elle se devait tenir soumise à sa volonté, ce qui lui donne ce repos.
Mais il faut savoir que l’entendement n’a pas toutes ces connaissances par forme de discours et de plusieurs pensées, mais par une simple vue contemplative sans raisonnement, et par une lumière fort déliée qui lui fait voir qu’elle se doit tenir contente bien qu’elle ne puisse opérer par bonnes pensées ni faire autre chose que se tenir en repos mystique. Cette lumière vient de la foi nue humaine qui est réfléchie en tant qu’elle est humaine ; mais directe, en tant qu’elle est divine. C’est-à-dire que cette lumière donne une connaissance réfléchie à [676] l’âme qui lui fait voir qu’elle ne peut opérer, et qu’elle ne s’en doit pas mettre en peine ni s’inquiéter de ce qu’elle ne peut pas avoir de bonnes pensées, et qu’elle ne s’unira pas moins à Dieu par une patience tranquille que par l’opération. Toute cette connaissance lui est donnée par une lumière de la foi nue en tant qu’elle est humaine, non par discours ou diverses pensées, mais par une simple vue ; et cette même lumière excite la volonté à se tenir en repos sans qu’elle voie par connaissance réfléchie en quoi elle se repose ; et c’est la foi nue, en tant qu’elle est divine qui lui donne cette connaissance qui est seulement directe mystiquement. Cette lumière lui montre encore, non seulement qu’elle ne peut pas opérer, mais qu’en l’état auquel elle est, elle ne doit pas s’y efforcer ; parce que si elle voulait opérer et chercher de bonnes pensées et des méditations, elle empêcherait l’oraison de repos, qui pour lors est en son droit et en ses appartenances ; et la lumière qui lui fait produire cet acte de ne vouloir pas opérer, porte toutes les raisons et les motifs qui l’y doivent induire, mais la plupart virtuellement ; au moins l’âme ne s’en aperçoit guère 341.
Ce capucin de la province de Lyon est lui aussi très remarquable : on sent qu’il a été comblé par la grâce. On ne sait « presque rien » de lui sauf qu’il fit profession en 1652, fut prédicateur et mourut à Saint-Étienne en 1694 342. Il tenait le capucin Archange Ripault en particulière estime 343, après des auteurs mystiques plus anciens, en particulier Jean de la Croix, Catherine de Gênes et Harphius. Comme tous les capucins, il connaissait Benoît de Canfield par cœur.
Les saintes élévations (1657) sont le seul, mais bel ouvrage écrit par Simon 344. Ce « manuel » met de l’ordre dans la théologie mystique telle qu’elle est comprise au milieu du siècle : en treize points, huit degrés… L’intérêt réside dans l’approche expérimentale et la grande finesse psychologique avec lesquelles Simon expose toutes les étapes d’un vécu intérieur sobre, équilibré, doux et suave. Le style est direct, spontané et vivant, parfois fleuri. Le fond est élevé : il a vécu ce dont il parle même si, en introduction, il affirme une « extrême inexpérience » - dont nous doutons. Sa lecture est intéressante dès le début, ce qui est très rare chez ces auteurs « progressifs » qu’il vaut mieux souvent aborder par leur fin. Ici, on ne traîne pas longtemps : dès le troisième degré, « Dieu habite dans l’âme » par « infusion continuelle de sa grâce » ! La présence de Dieu incline à la parfaite conformité. La simplification conduit à l’unité.
Simon commence par accepter paisiblement la diversité des tempéraments voulue par Dieu :
Et ce qui est très remarquable, Dieu infiniment sage se conforme pour l’ordinaire au [10] naturel et à l’état d’un chacun, et lui donne les grâces qui lui sont propres, à l’actif pour le diriger dans la vie active, au contemplatif pour la vie contemplative, au religieux pour sa religion particulière, et au séculier pour sa vie séculière et divertie. Car c’est de lui qu’il est écrit qu’il atteint d’un bout jusqu’à l’autre fortement, et dispose toutes choses suavement. Et pour ce sujet les théologiens disent que la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne. […]
Il distingue plusieurs degrés :
Au premier degré nous nous occupons en plusieurs et diverses méditations prises sur des sujets tous différents ; et par ainsi, nous agissons beaucoup, et sommes dans une grande multiplicité.
Au second nous restreignons et recueillons notre esprit à une seule méditation qui est celle de Dieu, et encore pour le regard de sa seule immensité, de son existence et de sa simple présence ; et par ainsi nous commençons à nous simplifier.
Au troisième nous ne recherchons plus comme Dieu est présent, et nous ne nous évertuons plus grossièrement de produire des affections en sa simple présence ; mais par l’abondance de la grâce et opérations de Dieu en nous, et par une sainte habitude nous possédons les sentiments de sa simple présence et nous conservons une vue intérieure de lui tout présent, dans laquelle nous formons nos affections, non plus activement et grossièrement, mais passivement et intimement ; de sorte que nous devenons encore plus simples et détachés de nous et de nos actes.
Au quatrième, non seulement nous retranchons les méditations, mais encore les diverses affections sur Dieu présent. Et communément nous nous contentons d’une élévation simple, amoureuse et respectueuse notre esprit sur Dieu tout présent ; et par ce moyen nous [22] sommes rendus encore plus simples.
Au cinquième, comme plus passif et surnaturel, Dieu nous fait perdre notre propre activité, et tout notre effort grossier du quatrième degré avec lequel nous tâchions d’élever notre esprit à lui ; de sorte qu’il nous fait faire cette élévation d’une manière plus passive et surnaturelle, et par même moyen il nous rend plus simples et intimes.
Au sixième, Dieu nous prive du regard de notre entendement sur lui tout présent, et il ne nous laisse que le seul amour : amour sans aucune connaissance actuelle et par conséquent obscur et ténébreux, dont nous restons tout désolés, craignant de retourner en arrière et de devenir oisifs et moins spirituels, quoique pourtant nous devenions plus simples, plus intimes et plus élevés, en ce que nous sommes très noblement occupés au meilleur, qui est l’amour.
Au septième, Dieu nous laisse bien son amour, voire même il nous l’augmente ; mais il nous prive de tout le sentiment d’icelui ; voire même il nous en donne un sentiment tout contraire, par les diverses rébellions de la partie inférieure, et par le peu d’action et de résistance sensible de la partie supérieure, dont nous restons encore plus troublés et angoissés, mais en vérité plus simples, plus éloignés de nous et de nos actes, plus purgés de nous-mêmes et de nos imperfections, et plus déiformes.
Et au huitième, non seulement nous pratiquons toutes les vertus les plus excellentes [23], mais encore nous n’opérons plus imparfaitement, bassement, activement et humainement, mais très parfaitement, hautement, passivement et divinement ; en ce qu’en toutes nos œuvres nous sommes comme continuellement mus et agis de Dieu. Et par même moyen nous vivons dans une très grande simplicité, nudité et aliénation de nous-mêmes.
Et par cette simplification parfaite de nous-mêmes, nous acquérons une union, et si j’ose dire, une unité très admirable avec Dieu ; car comme dit l’Apôtre, celui qui, défunt et étranger de soi-même, adhère intimement à Dieu, il devient très glorieusement un même esprit avec lui.
Notons l’affirmation :
Et de grâce, remarquons bien ceci : vivant toujours en nous-mêmes et opérant par nos industries, nous n’acquérons que des vertus naturelles, morales, imparfaites et petites ; mais vivant en la présence de Dieu, nous exposant devant lui et nous dépouillant de nos propres activités pour laisser agir Dieu en nous, nous recevons de lui des vertus surnaturelles, infuses, très parfaites et excellentes.
L’oraison est pour tous :
Abus et ignorance extrême de dire que ces choses sont trop hautes et extraordinaires, lesquelles ne doivent pas être poursuivies d’un chacun ; car si elles sont hautes, et quoi de plus glorieux que d’aspirer à elles et travailler pour les acquérir ? Sainte Thérèse a bien dit que les âmes magnanimes qui prétendent à une haute vertu réjouissent Dieu et reçoivent de lui ses grâces plus abondantes, mais que les pusillanimes qui vont languissant après une vie commune contristent le Saint-Esprit et demeurent toujours pauvres de vertus.
Et puis ces choses ne sont hautes et extraordinaires [35] que par une opinion erronée, ou bien par la paresse et la corruption de notre vicieuse nature, et comme elles ne demandent pas les hautes spéculations et qu’elles consistent particulièrement en amour, certes elles sont pour tous, et particulièrement pour les plus simples ; et de vrai elles ne requièrent qu’une volonté bonne, véritable, sincère et ardente, laquelle je puis appeler toute-puissante, parce que Dieu Tout-puissant ne manque pas de la fortifier toujours de ses grâces, et pour cela saint Bernard assure avec vérité qu’elle est le plus grand trésor du monde.
Abus encore et ignorance de n’oser aspirer à ces choses par crainte des périls et illusions de Satan ; car les dangers de l’océan et des pirates ne détournent pas les avares marchands de la navigation et du riche trafic des Indes. Et cet homme ne serait-il pas extravagant, lequel s’arrêterait aux fondations de sa maison, sans vouloir bâtir plus haut par crainte de la hauteur ? […]
Qui me dira pourquoi […] si peu reçoivent de Dieu des grâces extraordinaires ? […] Comme nous lâchons nos yeux à la picorée345, que nous parlons à tout propos, que nous suivons les impulsions de notre volonté, que nous sommes attachés à notre jugement, que nous ne voulons souffrir aucune persécution ; et en un mot, que nous ne nous faisons aucune violence pour vivre étroitement selon la discipline des saints, ces imperfections journalières détruisent autant et encore plus que l’oraison ne bâtit : nous [43] ne voulons donner aucun sang à Dieu, et Dieu très justement nous dénie son esprit.
[…] Soudain que nous commençons à goûter Dieu en l’oraison, nous nous sentons pousser de profiter aux âmes, et leur communiquer nos lumières et nos affections ; mais nous devons modérer nos ardeurs, jusqu’à ce que nous soyons plus confirmés en Dieu, et du commencement nous devons nous représenter qu’il n’y a que Dieu et nous au monde ; autrement voulant prendre l’essor, et n’ayant encore [48] que du poil soulet nous tomberions ridiculement.
Certes nous ne devons pas nous employer avec tant de zèle pour le bien des consciences que nous en perdions le repos de la nôtre. Et partant qu’il nous suffise d’avoir un ardent désir qu’un chacun boive ce vin très délicieux que Dieu nous verse avec tant de libéralité ; mais ne nous entremettons pas d’en être les distributeurs : si Dieu ne nous y appelle, nous devons avoir une très petite opinion de nous, et reconnaître combien nous sommes malpropres pour profiter à autrui.
[…] Éloignons de nous tous scrupules, car comme cette présence de Dieu est toute fondée en amour, les scrupules qui procèdent d’une crainte servile et mercenaire lui sont entièrement contraires. De plus cette présence de Dieu demande d’esprit tout tranquille et quiet, et les scrupuleux au contraire sont tous dans le trouble et l’inquiétude.
Deuxième degré qui est de la méditation sur la sainte présence de Dieu.
[…192] Et remarquons qu’en souffrant ou faisant une telle chose dans la vue de Dieu infini, parce que lui seul est, et afin que lui seul soit, non seulement nous verrons Dieu en elle, mais par abstraction de toute chose particulière, et par l’anéantissement de tout ce qui n’est pas Dieu, nous le verrons absolument partout, ou plutôt nous le verrons absolument en lui-même ; ou bien encore nous ne verrons que lui seul, et nous nous sentirons très admirablement et continuellement emportés et engloutis en tout ce que nous souffrirons et serons dans cet être infini, comme si nous avec toutes choses étions fondus en lui.
Et par même moyen, nous verrons Dieu non pas dès lors que nous souffrons ou opérons, mais comme dès le commencement, ou plutôt comme étant sans commencement et sans fin, car nous le verrons comme l’être absolument éternel et nécessaire, et comme le seul et unique être.
[194] Nous ne pouvons voir et trouver chose aucune, et particulièrement nous-mêmes hors de Dieu.
Nous ne pouvons faire chose aucune hors de Dieu et en laquelle Dieu ne soit.
Nous faisons toutes nos œuvres comme si Dieu les faisait et non pas nous, et ainsi par icelles nous contemplons Dieu, nous nous unissons à lui, nous entrons en lui, et nous jouissons de lui.
[…] Si Dieu voulait publier au monde notre transformation en lui, dont il nous a gratifiés, nous ne nous en inquiéterions pas, mais nous dirions avec une très douce paix : Seigneur, toute l’œuvre est vôtre, faites de moi à jamais tout ce qu’il vous plaira.
Si nous sommes accueillis de douleurs, de mépris et de persécutions, nous ne nous troublons pas, mais nous demeurons toujours tranquilles et contents, parce que nous demeurons dans notre rien, que nous ne nous recherchons pas nous-mêmes et que nous savons que celui qui seul est, opère tout cela.
Si Dieu quelquefois se cache et soustrait de nous d’autant plus qu’il semble que par cette soustraction, rigueur, âpreté et amertume il s’éloigne de nous, d’autant plus nous retournons, nous nous cachons, nous nous reposons, et nous nous transformons en lui sans aucune douceur ni sentiment, parce que demeurant toujours dans notre néant, nous connaissons que chose aucune ne nous appartient. […]
[196] Mais de plus, nous goûterons beaucoup plus de contentement en toutes ces choses que nous n’en aurions jamais ressenti en suivant notre propre volonté et nous recherchant nous-mêmes, car toute la peine et contradiction de renoncer à nous-mêmes sera en même temps changée en une joie extrême et ineffable, en ce que nous posséderons, non pas quelque grâce ou vertu créée, mais Dieu même infini, lequel seul nous contemplerons, aimerons et goûterons pour l’amour de lui-même […]
Troisième degré qui est de l’oraison affective sur la présence de Dieu.
[…252] Divine face de notre cher époux amoureusement riante sur nous346 […] c’est Dieu qui se donne à nous passivement […]
Quatrième degré qui est de l’élévation amoureuse, adorante et offrante de notre esprit à Dieu présent.
Certes Dieu tout bon par sa grâce et opération efficace est la vraie cause de cette oraison passive et surnaturelle. Mais en deux manières, car il ravit quelques-uns en petit nombre à ce don sublime d’oraison extraordinairement dès le commencement de leur conversion 347, il les élève à cet heureux principe de contemplation tout d’un coup ; et il se donne à connaître, à goûter, et [256] à jouir à eux, sans aucune préalable méditation, ni même mortification, et puis par ce doux feu d’amour il consume en eux toutes leurs impuretés vicieuses et les porte à une très exacte mortification, car si bien la contemplation n’est pas toute vertu, néanmoins elle cause toute vertu. Mais pour l’ordinaire il conduit la plupart à cette oraison excellente, bellement et pas à pas par sa grâce commune, et par leur fidèle coopération […]
[258] Savoir est quand la volonté déjà déprise de l’affection de toutes les choses d’ici-bas, Dame en tout le royaume intérieur, dominante sur toutes les autres puissances, maîtresse de son propre vouloir, recueillie, tranquille, et actuellement amoureuse et désireuse de Dieu. Et de plus, mue et agie par le Saint-Esprit, elle désire, passionne et recherche la face et présence de celui qu’elle aime. Et partant elle commande imperceptiblement, mais efficacement à l’entendement, de s’élever et s’écouler en Dieu tout présent, non pas par des sublimes conceptions de ses divines perfections pour s’exciter à l’aimer, car elle n’en a pas besoin, mais par un nu et simple regard sur lui tout présent, comme sur le seul et unique être, et sur le seul aimable et uniquement et infiniment pour l’amour de lui-même. […] Et par ainsi cette vue sur Dieu n’est pas une [259] imagination contrainte et forcée, mais elle est une redondance, une suite et un effet admirable de la volonté aimante et recueillie, laquelle cherche la face et la présence de son Dieu. Et par même moyen elle n’est pas une oisiveté, mais bien une opération très sublime de toute l’âme, laquelle agit très noblement en Dieu par ses deux puissances, l’entendement et la volonté. […]
[276] Premièrement l’essence divine est infinie et incompréhensible à nos esprits finis et très petits. Donc toutes nos ratiocinations et spéculations humaines, au lieu de la comprendre, elles la rétrécissent à leur capacité finie, et partant elles doivent cesser et succomber à sa gloire infinie, quand elle nous en fait la grâce.
Deuxièmement. Aucune spéculation humaine ne nous peut transformer en Dieu, mais elle nous laisse toujours en nous et ajuste Dieu à nous ; mais c’est l’amour et particulièrement le surnaturel, qui nous faisant sortir hors de nous, nous ravit et transforme en Dieu ; et par conséquent cette vue laquelle est toute amoureuse et surnaturelle. […]
[294] Nous nous sentons admis dans une solitude immense, dans laquelle Dieu seul habite, et en laquelle nous ne rencontrons ni nous, ni aucune autre créature.
Contemplant Dieu infiniment élevé au-dessus de toutes ses créatures nous nous écoulons et perdons très heureusement en Lui. Nous conversons familièrement avec lui et demeurons unis et transformés en lui, mais avec des respects comme infinis. Nous lui adressons nos prières d’une manière toute simple et inexplicable, avec une confiance toute filiale […]
Mais particulièrement nous nous trouvons enrichis d’un amour très ardent et très pur, car si dans les ténèbres de la sainte incompréhensibilité de Dieu nous ne pouvons pas le voir par notre raison naturelle et découvrir ses perfections souveraines ; nous pouvons toutefois beaucoup l’aimer, l’embrasser, jouir de Lui, prendre ses mêmes vouloirs et non vouloirs, et devenir un même esprit avec Lui.
Chapitre XXIV (donné en entier comme exemple)
Voici cinq défauts subtils que nous commettons, soit en nos distractions, soit en nos recueillements.348
Le premier, nous contestons et combattons contre nos pensées superflues, nos distractions et nos tentations, et contre les objets d’icelles, comme contre quelque chose de réel ; et par ainsi elles s’impriment bien souvent plus vivement dans notre esprit, et nous inquiètent davantage.
Donc pour remède, après le reproche contre nous-mêmes et la confusion devant Sa Majesté infinie, laquelle sonde nos cœurs, découvre nettement toutes nos extravagances [342] et jamais ne nous abandonne. Anéantissons toutes choses, et particulièrement nous-mêmes dans cet abîme infini d’être, de lumière et de vie ; et ce même abîme qui anéantira nos personnes et tout ce qui est créé, dissipera et perdra soudain toutes nos distractions et tentations, et nous tenant fermes et assurés en notre rien, nous nous livrerons tous à notre très grand tout, et le laisserons combattre pour nous.
Le second est, que lorsque nous nous voyons distraits, pour nous recueillir, nous nous introvertissons. Mais premièrement. L’introversion suppose l’extraversion, et cependant nous devons être continuellement unis pour le total engloutissement de nous et de toutes choses dans notre grand Tout infini, le seul être existant, de sorte que chose aucune créée, quelle qu’elle soit, ne nous puisse distraire et désunir de lui. Deuxièmement. Nous introvertissant, nous nous enfuyons craintivement des choses, lesquelles nous devrions généreusement faire fuir et évanouir par la vue vive de Dieu tout présent et qui seul est en vérité. Troisièmement. Plus nous nous enfuyons de peur d’elles, comme de quelque chose réel, et plus leurs images s’impriment dans nos esprits et nous remplissent de distractions et de tentations. Quatrièmement. C’est toujours à refaire, car en nous nous enfuyant ainsi les choses, soudain que nous devons recommencer quelque œuvre extérieur, nous sommes derechef distraits et abattus en icelui [lui]349. Cinquièmement. En nous introvertissant, nous nous recherchons imperceptiblement nous-mêmes, et aspirons à quelque [343] consolation sensible, comme il appert [arrive] parce que nous ne croyons pas d’être bien introvertis, et nous nous ne nous contentons pas nous-mêmes, que nous n’ayons quelque goût et expérience sensible pour nous assurer de que nous sommes unis.
Donc, pour remède, lorsque nous nous trouvons distraits et désunis de Dieu, soudain relançons-nous en lui, par une foi vive, mais simple et nue, par un nu et pur amour, par l’anéantissement de tout ce qui est créé, de nous et de tous nos propres intérêts et plaisirs, comme si nous n’étions pas, et par la vue vive de Dieu comme de l’être infini et seul existant.
Le troisième est que nous cherchons Dieu, car telle recherche suppose l’absence de ce très grand Tout infini, lequel nous est toujours très présent, et même qui est le seul être existant, et par conséquent elle fait que nous ne pouvons pas le trouver, en ce que nous le cherchons mal et par une manière qu’il ne faut pas.
Donc pour remède, possédons continuellement celui qui nous est toujours plus présent et intime que nous-mêmes, et qui est notre souverain bien. Et si nous l’avons pour quelque peu quitté de vue, soudain trouvons-le, possédons-le, et embrassons-le très étroitement par la perte et l’anéantissement de nous et de tout ce qui est créé, et par la vue vive de lui comme du seul être en vérité existant.
Le quatrième est que nous désirons Dieu, car tout désir marque en nous du vide, et de [344] l’imperfection, et étant dans le désir, nous ne sommes pas dans la possession et la jouissance.
Donc pour remède, possédons continuellement Dieu notre bien souverain et infini, tout et uniquement présent, qui nous remplit tous de tout lui-même, et qui se donne à nous en jouissance et fruition très admirable, en tant que la condition de cette vie le peut permettre et ne veuillons jouir de lui qu’en la manière qu’il lui plaira.
Le cinquième est, que nous jetons notre regard comme de nous-mêmes en Dieu, et par ainsi nous faisons quelque mouvement et acte propre pour tendre à Dieu.
Donc pour remède, demeurons continuellement unis à Dieu, par un regard sur lui comme sur le seul être existant, et par l’anéantissement de nous et de tous nos actes propres, comme venant de nous. Et par ainsi ce notre regard sera un regard non pas actif, mais passif et infus, tiré de Dieu hors de nous sur lui, de sorte que nous demeurerons toujours en notre rien.
Le soleil en son midi frappant par ses rayons un cristal transparent, il le pénètre intimement, et l’éclaire de toutes parts. Et par son efficace il tire de lui vers soi une splendeur réciproque, et cette splendeur réciproque du cristal vers le soleil est, non pas tant du cristal comme du soleil, lequel en frappant, pénétrant et illuminant le cristal, lui fait jeter et réciproquer cette splendeur vers soi. De même Dieu jetant ses regards amoureux [345] sur l’âme, dardant ses lumières favorables sur elle, et la prévenant et comblant de ses grâces efficaces, il tire d’elle par sa vertu infinie des regards très intimes d’un amour réciproque, lesquels en vérité ne sont pas tant de l’âme comme [que] de Dieu, lequel étant tout esprit, vie et lumière, prévient, pénètre, illumine et embrasse divinement l’âme.
Ces trois défauts, et qui seront les derniers, regardent la recherche de nous-mêmes.
Le premier est l’attache à quelque exercice de vertu, de dévotion et de prière, car nous sommes propriétaires de nous-mêmes, et de notre exercice, et nous nous rendons quelque chose, et partant incapables d’être anéantis et transformés en Dieu.
Donc pour remède, rendons-nous libres et dénués de toute propriété, du prix fait de nos prières vocales et de tout exercice particulier de dévotion, pour suivre en tout temps l’attrait divin, pour recevoir pleinement en nous à toute heure l’opération divine, pour mourir entièrement à nous pour nous anéantir [346] totalement, pour nous abandonner absolument à Dieu, pour nous laissez absorber et transformer en lui et par lui, et pour le contempler sans cesse sans aucun empêchement.
Le second est, comme j’ai déjà dit, que nous recherchions l’union sensible, ou bien quelque lumière, connaissance et assurance en l’esprit que nous sommes unis, sans quoi nous ne sommes pas contents, et craignons d’être éloignés de Dieu.
Donc pour remède, ne recherchons jamais aucune connaissance perceptible, ni par les sens ni par l’esprit, pour savoir si nous sommes unis ; mais unissons-nous à Dieu vivement autant que nous pourrons, mais par la foi simple et obscure, par un nu et pur amour, et par l’acte direct, vif et attentif, et non pas par le réflexe.
En un mot, permettons à cet Être infini que par ses lumières, opérations et mouvements intimes il nous réduise à rien, car n’étant plus quelque chose, et ne voulant plus être, nous ne nous fierons plus à nous et à nos actes, et nous ne nous rechercherons plus nous-mêmes ; mais voyant et expérimentant que Dieu est le seul tout, nous l’envisagerons continuellement et uniquement, nous ne nous fierons qu’en lui seul, nous n’aspirerons qu’à son pur amour, nous ne rechercherons purement que lui seul, et par ce moyen nous serons parfaitement anéantis en nous, unis, absorbés et transformés en lui.
La troisième est la trop grande recherche de ces imperfections et autres semblables ; car [347] par ainsi nous agissons trop, nous nous rendons quelque chose, demeurons toujours dans nous-mêmes, et nous quittons la vue de notre grand Tout infini.
Donc pour remède, recherchons et remarquons ces imperfections par une vue subtile sur icelles, et puis continuons notre vue vive et amoureuse sur Dieu.
En nous engloutissant et anéantissant dans ce divin abîme, nous nous oublierons de nous, de nos imperfections et de toutes choses, et Dieu duquel seul nous nous ressouviendrons, combattra pour nous, et nous rendra quittes de ces imperfections, beaucoup mieux que si nous faisions plusieurs bons propos sur icelles [elles], outre que cette simple vue de Dieu parfaitement pratiquée, nous dépouille insensiblement de tous les défauts contre elle.
Et ainsi sainte Catherine de Gênes disait : plusieurs font des bons propos, et plus ils en font et moins ils les gardent, parce qu’ils les font tacitement appuyés sur eux-mêmes ; et Dieu pour punir leur présomption et leur donner l’expérience de leur faiblesse, permet leurs chutes et rechutes continuelles.
Donc, hé mon Dieu, je ne veux pas former des bons propos sur l’amendement de mes fautes et l’acquisition des vertus ! Seulement je veux vivre continuellement dans la vue vive de votre Être souverain et de mon pur néant ; et encore non pas comme de moi, puisque je ne suis rien, mais de votre grâce et opération en moi, et dans cette vue je vous laisserai avec une grande confiance ma malice [348] extrême à corriger comme étant entièrement incorrigible à mes faiblesses, et à m’octroyer les vertus qu’il vous plaira, lesquelles sont toutes par dessus mes forces, mes forces qui ne sont que faiblesses.
Cinquième degré qui est du don de la présence surnaturelle, passive et infuse de Dieu.
[…] Nous ne ramons pas à force [399] de bras, mais que nous voguons à pleines voiles, enflés par le souffle du Saint-Esprit ; lorsque nous ne sommes plus tant agissant nous-mêmes comme [que] souffrant [supportant] les divines opérations en nous […]
[410] la Théologie mystique est une appréhension et connaissance surnaturelle très haute et expérimentale de Dieu, de sa bonté infinie, et de sa présence très intime, obtenue par l’union très sublime d’amour et de douceur que la volonté a de lui. […]
Sixième degré qui est de l’amour admirable de Dieu, sans vue et connaissance actuelle.
[457] Et c’est pour lors que l’âme ne regarde plus Dieu comme un autre, un second et un distinct d’elle, car l’aimant très purement et lui adhérant très intimement, sans aucune vue et connaissance sur lui, et ne se pouvant plus regarder elle-même ; par conséquent elle ne voit aucune distinction entre lui et elle. Et par ce moyen elle devient, comme parle l’Apôtre [Paul dans I Corinthiens 6, 17], « un même esprit avec lui ». Et, ô merveille très grande ! La condition d’égalité, laquelle Aristote requiert ès amants se rencontre admirablement entre Dieu infini et l’âme, ce chétif vermisseau, car l’âme ne pouvant plus voir de distinction entre Dieu et elle, non seulement elle entre dans une certaine égalité avec Dieu, mais encore dans une union, une unité, une transformation, et une perte de toute elle dans Dieu. […]
Septième degré, qui est de l’amour sans sentiment, ains [mais] avec des sentiments tout contraires ; ou bien de la privation et déréliction intérieure, passive et surnaturelle.
Au second, troisième, quatrième, et cinquième degré, nous nous écoulons comme continuellement en Dieu tout présent et actuellement [réellement] ressenti ; et nous conversons avec lui par mille actes délicieux d’admiration, d’adoration, d’offrande et d’autres. Mais c’est comme avec un second, un autre et un distinct de nous. Au sixième degré cette distinction est ôtée en ce que nous aimons Dieu sans aucune connaissance et vue sur lui ; mais elle n’est pas ôtée parfaitement, en ce que nous connaissons que nous aimons et que nous ressentons notre amour, de sorte que nous ne sommes pas parfaitement anéantis ; et dans la première purgation de ce degré, cette distinction est encore plus parfaitement ôtée, par le terrassement et la mort de notre nature inférieure, mais l’esprit vit encore par ses actes.
Or Dieu prétend que par une très intime union de nous à lui cette distinction s’évanouisse entièrement, que nous ne sortions plus aucun acte nôtre, et que nous ne puissions plus nous voir nous-mêmes, comme si nous [527] n’étions pas, et que jamais nous n’eussions été ; afin que de Dieu et de nous il se fasse un même esprit, par le total anéantissement de nous-mêmes, par une entière transformation et diffusion de nous en Dieu, et par un amour très pur que nous lui porterons, comme au seul et unique Être : conformément à cette parole de l’Apôtre [I Cor. 6, 17], qui adhère à Dieu comme à l’Être infini tout soutenant et unique, il devient « un même esprit avec lui ». […]
Mais en cette seconde purgation, l’âme est entièrement déchassée de la présence de son Dieu, elle ignore et méconnaît tout son amour, elle résiste à ses rébellions sans aucun sentiment, elle opère vertueusement sans connaissance ni satisfaction.
Que si craignant de se perdre parmi ses extrêmes misères et ne pouvant vivre sans son Dieu, sans sa présence et sans son amour, elle s’efforce de s’élever amoureusement vers lui, elle sent soudain comme un poids de pesanteur insupportable qui tombe sur son entendement et sur sa volonté, comme si tous ces degrés passés n’eussent été que fiction et tromperie.
[…] C’est cette parfaite union de nous à Dieu, et si j’ose dire unité, sans aucune distinction ressentie de lui et de nous, laquelle Dieu prétend de nous, et de laquelle l’Apôtre parle : qui adhère nuement à Dieu, il devient « un même esprit avec lui » ; car comme nous n’opérons plus, ou du moins si peu, et qu’encore nous ne [535] ressentons pas ce peu, nous ne pouvons plus nous voir et nous sentir, mais nous demeurons tous absorbés et perdus en Dieu.
[…] C’est une déification très excellente et inexplicable. Et entre autres raisons, par ce que l’âme apprend à se passer de Dieu même pour son amour, c’est-à-dire qu’elle renonce à tout le goût de Dieu et à Dieu même, pour tout ce que Dieu la regarde. […]
Huitième degré, qui est de la sainte opération, et des vertus sublimes : fruits nécessaires des degrés précédents. Solitude surnaturelle et admirable des âmes d’oraison.
Dieu nous dit et nous promet par son prophète : je conduirai moi-même l’âme juste, ma bien-aimée, dans la solitude 350, et là je parlerai privément à son cœur et pour donner des effets [vêtements] glorieux à ses saintes promesses.
Il loge surnaturellement et passivement l’âme sainte dans une solitude très admirable, pour l’entendement et pour la volonté, pour la pensée et pour l’amour tout ensemble, dans laquelle elle ne peut voir ni sentir, ni aimer aucune créature, ni encore elle-même, mais Dieu seul.
Solitude si vaste et si profonde, que quoi que l’âme fasse, en quelque lieu qu’elle soit, et quelque compagnie qu’elle fréquente, il lui semble que chose aucune d’ici-bas ne [563] l’accompagne, que tout n’est que songe et moquerie, que tous les hommes sont morts pour elle, que tout est perdu et anéanti pour son regard, et qu’elle-même n’est pas, mais que Dieu seul est, lequel par conséquent elle veut uniquement contempler et aimer.
Solitude encore si naturelle et bien-aimée, que l’âme traitant d’affaires, parlant et conversant, elle ne sorte pas d’icelle[elle], ni n’en veut pas sortir, mais elle souhaite ardemment et espère fortement par la grâce de son Dieu, de vivre sans interruption dans icelle, et de mourir heureusement avec elle.
Et de vrai, l’âme unie intimement à Dieu par pensée et par amour, comme à l’être infini tout soutenant et unique, elle devient inunissable à toute créature. Tout occupée par ces deux nobles puissances, l’entendement et la volonté en Dieu, cet objet infini, tout l’ennuit, toute personne la lasse, et toute amitié des créatures la surcharge, jouissant de Dieu par un regard amoureux sur lui tout présent, lui, dis-je, l’objet infiniment rassasiant des bienheureux : elle est tout abstraite et aliénée de tout le reste, comme d’un pur rien.
Elle opère à l’extérieur comme les autres, et ne manque pas au devoir de sa vocation, mais bien différemment des autres pour l’intérieur, car c’est sans attache ni plaisir ; elle parle au-dehors aux personnes, mais plus au-dedans avec Dieu ; elle rit honnêtement à l’extérieur, mais sans aucun goût intérieur ; elle mange, et ne sait bonnement quoi ; elle vit, et ne sait pas comment. […]
Les effets de cette conformité, uniformité, et si j’ose dire déiformité de notre volonté [572] avec la divine, sont très excellentes […]
1. Nous dressons les yeux de notre esprit pour considérer attentivement et exécuter diligemment tout ce que Dieu veut faire de nous, sans nous soucier l’autre chose. […]
3. En toutes nos œuvres extérieures et intérieures, nous nous unissons en un moment à Dieu, pour connaître en icelles sa volonté, et lui donner au même temps des effets.
4. Nous faisons toutes nos œuvres non pas comme si nous les faisions nous-mêmes, mais comme si Dieu les faisait, et hors lui nous n’en pouvons faire aucune. Et ainsi en icelles [elles] et par icelles nous trouvons toujours Dieu, nous le contemplons, nous nous unissons à lui et nous jouissons de lui. […]
8. Nous jouissons d’une grande liberté d’esprit, exempts de tous scrupules, et de toutes inquiétudes intérieures, disant souvent à Dieu : Seigneur, vous savez comme je ne veux autre [chose] que l’accomplissement de votre sainte volonté, faites me la connaître s’il vous plaît. […]
10. Si les hommes s’aperçoivent de nos grâces, et nous louent pour icelles, nous ne nous y complaisons pas ; et aussi nous ne nous en troublons aucunement, mais nous nous en remettons entièrement à Dieu, et à sa sainte volonté, lui disant : « Hé seigneur, toute [573] l’œuvre est vôtre, faites en moi tout ce qu’il vous plaira ».
11. Rencontrant une âme désintéressée d’elle-même, et unie à Dieu comme nous, nous avons une très grande conformité d’affection avec elle, et nous l’aimons d’un amour mutuel très grand, car la ressemblance est cause de l’amour. Et Dieu à qui nous sommes unis avec tant de ressemblance nous unit entre nous. […]
Et de vrai, il n’y a que les seules personnes d’oraison qui sachent véritablement aimer le prochain. […]
[582] elles lui portent toujours le même amour cordial [du cœur], parce que ne l’aimant et ne le pouvant aimer que pour Dieu, et nullement pour elles, leur amitié est immortelle. Parce qu’étant toujours en l’oraison aux portes de la divine miséricorde, et ne pouvant vivre un seul moment sans elle, elles ne peuvent que pardonner et faire miséricorde au prochain […]
Paul de Lagny prit l’habit à Amiens en 1630. Missionnaire au Levant de 1640 à 1649 puis de 1660 à 1662, « presque aussitôt après son retour de mission le Père Paul de Lagny fut nommé maître des novices au couvent de Saint-Jacques, au chapitre de 1651. « C’était une véritable mère spirituelle pour ses enfants ; il les aimait tendrement, et s’il était obligé de leur faire pratiquer les coutumes de l’ordre par quelques mortifications ou des réprimandes publiques, il adoucissait cela par des termes si doux, si affables, dans les conversations particulières, que l’on courait à lui comme au médecin des âmes. Il leur apprenait ces conversations divines que l’âme religieuse goûte dans l’oraison, la retraite et le silence 351. »
Pendant la dizaine d’années où il exerça cette charge (avec deux interruptions pour être secrétaire provincial), il s’efforça de former des religieux capables de remettre sur pied l’ancienne pratique qu’il avait vue observer dans sa jeunesse.
On peut en effet constater dans tous ces textes franciscains l’existence d’une belle tradition intérieure soigneusement transmise de maître à maître des novices depuis le XVIe siècle. Le père Ubald en est très conscient, lui qui cite avec soin une « lignée » de Pères maîtres qui rayonnaient intérieurement :
Pacifique de Saint-Gervais, 1574-1576 ; Mathias Bellintani del Salo, 1576-1588 ; François de la Briga, 1588-1590 ; Luc de la Terce, 1590-1592 ; Anselme de Rhegio, 1592-1594 ; Benoît de Canfeld, 1594-1595 ; Archange de Penbrock, 1595-1596 ; Honoré de Champigny, 1596-1599 ; Archange de Penbrock, 1599-1606. Le noviciat passe alors au couvent de Meudon où le premier Père Maître fut le P. Louis d’Argentan. Le P. Benoît de Canfeld sera aussi le premier Père Maître au noviciat de Rouen en 1595 pendant six ans, et il aura pour successeur le P. Louis d’Argentan (1602-1606)352.
C’est ainsi que nous avons pu voir la Règle de Benoît très étudiée et revécue de l’intérieur par Simon de Bourg-en-Bresse.
Deux fois maître des novices à Paris, confesseur des capucines, le P. de Lagny se consacra pendant trente ans à la visite des malades pauvres et mourut au couvent Saint-Jacques. Il laissait une douzaine d’œuvres, dont deux en grec.
Composé en 1658, sept ans après sa nomination comme maître des novices, son Exercice méthodique de l’oraison mentale… est un beau texte, mais fort long, un peu diffus de par sa volonté de répondre aux besoins divers de novices. Le Chemin abbrégé de la Perfection chrétienne (1673, réédité en 1929) serait son chef-d’œuvre spirituel. Tout tient dans la conformité à la volonté de Dieu, comme pour Canfield : « l’âme supposant les soins que Dieu a de son salut, elle ne s’en met plus en peine […] elle se fie totalement à sa souveraine bonté353. » Les deux œuvres sont à considérer sur un même pied d’égalité :
Cette œuvre de taille généreuse reflète la découverte de l’intériorité. Voici des extraits du cinquième traité de la première partie354. La vie intérieure commence par une période heureuse de quelques années :
[189] Toutes les consolations sensibles qu’on reçoit au service de Dieu, ne sont autre chose qu’un épanouissement du cœur, qui se réjouit par l’appréhension d’un bien présent, de sorte que selon que le bien est plus ou moins fortement conçu dans l’imagination, aussi la joie qui en résulte paraît plus ou moins sensible. De cette explication, il est facile de connaître que tous les goûts qu’on ressent dans les exercices de la piété se retrouvent uniquement au cœur, comme dans leur propre sujet, et seul capable de joie et de tristesse ; et qu’étant chose sensible, ce n’est rien de spirituel ; que si néanmoins on leur en donne quelquefois le nom, ce n’est qu’improprement, et pour les distinguer des autres satisfactions qu’on ressent, lorsque les sens jouissent parfaitement de leurs objets ; et qu’il y a rien d’ailleurs, qui en divertisse le plaisir. […]
Mais Lagny ne les méprise pas : c’est en effet « [193] une merveille de voir les douceurs dont Dieu prévient les personnes qu’il veut attirer ». Par ce moyen, « [195] Il lui départ des goûts sensibles […] plus délicieux que ceux qu’elle ressentait dans son vice ».
Il ne faut pas s’y arrêter. L’âme poursuit son chemin vers des consolations plus hautes :
[196] Chapitre V. Des consolations intérieures que l’âme reçoit de l’oraison dans les vies illuminative et unitive.
Il faut premièrement savoir que les âmes de ce second état sont toutes embrasées d’amour : que l’amour est un feu ; et que les faveurs qu’elles reçoivent de Dieu sont autant de gouttes d’huile épanchées sur leur cœur ; mais qui doute que l’huile jetée dans le feu n’excite des flammes ? Et que les grâces de Dieu reçues dans un cœur purifié ne l’enflamment encore davantage en son saint amour que lors qu’il était rempli d’immondices ? […]
Ces âmes donc aiment leur divin époux, non précisément parce qu’Il leur est bon : mais principalement parce qu’Il est bon en lui-même. Elles rendent de grands services et de profonds respects à son nom adorable, non simplement parce qu’Il est tout comme de l’huile, et de l’huile épanchée qui se prodigue et se communique à tout ceux qui en veulent ; mais souverainement parce qu’il est saint en soi-même, aimable et digne de toute louange. Et la satisfaction qu’elles en reçoivent paraît beaucoup plus pure, et [199] plus grande que dans les états précédents, parce que comme le bien universel est absolument préférable au particulier, aussi y a-t-il plus de plaisir de se réjouir d’un bien commun, que d’un bien privé. Et c’est la raison pourquoi la principale joie des bienheureux dans le ciel ne procède pas tant de ce qu’ils possèdent Dieu le souverain bien en leur particulier, comme de ce que Dieu est le souverain bien de soi-même et de toutes les créatures raisonnables : ils entrent dans les intérêts de ce premier de tous les êtres et de ce bien universel, duquel dépend le bonheur de tous les êtres particuliers. […]
Mais suivent bientôt des années de « peines intérieures », expression préférable, car plus large, au terme « sécheresses » :
[212] Chapitre IX. Le troisième principe des peines intérieures qu’on ressent en l’oraison, c’est Dieu même qui par une certaine manière de délaissement tout mystérieux, semble abandonner l’âme à elle-même, et la laisser en proie à ses ennemis. […]
[217] Le cinquième remède sera de faire réflexion à quel dessein vous venez à l’oraison ? À quelle intention ? Et ce que vous y prétendez faire ? Si vous y venez à dessein de vous y satisfaire vous-même, et en intention d’y être fort recueilli pour y être fort consolé, je vous conseille de ne pas passer outre, et de ne pas commettre cette espèce de sacrilège convertissant les dons de Dieu en votre propre gloutonnerie spirituelle. Si vous prétendez de faire une bonne méditation, pour tirer une bonne résolution, et de cette résolution passer à la pratique de la vertu, afin de vous rendre plus agréable à Dieu, votre attention est droite jusques là. Mais si vous vous inquiétez, parce qu’il a plu à Dieu que vous ayez passé tout le temps de votre oraison en distractions, en ténèbres, ou en aridités, dès lors vous pervertissez votre intention, quand vous recherchez votre propre satisfaction et non celle de Dieu, quand vous désirez qu’Il s’accommode à vous et non vous à Lui. […]
[221] les opérations des âmes de cet état étant presque toutes dégagées des fantômes de l’imagination et des goûts sensibles du cœur, elles ne sont plus sujettes à être trompées ni par la splendeur des lumières, ni par l’obscurité des ténèbres, ni par l’amorce des douceurs, ni par la privation des consolations qui flattent ou qui abattent la nature, puisque s’élevant au-dessus de cette basse région, elles ne font estime que des opérations relevées de l’esprit et de la vertu. Reste donc qu’elles viennent immédiatement de Dieu, qui veut éprouver la fidélité de ses épouses par son absence, qui les délaisse par la suspension de ses grâces sensibles, pour les combler de celle de l’esprit ; qui les afflige au corps pour les faire mériter en l’âme ; et qui enfin, les abandonnent pour leur faire ressentir quelque chose de l’état douloureux où sa sainte âme fut réduite, lorsqu’elle se vit abandonnée de son Père à la croix, et par cet abandon s’unir plus parfaitement à elle. […] Car le moyen de se parer contre Dieu ? Que si c’est son œuvre, qui le pourra détruire ? Et s’il a dessein de perfectionner l’âme par cette voie, qui osera lui contredire ? Le saint homme Job décrit parfaitement bien cette peine intérieure de l’âme juste, avec son remède, comme celui qui avait eu expérience de l’une et de l’autre […]
Il insiste sur la persévérance, quelles qu’en soient les peines :
[222] Chapitre 10. De l’oraison continuelle.
Plusieurs estiment l’exercice de l’oraison, plusieurs en parlent, plusieurs le commencent, et très peu néanmoins en continuent la pratique, nonobstant les mouvements intérieurs que Dieu leur donne de s’y abandonner plus souvent […]
Je remarque deux raisons principales :
Du côté de la volonté, en ce que l’âme […] se lasse enfin de ce pénible exercice de la mortification […] pour se donner une large liberté qui lui permet de voir, de parler, de manger, de se divertir, de passer le temps, etc. […]
[223] la seconde raison se prend de la part de l’entendement qui ne peut s’accoutumer aux ténèbres, aux aridités, ni aux privations que Dieu envoie souvent à l’oraison pour supplanter son orgueil, et son appétit insatiable qui veut toujours voir, goûter, connaître, raisonner, afin de faire éclater ensuite cette lumière divine en l’âme. Mais comme notre esprit ne connaît et n’approuve pas cette sorte de conduite, parce qu’étant purement spirituelle, elle combat la sienne qui est toute sensible, de là vient qu’il se dégoûte de la pratique de l’oraison, où il ne trouve pas le goût et les lumières qu’il prétendait y rencontrer. […]
À ces deux raisons plus universelles, l’on en peut ajouter une troisième fondée sur la pusillanimité de plusieurs âmes qui se contentant d’une vertu médiocre, n’aspirent pas d’en acquérir la perfection ni par conséquent de pratiquer souvent l’oraison mentale, qui est le moyen plus efficace, plus ordinaire, et plus facile que Dieu nous présente pour l’obtenir. […]
[…] Si l’âme est d’autant plus à estimer qu’elle fait des opérations plus nobles. Quoi de plus relevé que de prier Dieu sans interruption ? Puisque par l’oraison continuelle nous nous élevons continuellement de la terre au ciel, nous nous unissons véritablement à notre premier Principe, nous arrivons à la fin pour laquelle Il nous a créés ; nous imitons tous les anges qui l’adorent sans cesse et ressemblons à la sainte humanité de Jésus-Christ Notre Seigneur qui est assis à la droite de Dieu son Père où il nous sert de médiateur et qu’il prie continuellement pour nous au ciel cependant que nous sommes pèlerins en terre. […]
Chapitre XI. Les sept degrés de l’oraison continuelle.
[…] Le cinquième et dernier degré d’oraison continuelle s’appelle Habituel, et s’entend être véritablement formé en l’âme, lorsqu’ayant passé par tous les degrés précédents, d’actuel, d’assidu, de persévérant, et de fréquent, enfin il se forme une grande facilité dans les puissances de tendre toujours à Dieu par le moyen d’une certaine habitude actualisée, qui l’occupe sans interruption, et fait que l’âme se trouve plus en Dieu qu’en soi-même ; et qu’elle Le considère davantage le Bien-aimé de son cœur, dans toutes les actions qu’elle fait, que les actions mêmes qu’elle opère quoiqu’avec application d’esprit.
Ce degré consiste en deux opérations principales, dont la première est une élévation habituelle de l’esprit au-dessus de toutes choses créées, qui fait que l’âme ne peut plus rien considérer avec attention, et estime, qu’autant que les choses ont du rapport à Dieu ; de sorte que ne les pouvant pas même regarder avec réflexion, elles ne font plus aucune impression sur les sens, et ainsi l’âme demeure toujours désoccupée de toutes les créatures, et ne s’en trouve jamais embarrassée jusques au point de l’empêcher d’être unie à Dieu, et ce par un regard confus, qui lui fait contempler la beauté de sa divine Face dans toutes choses sans en pouvoir être divertie, que par de petits accidents qui ne sont pas de durée ; et ce regard confus par lequel l’âme contemple Dieu incessamment, est une oraison continuelle, dont le Saint-Esprit est le premier moteur, pour l’y conduire sans erreur, pour la faire agir à l’extérieur sans en être divertie, et lui faire enfin obtenir toutes les grâces qui lui sont nécessaires. Et c’est en ce sens qu’il faut entendre ces paroles de l’Apôtre, quand il assure que le Saint-Esprit aide notre faiblesse en l’oraison, comme ne sachant [232] pas ce que nous y devons demander ; mais qu’Il demande pour nous avec des gémissements inénarrables355, en ce qu’Il nous fait prier d’une manière si extraordinaire et si relevée, qu’il n’y a que Lui seul, qui pénétrant le secret des cœurs en puisse avoir la connaissance.
La seconde opération de ce degré, consiste dans une adhésion très forte et très immuable de notre volonté à celle de Dieu, que nous regardons par une vue confuse, mais continuelle, comme le principe et la fin de toutes nos actions, de sorte que notre volonté étant fondée et enracinée dans l’habitude de toutes les vertus morales et divines, aussi bien que dans celle de la charité, comme témoigne l’Apôtre356 : In charitate radicati, et fundati. L’âme devient lumineuse, et douée de cette suréminente science de Jésus-Christ, qui surpasse de beaucoup celle que le commun des hommes est capable de concevoir par les lumières de la raison naturelle, parce que celle-ci se reçoit dans l’intelligence, et se réduit en acte par des espèces déiformes que Dieu répand continuellement dans cette âme, qui l’élèvent au-dessus de la commune manière d’agir des autres, pour toujours aimer Dieu au-dessus de toutes les créatures, et sans en pouvoir être divertie par ses passions que bien difficilement, à cause de l’abondance de la grâce qu’elle reçoit sans cesse, et de la forte habitude des vertus qu’elle a contractées : si bien que connaissant et aimant toujours Dieu habituellement, elle l’honore, elle le loue, elle l’adore, elle le prie sans interruption.
Le père Ubald, éditeur et grand connaisseur des spirituels franciscains, écrit357 :
“Il y a là vingt et un sections ou chapitres, et l’on sent dans le P. Paul l’héritier direct du P. Benoît de Canfeld et de ces vieux Pères Maîtres des Capucins de la rue Saint-Honoré. On trouve chez lui, comme chez ses prédécesseurs, la même distinction entre la volonté essentielle et la volonté éminente, la même prédication de la conformité de notre volonté avec la volonté divine, le même enseignement que notre oraison se conforme d’ordinaire à l’état de notre volonté, parce que dans l’oraison « l’entendement reçoit beaucoup plus d’assistance de la volonté dans les aspirations surnaturelles... que la volonté n’en reçoit de l’entendement.
Et tout est présenté dans un style parfait et nous lisons aujourd’hui ces pages avec un plaisir infini, comme si l’on mangeait un fruit savoureux.
Si nous osions exprimer ici notre pensée entière au sujet de ce petit livre d’or le Chemin Abbrégé, nous dirions que de tout ce que les Capucins français ont écrit sur ce sujet au XVIIe siècle, aucun volume n’est plus totalement et plus bellement représentatif de leurs doctrines spirituelles.”
Voici des extraits des sections VIII à XIX :
SECTION VIII. Pratique générale de cet Exercice qui explique les trois états de la volonté de Dieu, et de l’âme qui s’efforce de l’accomplir.
[…] L’Exercice de la volonté de Bon Plaisir de Dieu nous rend agréables à sa divine Majesté par la spéciale pratique des trois vertus théologales, Foi, Espérance et Charité qui sont ici dans leur force. D’où il s’ensuit que l’âme ne cherche plus que Dieu, ne veut que Dieu, n’aime que Dieu, n’opère que pour Dieu, ne soupire qu’après Dieu et ne veut connaître que Dieu. Non par les lumières de la raison naturelle qu’elle trouve imparfaite, mais par celles de la foi qui sont toutes divines et nullement sujettes à l’erreur. Cet état appartient aux profitants, comme le précédent appartient aux cornmençants.
L’Exercice de la volonté de Dieu, que le saint Apôtre appelle parfaite, est propre aux saintes âmes qui ont acquis l’habitude des deux états précédents par la destruction de leur propre volonté et par la fidèle pratique de celle de Dieu, non avec interruption et par reprises comme auparavant, mais habituellement et sans discontinuation, autant qu’il est possible à la faiblesse humaine. D’où s’ensuit l’état d’union qui ordinairement demeure invariable jusques à la mort.
Les grâces qui se trouvent le plus en usage dans ce troisième état sont les dons du Saint-Esprit qui éclairent l’entendement et fortifient la volonté humaine d’une manière éminente pour leur faire connaître et aimer Dieu autant parfaitement que la créature est capable de le connaître et de l’aimer sur terre.
SECTION IX. Premier état de l’Exercice de la volonté de Dieu et de l’âme commençante qui le pratique.
Quiconque aura un véritable désir de s’adonner à ce saint Exercice, doit premièrement faire réflexion sur chacune de ses actions particulières pour connaître si elle est conforme à la volonté de Dieu. Puis s’étant aperçu que Dieu veut qu’il la fasse, par le moyen des règles données ci-dessus, il la rapportera à Dieu par cet acte ou un autre semblable : « Mon Dieu, je me propose de faire cette action avec le secours de votre sainte grâce, parce que vous le voulez et me le commandez, comme étant votre bon plaisir et votre plus grande gloire. »
Réitérez cet acte à chaque action indifférente que vous entreprendrez, spécialement si vous êtes distrait de Dieu. Car si ayant commencé la journée ou quelque action avec intention de faire la volonté de Dieu, et que votre esprit demeure toujours recueilli en Lui, par une tendance amoureuse vers sa divine Majesté, il ne sera pas nécessaire de quitter cette union de votre esprit et de votre volonté avec Dieu, pour faire ce qui est déjà fait par un nouvel acte. Cet acte serait plutôt une espèce de distraction de Dieu, qu’une véritable application de Dieu.
Ne vous arrêtez pas tant à vouloir connaître trop curieusement la volonté de Dieu comme à la bien faire. Plusieurs s’inquiètent pour savoir le bon plaisir de Dieu dans les choses indifférentes et négligent de s’y conformer dans celles qu’ils connaissent leur être commandé. Exécutez fidèlement ce que vous savez certainement être dans l’ordre des volontés de Dieu. Pour la pleine intelligence de ce que vous devez faire dans les matières douteuses et indifférentes, elle vous sera donnée à proportion que vous avancerez en la vertu. […]
SECTION X. Les trois perfections qui doivent accompagner les actes des commençants.
… que toutes vos actions soient accompagnées des trois perfections suivantes, savoir, de pureté, de fidélité et de force.
Quant à la pureté : […] Enfin, souvenez-vous que cette pureté d’intention est la première perfection et le fondement de votre divin Exercice, aussi bien que de toute action vertueuse. Vous devez vous accoutumer de la pratiquer au commencement de chaque action indifférente qui n’a pas de rapport avec la précédente. J’ai dit : « au commencement de l’action », parce que quand vous aurez produit l’acte de pureté d’intention de ne vouloir faire l’action présente que pour plaire à Dieu, en accomplissant sa sainte volonté, il ne faut plus penser qu’à bien faire l’œuvre qui vous est commandée, sans faire réflexion sur la volonté de Dieu comme si elle était distincte de l’œuvre, puisque la volonté de Dieu et l’œuvre ne sont ici qu’une même chose. De sorte que vous ferez toujours la volonté de Dieu si vous faites bien l’œuvre qu’il vous commande.
Quant à la fidélité que vous devez apporter pour bien faire chacune de vos actions, elle doit être telle que vous n’épargniez aucune puissance ni aucune peine nécessaire pour bien réussir dans l’exécution de la volonté de Dieu, appliquant tout votre esprit pour bien penser à ce que vous faites, employant toutes vos forces pour vous en acquitter dignement, et donnant tout le temps convenable pour conduire votre action à la perfection que Dieu vous demande. [...]
Quant à la persévérance, elle consiste à ne pas vous lasser dans l’Exercice de la volonté de Dieu, mais à y persévérer dans tous les moments, toutes les heures, tous les jours, toutes les semaines, tous les mois et toutes les années de toute votre vie. Ceux-là ne continuent pas à faire la volonté de Dieu dans tous les moments de leur vie qui n’emploient aucun moment de leur vie pour la bien faire. Les autres ne la font pas à toutes les heures du jour qui passent la plus grande partie du jour sans y penser. Les autres ne s’y occupent pas tous les jours tous les jours qui ne servent Dieu que par humeur et par reprises. Les autres ne font pas la volonté de Dieu toutes les semaines ni tous les mois qui ne la font que semaine à semaine, et comme par quartier. Enfin il y en a qui ne l’accomplissent pas toutes les années de leur vie, puisqu’ils en passent la plus longue partie à faire leur propre volonté ou à ne point faire réflexion sur celle de Dieu. Mais pour vous, ne cessez point d’être à Dieu afin que vous remportiez la couronne qui vous est due et qui est promise à la persévérance. […]
SECTION XI. Second état de l’Exercice de la volonté de Dieu et de l’âme profitante qui le pratique.
Après que vous vous serez exercé si fidèlement et si longuement dans les pratiques de la volonté de Dieu en qualité de juste, que vous en aurez contracté l’habitude, détruisant vos vices par l’affermissement des vertus contraires, vous vous apercevrez que votre âme étant prévenue de nouvelles lumières, elle sera invitée et même pressée par les sacrés mouvements du Saint-Esprit de passer du premier au second état de l’Exercice de. la volonté de Dieu. Cette volonté l’apôtre l’appelle bien plaisante ou du Bon Plaisir, soit parce que l’âme ayant surmonté toutes les difficultés de ses mauvaises habitudes dans le premier état, elle ne trouve plus que de la facilité dans celui-ci, soit effectivement que l’âme y opère avec tant de bonne volonté pour Dieu qu’elle n’y goûte que de la joie et des suavités intérieures qui lui viennent par l’infusion de la grâce. […]
L’état des âmes qui s’exercent dans la volonté bienfaisante ou le bon plaisir de Dieu consiste principalement en deux points. Le premier en ce qu’elles mettent tout leur plaisir à faire la volonté de Dieu sans considérer si ce que Dieu leur commande est facile ou difficile, si elles y souffrent ou n’y souffrent pas, si elles y meurent ou si elles y vivent. Bref si elles sont consolées ou ne le sont pas.
Le second consiste en ce qu’elles ne font pas tant d’estime de l’action extérieure qu’elles opèrent, que du plaisir que Dieu prend à voir que ce qu’il commande est accompli. Ainsi outrepassant toutes les créatures d’un vol très léger de grâce elles vont trouver Dieu pour se réjouir uniquement en lui. […]
SECTION XII. Les trois perfections qui doivent accompagner les actes des profitants.
[…] Quant à la vertu de la foi, il est certain qu’elle seule ne nous fera pas atteindre à la parfaite connaissance de la vérité de Dieu, si notre entendement n’est fortifié par les dons lumineux du Saint-Esprit, pour la réduire excellemment en pratique. Or c’est ce qui se fait heureusement dans ce second état où l’âme ayant levé les obstacles à la réception des rayons divins par la parfaite conformité de sa volonté avec le divin, elle commence à découvrir quelque chose de grand de la majesté de Dieu, pour ensuite avoir entrée dans les secrets de la vie mystique par les admirations, suspensions, contemplations et transformations de son esprit en Dieu. […]
Quant à la vertu d’espérance, elle suit comme naturellement de la foi. Comment se peut-il faire, en effet, que l’âme juste qui par le fidèle accomplissement de toutes les volontés de Dieu, reçoit des lumières éclatantes pour [...] connaître les biens éternels, ne conçoive en même temps des désirs très ardents de les posséder ? [...] C’est encore dans cet état où l’espérance en Dieu est si grande qu’elle passe en confiance. De sorte que l’âme supposant les soins qu’a Dieu de son salut elle ne s’en met plus en peine pour ne penser qu’à le servir. Elle s’oublie soi-même pour ne se souvenir que de lui. Comme elle tient Dieu pour son bon ami et son très libéral bienfaiteur elle se fie totalement à sa souveraine Bonté. Ainsi il est impossible de concevoir la joie et la liberté d’esprit avec laquelle l’âme se comporte dans toutes ses actions.
Quant à la vertu de charité, elle ne manque pas d’accompagner ici la foi et l’espérance. Non comme leur suivante, mais comme l’âme qui leur donne la vie et le plus grand éclat qu’elles possèdent. Dans cet état l’âme ne croit pas seulement aux vérités divines parce que Dieu les a révélées et n’espère pas simplement de posséder les biens éternels que Dieu a promis parce qu’il est fidèle, mais aussi parce qu’il est bon et qu’elle a un grand amour pour sa divine Majesté.
En effet, comment cette âme n’aurait-elle pas un grand amour pour Dieu puisqu’elle est dans l’Exercice de la volonté de son bon plaisir ? Et cet exercice consiste en ce que sa volonté ne prend plaisir qu’à faire celle de Dieu pour le grand amour qu’elle lui porte. Dans l’état précédent, l’âme faisait la volonté de Dieu pour obéir à Dieu son Seigneur. Mais dans celui-ci elle ne la fait que pour l’aimer comme son bon ami. Ainsi, elle ne pense plus aux récompenses qui sont promises aux fidèles serviteurs, mais à l’amour qui est dû à son Bien-Aimé. Et cette douce pensée la transforme tellement en Dieu qu’elle n’opère que par ses ordres et pour son amour, soupirant sans cesse après lui pour le posséder et ne craignant rien davantage que de le perdre un seul moment.
Enfin si les vertus dans l’état précédent ont servi d’objet prochain à l’âme pour y tendre et pour les acquérir, sans avoir de fin plus relevée sinon de devenir vertueuse, dans celui-ci l’âme suppose qu’elle les a acquises par la miséricorde de son Bien-Aimé. Elle s’en sert comme de principe et de fondement pour s’élever au Dieu des vertus, afin de l’aimer par-dessus toutes choses. Dieu en tant que souverainement aimable devient lui-même immédiatement le cher objet de son cœur pour tendre à lui sans relâche et l’aimer sans fin par-dessus toutes choses, en ne faisant rien que par son amour, pour son amour et en son amour. Ce qui est accomplir noblement la volonté de Dieu et d’une manière beaucoup plus parfaite que dans le premier état.
SECTION XIII. Troisième état de l’Exercice de la volonté de Dieu et de l’âme parfaite qui le pratique.
Les peintres n’enseignent d’abord à leurs apprentis qu’à tracer des lignes droites et tirer des traits hardis pour leur former la main ; puis ils leur montrent la manière de contre-tirer un pied, un œil, une main, une tête. Enfin ils leur apprennent à crayonner un corps entier assorti de tous ses membres avec toutes les proportions qu’il doit avoir. De même le Saint-Esprit qui est le grand maître de la vie spirituelle, voulant conduire une âme à la perfection, ne lui enseigne d’abord que le renoncement à sa propre volonté afin de bien faire la sienne, parce que c’est une conséquence infaillible que quiconque renonce à sa propre volonté ne manque jamais de bien faire celle de Dieu.
Mais après que l’âme a acquis l’habitude de renoncer à sa propre volonté pour se conformer à la divine, le Saint-Esprit l’excite à aimer Dieu en tout ce qu’elle fait d’autant que la volonté de cette âme qui est habituellement réformée, demande naturellement qu’elle se transforme en celui qu’elle aime, par autant d’actes d’amour qu’elle fait de bonnes œuvres, ainsi que nous avons vu dans la vie illuminative ou affective.
Mais enfin, l’habitude du divin amour étant formée dans la volonté de cette âme et ne pouvant, ce semble, passer plus outre parce qu’elle ne peut pas aimer un objet plus parfait que Dieu, voici que le Saint-Esprit, son sage directeur, lui inspire une autre manière de se conduire beaucoup plus parfaite que les précédentes. Les autres manières, en effet, sont toutes actives ; celle-ci au contraire demeure toute passive. Non que l’âme cesse d’aimer Dieu, mais parce qu’elle ne l’aime plus comme autrefois avec de grands efforts naturels. Non que l’âme demeure dans un état de perfection sans plus avancer dans la voie du saint amour. Au contraire, elle s’y perfectionne à tous les moments et par toutes les actions de sa vie. Son cœur se consacre par état à l’amour sacré de son Dieu, il s’en suit que tout ce qu’il veut par lui-même et que tout ce qu’il commande être fait par les autres puissances qui lui sont sujettes devient aussi par état animé du même divin amour. Cet amour pour ce sujet est appelé état d’union, parce que dans les deux états précédents la volonté de l’homme tendait à celle de Dieu par les actes d’abnégation, de conformité et de transformation. Mais dans l’état présent la volonté humaine se trouve parfaitement transformée en celle de Dieu et elle lui demeure heureusement unie.
La lumière du midi n’est point essentiellement différente de celle de l’aurore, puisque c’est la même et qui est seulement rendue plus grande par des degrés plus intenses. De même la volonté de Dieu que l’apôtre appelle parfaite suit les deux précédentes dont celle-ci est la consommation, aussi bien que la perfection de l’âme qui s’y exerce. C’est pourquoi, comme le midi est une réunion de toutes les splendeurs que le ciel a envoyées sur la » terre, depuis le premier instant du jour jusques au plus haut point de notre méridien : De même l’état de la volonté unitive consiste dans l’habitude formée et bien établie de toutes les vertus morales, et singulièrement des théologales, foi, espérance, charité, avec toute leur suite composée des dons et des fruits du Saint-Esprit, bref des huit béatitudes qui sont proprement les actes héroïques de la vie mystique.
Cette habitude donne une telle facilité à l’âme de n’agir qu’en Dieu et pour Dieu, qu’elle ne trouve presque plus de difficulté dans toutes les pratiques de la vertu. Elle souffre même avec joie les mortifications, les humiliations, les confusions, les injures, bref tout ce qu’on lui fait de mal et tout ce qu’elle doit faire de bien pour plaire à Dieu son unique amour. Elle a comme éteint tous les mouvements de sa propre volonté qui étaient la cause des contradictions qu’elle ressentait à faire celle de son Dieu.
SECTION XIV. Les trois perfections qui doivent accompagner toutes les actions des âmes parfaites.
Simplicité, Abandon, Repos.
Quant à la simplicité, vous devez savoir que le grammairien qui a acquis une parfaite habitude de mettre toutes les règles de la grammaire en pratique, perd l’idée de toutes les règles particulières qu’on lui a enseignées sans manquer néanmoins contre ses règles pour ne se servir que de la simple habitude que lui donne une grande liberté d’exprimer correcte en tout ce qu’il veut dire. De même, après que l’âme a passé par tous les états de la vie spirituelle et par toutes ses pratiques, elle s’en forme une espèce d’habitude dans son entendement et dans sa volonté. Et à la façon des anges, cette âme voit tout d’un coup ce qu’elle doit faire et le fait en effet sans s’amuser à de longues délibérations. C’est à cet heureux état que les docteurs mystiques donnent le nom d’Union parce que les actes y sont très simples, et comme tous réduits au seul amour en parfaite unité avec son objet. D’où s’en suit que l’âme a la satisfaction de voir (sans néanmoins en tirer vanité) que sa volonté est entièrement soumise à celle de Dieu ; et Dieu aussi en récompense lui assujettit toutes ses puissances spirituelles, ses facultés corporelles, ses appétits, ses passions, enfin tous ses sens, tant extérieurs qu’intérieurs, pour être gouverné par les principes de la raison et de la grâce, cela dans un bel ordre qui passe tout ce qu’en peuvent concevoir ceux qui ne l’ont pas expérimenté.
Je dirai plus. La simplification de ses opérations est si grande qu’elle ne fait plus distinction entre le sujet qui aime et l’objet qui est aimé. Entre, dis-je, l’entendement du sujet qui connaît la beauté de l’objet, et la volonté du même sujet qui aime la bonté du même objet, enfin entre les puissances et leurs actes, c’est-à-dire entre les puissances qui connaissent et qui aiment, et les actes de connaissance et d’amour qui sont produits par ces mêmes puissances. Comme si l’âme qui aime, la volonté avec laquelle elle aime, l’acte par lequel elle aime, Dieu qu’elle aime et l’entendement par lequel elle connaît qu’il est aimable n’était qu’une seule et très simple chose, quoiqu’en effet toutes ces choses soient très différentes entre elles.
Quant à l’abandon, il faut concevoir qu’il suit comme nécessairement des pratiques précédentes. Car après que l’âme a dit mille et mille fois à Dieu qu’elle renonçait à sa propre volonté pour faire la sienne, après qu’elle s’est mille et mille fois conformée au bon plaisir de Dieu en tous les accidents prospères et adverses, qui se sont présentés, après qu’elle a mille et mille fois aspiré et soupiré après Dieu, son cher objet, pour se transformer en son divin amour, après que cette âme s’est donnée mille et mille fois à Dieu, son bien-aimé, sans réserve et sans fin pour disposer d’elle en la manière qu’il lui plaira dans le temps et dans l’éternité. Enfin Dieu la prend au mot, c’est-à-dire sous sa spéciale protection. L’âme supposant avoir assez dit à Dieu qu’elle se donnait à lui, elle cesse de le dire, pour ne plus penser qu’à vivre comme une personne qui s’est entièrement abandonnée et dont Dieu fait tout ce qui lui plaît, sans que l’âme lui contredise en rien. Ainsi un petit enfant de lait ne demande rien, ne refuse rien, bref il se laisse conduire par sa bonne mère partout où elle veut, sans qu’il y apporte aucune contradiction.
Mais remarquez que cet abandon ne se fait pas tant par actes que par état. C’est comme l’enfant qui demeure abandonné par l’état de son enfance, mais non pas par aucun acte d’abandon qu’il produise à toutes les dispositions de ceux qui le gouvernent. Puisque l’âme a le bonheur d’être entrée dans la liberté et les droits des vrais enfants de Dieu, elle vit effectivement sans soin comme un véritable enfant du Père céleste qui la nourrit du lait de sa grâce, la couvre avec le manteau de sa toute puissante protection, la caresse avec les douceurs de son divin amour, lui prépare le magnifique héritage de sa gloire. Il lui en donnera la jouissance éternelle après qu’elle sera sevrée de toutes les bassesses de son enfance temporelle.
Quant au repos, il suit naturellement de l’abandon. Qui a jamais vu un petit enfant s’abandonner entre les bras de sa bonne mère et en demeurer inquiété ? Au contraire, il demeure et dort tranquille sur son sein maternel, comme sur le gracieux principe de son être et de toutes ses douceurs. Mais s’il se trouve des douceurs dans la nature qui donnent tant de repos à ceux qui les goûtent par état, que devons-nous penser des âmes qui se sont abandonnées entre les bras de Dieu leur bon père, dont les tendresses, la suavité et les soins paternels surpassent infiniment ceux de toutes les mères. En vérité ce sont ces âmes bien aimantes et bien aimées qui ont sujet de dire avec la sainte Epouse du Cantique des Cantiques : « Nous nous sommes enfin » reposées sous l’ombre de Celui que nous avions désiré358 ». Après l’avoir tant et tant de fois désiré, enfin il est venu, ce Bien-Aimé de nos cœurs, pour nous porter entre ses bras, pour nous couvrir de ses ailes, pour nous conduire par sa Sagesse, pour nous aimer par sa Bonté et pour pourvoir à tous nos besoins par une spéciale providence.
Mais supposé que l’âme soit puissamment convaincue que Dieu prend un soin spécial de sa conduite, il s’ensuit le repos de son salut, de sa perfection et de sa propre vie, sans avoir jamais aucune inquiétude pour quelque accident qui lui arrive. […]
SECTION XV. L’état d’oraison suit ordinairement l’état de la volonté humaine.
Puisque l’entendement et la volonté sont les deux principales puissances de l’âme qui lui ont été données de Dieu pour marcher d’un pas égal dans les voies de la perfection, il est certain qu’il faut faire un égal usage de l’une et de l’autre pour parvenir à la fin que nous prétendons.
L’oiseau qui ne bat que d’une aile ne volera pas bien loin ni bien haut. L’âme qui prétend n’aller à Dieu que par l’une de ses puissances n’y parviendra jamais.
Les Séraphins que le prophète vit sur le trône de Dieu, se servaient de deux ailes pour voler en l’air et se soutenir en la présence de sa divine majesté. L’âme qui aspire à la sainte union de Dieu doit également se servir de son entendement pour contempler ses divines perfections et de sa volonté pour l’aimer par la sainteté de ses œuvres. […]
SECTION XVI. De l’oraison des commençants dans l’état de la vie purgative.
[…] L’âme pécheresse trouvera Dieu propice, comme la Madeleine, si elle se présente devant lui avec les larmes et la contrition de ses fautes. Dieu ne rebute jamais un cœur humilié et contrit qui se convertit véritablement à lui. Enfin si le divin Sauveur s’entretenait familièrement avec les pécheurs jusqu’à banqueter chez eux pour avoir occasion de prolonger ses entretiens en écoutant leurs demandes et leur donnant ses réponses ; sans doute il fera encore la même grâce aux âmes pénitentes pourvues qu’elles travaillent à détruire leur propre volonté en ne faisant aucune action qui ne soit conforme à la sienne, pourvu qu’elles s’appliquent à l’oraison mentale dans le temps et en la manière qui leur sera inspirée par le Saint-Esprit selon la disposition présente de leur volonté.
SECTION XVII. De l’oraison des profitants dans l’état de la vie illuminative.
Tout ce que prétendent les commençants dans leurs oraisons mentales, c’est de former de puissantes considérations pour leur entendement sur les mystères de la foi. Ces mystères excitent leur volonté à réformer leur mauvaise conduite par les bonnes résolutions qu’elle prend de se retirer du péché pour embrasser la vertu.
Mais quand l’âme est parvenue à cette première fin et que par la grâce de Dieu elle n’a plus d’attache volontaire à aucun péché, l’on peut dire qu’elle a atteint l’état de bonne volonté et de complaisance au bon plaisir de Dieu. En effet, elle ne veut habituellement que ce qui plaît à Dieu. Elle aimerait mieux mourir que de commettre la moindre faute qui lui put déplaire.
Or ; je demande maintenant quels sont les actes que veut naturellement produire une bonne volonté qui a de grands respects et de fortes inclinations pour Dieu son unique objet. Sans doute c’est de lui témoigner la véhémence de son amour par une espèce de reconnaissance et de décharge, ainsi que nous voyons dans toutes les personnes qui s’entr’aiment véritablement. Elles n’ont point de plus grande satisfaction que de parler familièrement pour se communiquer naturellement tous leurs secrets.
C’est donc ainsi que l’âme qui est parvenue à l’état de bonne volonté se lasse de méditer pour aimer, parce qu’elle est suffisamment informée de la vérité des mystères divins pour ne plus s’occuper que de l’amour de Dieu, le Bien-Aimé de son cœur.
Dans cet état l’âme trouve que l’entendement marche trop lentement dans les voies spacieuses de l’oraison. C’est pourquoi elle se sert de la volonté pour tendre plus promptement à son divin objet.
Dans cet état, l’âme ne se contente plus des moyens qui conduisent à Dieu ; mais elle désire joindre sa fin dernière qui n’est autre que Dieu même. Tous les discours intérieurs qu’elle peut faire de Dieu en l’oraison lui sont ennuyeux si elle n’arrive à la présence de Dieu qui est tout son souhait.
Dans cet état, l’âme ne s’entretient ordinairement que sur deux grandes vérités qui sont le tout de Dieu et son propre néant. Dans ces vérités elle découvre une si grande plénitude de lumières pour admirer les grandeurs de Dieu et ses bassesses qu’elles suffisent pour remplir toute la capacité de son esprit, sans qu’elle ait besoin d’autres matières durant le temps de ses oraisons.
Dans cet état, l’âme ne peut prendre aucun sujet d’éternité pour s’entretenir avec Dieu en son oraison, parce que ce n’est plus des lumières de l’entendement, mais des affections de la volonté qu’elle reçoit ses ordres. C’est pourquoi elle fait toujours oraison selon la disposition de sa volonté. Mais comme il n’y a rien de si constant que l’amour fort, ni de si changeant que les productions de l’amour pur qui s’accommode à tout ce que Dieu veut en se faisant tout à tous, il est certain que l’âme qui s’entretient avec Dieu par voie d’affection, produira autant d’actes différents, d’amour, de foi, d’espérance, d’adoration de Dieu, d’anéantissement de soi-même, de demande ou d’Actions de grâces que les mouvements de son cœur seront différemment excités par le Saint-Esprit. Et en cela il n’y a point de tromperie, mais une divine Sagesse. En effet, l’âme suit en cela les sacrés mouvements de la charité qui est la principale règle de sa conduite.
Dans cet état, l’âme se trouve ordinairement dans les dispositions suivantes lorsqu’elle fait oraison. Ou elle y jouit de la présence de Dieu, ou elle se plaint amoureusement de son absence ; ou elle se console de ce qu’elle possède, ou elle s’afflige de ce qui lui manque ; ou elle demande, ou elle reçoit ; ou elle aspire, ou elle soupire ; ou elle cherche, ou elle trouve ; ou elle désire, ou elle se repose à l’ombre de celui qu’elle a désiré. De sorte néanmoins que ses désirs et son repos, sa jouissance et ses plaintes, ses consolations et ses afflictions ne partent que de la grandeur de son amour.
Ainsi l’on voit que l’oraison d’affection ne roule que sur le principe de la volonté du bon plaisir de Dieu. Cette oraison dépend davantage d’un cœur réformé qui a de grandes ardeurs pour Dieu, que d’un entendement subtil qui a beaucoup de science et peu de vertu. Aussi connaît-on par expérience que les âmes simples ont plus d’entrée à cette manière d’oraison que les savants. Les premières donnent incomparablement davantage à l’amour qu’à la spéculation, et à la vertu qu’à la curiosité de l’esprit. Les seconds au contraire s’occupent davantage à méditer les perfections de Dieu qu’à les imiter et à pénétrer les secrets des mystères plus qu’à entrer dans les pratiques vertueuses qu’ils renferment. Ces derniers sont toujours secs en l’oraison parce que leur volonté n’est presque jamais prévenue de l’onction du Saint-Esprit, et cette onction est absolument nécessaire pour faire l’oraison d’affection. Il s’ensuit qu’ils demeurent toujours frappants à la porte, sans jamais entrer dans le sanctuaire de l’amour.
SECTION XVIII. De l’oraison des parfaits dans la vie unitive.
La parfaite amitié entre les parfaits amis consiste à n’avoir qu’un même vouloir et non vouloir, et par ce moyen se communiquer mutuellement le cœur l’un de l’autre. C’est comme si des deux cœurs il ne s’en formait qu’un seul qui ne fut propre à aucun d’eux, mais parfaitement commun à tous les deux.
La morale enseigne cette amitié entre les hommes. Mais la loi chrétienne, passant plus avant, commande que la volonté de l’âme juste soit tellement transformée en celle de Dieu qu’elle disparaisse pour faire régner en elle la divine volonté, de sorte que la volonté de Dieu soit l’âme, l’esprit et la vie de la volonté de l’homme, pour la mouvoir dans l’oraison qui est propre à cet état des parfaits amis de Dieu. D’où s’ensuit cette oraison qui est propre à cet état des parfaits amis de Dieu. Cette oraison a plusieurs noms quoiqu’ils ne signifient tous qu’une même chose.
Premièrement, l’oraison des âmes parfaites dans la vie unitive est appelée Oraison d’union. En effet, une goutte d’eau qui tombe dans l’océan s’unit tellement à ce grand élément qu’elle ne fait plus qu’un seul Tout avec lui. De même, par proportion, quand la volonté humaine est devenue si conforme et si semblable à la divine qu’elle a de la disposition pour s’unir avec elle, au moment que Dieu lui est manifesté par l’irradiation de sa grâce, elle s’unit à lui par une liaison si étroite qu’elle surpasse celle de deux intimes amis. Ces amis se sont cherchés avec empressement, ils s’embrassent très étroitement au moment de leur rencontre, sans parler d’abord, parce que la véhémence de leur amour qui remplit toute la capacité de leurs cœurs les empêche de former des paroles.
Secondement, cette manière d’oraison est appelée Introversion. Tout ainsi, en effet, que le limaçon rentre dans sa coquille et se ramasse en lui-même pour se mettre à couvert de la pluie ou des autres injures du temps ; de même l’âme attirée par l’attouchement divin au dedans de soi, se retire du dehors de ses opérations sensibles pour se recueillir au plus intime de son fonds. C’est comme si toutes ses puissances avec leurs actes étaient fondues en l’unité de son essence, afin d’avoir plus de force pour soutenir l’opération de Dieu.
Troisièmement, cette manière d’oraison est appelée passive, parce que Dieu y opère en l’âme les sacrés mouvements de son amour, sans qu’elle y contribue autre chose que de consentir à l’opération de Dieu en elle.
Cette opération se fait principalement dans la volonté, par une abondance d’amour qui met toutes les autres puissances dans la suspension de leurs actes, afin que l’âme soit plus recueillie et plus vigoureuse pour soutenir la présence de. Dieu qui se manifeste à l’esprit comme un tout incompréhensible, dépouillé de toute espèce distincte parce qu’il est conçu par l’effort d’une foi simple et une, et cette foi n’admet ni composition, ni fantôme au moins perceptible à l’entendement humain.
Quatrièmement, cette manière d’oraison est appelée jouissance de Dieu. Les bienheureux qui voient Dieu, aiment Dieu et se réjouissent de Dieu au ciel selon la grandeur de leur charité et de la lumière de gloire qui leur est communiquée. Ils jouissent véritablement de Dieu autant qu’ils en sont capables. De même, les âmes parfaites, dont la foi est épurée et l’amour pour Dieu très intense sur la terre, se réjouissent souverainement en Dieu comme du Souverain Bien qu’elles ont cherché, qu’elles ont trouvé et dont elles jouissent paisiblement au dedans d’elles-mêmes. Il plaît alors à Dieu de se communiquer à elles dans leurs contemplations par les profusions d’une bonté extraordinaire et cette bonté leur fait ensuite prendre à dégoût tous les autres biens inférieurs qui ne sont pas Dieu, ou ne conduisent pas à Dieu.
Cinquièmement, cette manière d’oraison est appelée extatique. La véhémence de l’amour que l’âme y a pour Dieu la transporte, en effet, si fortement hors d’elle-même pour se donner toute à Dieu qu’elle semble être plus en Dieu qu’en soi-même. S’il arrive donc que l’âme soit souvent attirée à cette sublime contemplation qui suspend les sens et change sa manière d’opérer selon ses puissances spirituelles, elle devient enfin si habituellement introvertie et simplifiée qu’elle ne peut plus réfléchir sur ses actes, ni se servir des espèces grossières de l’imagination comme elle faisait autrefois ; ou elle ne s’en sert qu’avec d’extrêmes contraintes qui la font beaucoup souffrir.
Sixièmement, cette manière d’oraison est appelée le sommeil de l’âme en Dieu à l’imitation de celui que saint Jean prit sur la poitrine sacrée de Jésus après avoir reçu son précieux corps. Non que l’âme y dorme effectivement par un assoupissement de son corps, ainsi qu’il arrive dans le sommeil naturel. Mais elle s’y repose doucement en Dieu par une suspension de tous ses sens, tant extérieurs qu’intérieurs. Ces sens demeurent calmes, et l’âme se console par un doux écoulement d’amour avec le Bien-Aimé de son cœur. Cela lui fait dire avec la Sainte Épouse : Ego dormio et cor meum vigilat359. Je dors quant aux fantômes de l’imagination qui sont évanouis et quant aux discours de l’entendement qui sont cessés. Mais je veille selon les amoureuses productions de mon cœur qui est tout appliqué à aimer celui que je ne saurais trop aimer.
Tout ceci nous fait voir que l’oraison d’union ne se fait dans une âme que lorsque sa volonté est uniforme avec celle de Dieu. Car c’est l’amour qui applique l’âme à cette manière d’oraison. C’est l’amour qui lui en donne la continuation. C’est l’amour qui l’élève et la transforme en Dieu, après que sa volonté est revêtue de la perfection que Dieu lui demande pour une si divine opération.
SECTION XIX. L’on n’a accès dans la théologie mystique que par une volonté parfaitement réformée selon celle de Dieu.
Il y a grande différence entre la théologie mystique et la vie mystique. […]
La théologie mystique procède originairement de la vie mystique et de la volonté humaine. Elle est cependant l’acte formé de l’entendement, en ce que c’est la volonté en tant que remplie d’amour qui applique l’entendement à connaître Dieu d’une manière héroïque dans ses contemplations passives. Mais la vie mystique ne procède pas de la théologie mystique, puisque cette seconde suppose la première, et qu’on ne vit pas ordinairement de la Vie mystique sans avoir le don de la vie contemplative.
La théologie mystique, outre les préventions de la grâce, demande encore des dispositions naturelles qui ôtent les obstacles aux effets de la grâce. D’où il arrive que ceux qui ont un esprit pesant, curieux, scrupuleux ou inquiet ne sont ordinairement pas propres pour la contemplation divine. Mais tous sont propres pour la vie mystique, pourvu que tous aient une bonne volonté pour servir Dieu et l’aimer de toutes leurs forces avec le secours de la grâce.
La théologie mystique se forme par les actes de l’entendement élevé par la foi pour contempler Dieu d’une manière héroïque. Mais la vie mystique consiste dans les opérations de la volonté, en tant qu’elle est animée de la charité et excitée par les dons du Saint-Esprit pour produire tous les actes héroïques de vertu que Dieu nous commande ou nous conseille de pratiquer.
La théologie mystique ne peut subsister sans la vie mystique puisqu’on ne peut pas connaître héroïquement Dieu qu’on ne l’aime d’une manière aussi héroïque que surnaturelle. Mais la vie mystique peut subsister sans la théologie mystique puisqu’on peut aimer héroïquement Dieu sans avoir le don de la contemplation divine, ainsi qu’il est arrivé chez plusieurs grands saints qui se sont sanctifiés dans les pratiques de la vie active en secourant le prochain sans avoir été appelés par les doux attraits de la grâce au repos de la contemplation.
Enfin la théologie mystique peut être contrefaite et déguisée par la nature. Cela arrive en ceux qui ont peu de grâce et beaucoup de dispositions naturelles pour la contemplation passive et qui ne laissent pas d’être très imparfaits devant Dieu. C’est pourquoi il ne faut pas s’y arrêter, ni faire un grand fondement, comme si l’on était aussi immanquablement parfait qu’on est avancé dans cette sorte d’oraison. Mais quant à la Vie mystique qui ne subsiste que par la mort de la volonté afin que la volonté de Dieu règne seule dans l’âme, elle peut donner de l’assurance à celui qui en est animé. Tout l’abrégé de la perfection consiste en effet à mourir à nous-mêmes, pour vivre à Dieu seul, en faisant sa sainte volonté, avec toute la fidélité qui nous sera possible.
Toutes ces différences nous montrent clairement que la volonté humaine parfaitement conforme à la divine est la grande disposition qu’il faut avoir pour entrer dans les pratiques de la vie mystique, et que la vie mystique prépare l’esprit pour avoir accès dans les secrets de la théologie mystique. La vie mystique sera finalement accordée à l’âme fidèle si Dieu la veut attirer à soi par l’esprit de contemplation.
Mais soit que Dieu attire ou n’attire pas l’âme à cette sorte d’oraison passive, il ne faut pas que l’âme s’estime plus parfaite pour en avoir reçu le don, ni plus imparfaite pour n’en avoir pas été gratifiée. On voit en effet des âmes que Dieu laisse dans les pratiques de la vie active, faire paraître beaucoup plus de vertu, et par conséquent avoir plus de perfection, que d’autres qui sont attirées au repos de la contemplation. Ces dernières ne se servent pas en effet de leurs belles lumières pour faire mourir en soi l’esprit de nature ; elles les profanent par la vanité qu’elles en tirent en se préférant aux autres qui n’ont pas les mêmes attraits de grâce, et en ne travaillant pas comme il faut aux solides pratiques de la vertu.
Ne jugez donc pas de votre avancement en la perfection par le goût que vous en aurez en l’oraison, mais par la mort de vous-mêmes.
Honoré Colomb naquit près de Marseille, d’un père capitaine de vaisseau marchand. Il fit profession en 1648 comme frère mineur capucin et remplit la charge de gardien dans plusieurs couvents. Nous avons vu son ouvrage unique360 apprécié par le dominicain Alexandre Piny, le spirituel du pur amour361. Il se place dans le courant de Denys l’Aréopagite. On appréciera sa profonde expérience, son réalisme, son humour. Il affirme les choses avec une autorité tranquille. Son dynamisme est tel qu’il veut entraîner son lecteur en trois jours seulement vers la plus haute contemplation ! On ne s’ennuie pas !
Épître au divin enfant Jésus […] Et je remarque qu’il n’y en a qu’une seule [science], dont vous êtes si jaloux que vous n’y voulez pas d’autre maître que vous ; car vous voulez que la Mystique qui nous fait connaître et votre Père et vous, soit toute à vous, vienne de vous, retourne à vous, et qu’on ne la puisse apprendre que de vous-même, comme une science toute divine.[…] Je vous présente dans ce livre ce que vous m’en avez communiqué dans mes oraisons.
Du motif et de l’intention de l’auteur : […] Je connais même des personnes spirituelles qui n’avancent pas dans les voies de l’oraison parce qu’elles n’y marchent qu’à tâtons et qu’on ne leur fait pas comprendre que les voies par lesquelles Dieu les conduit sont des élévations à la contemplation. Ces pauvres âmes souffrent les peines d’une amante fidèle, à laquelle on défendrait d’aimer, de converser, et de parler du langage de son bien-aimé […] L’âme contemplative s’instruira [ici] que les cessations d’actes, que les connaissances sans réflexion, que l’amour sans sentiment, que les anéantissements passifs et actifs, que la sainte oisiveté, et que les abandonnements qu’elle expérimente dans l’oraison, sont des voies et des effets de la mystique […] Je prie mon lecteur de considérer que le chemin de la vie mystique est si raboteux, et si mal aplani, pour être si relevé et si peu fréquenté, que si ceux qui sont plus habiles que moi n’y bronchent pas si fréquemment, ils ont de grandes obligations à Dieu […]362
[78] il est bien vrai que trop de raisonnement et un jugement trop actif mettent un grand obstacle à la vie contemplative ; parce que l’oraison demande qu’on agisse, plus de cœur que de tête, et un esprit actif y est moins propre que l’affectif. Mais aussi d’éteindre tout d’un coup tout le discours et de retrancher absolument tout raisonnement, c’est une illusion à la mode […] Ce grand repos n’est que pour des âmes choisies, lesquelles Dieu ne laisse jamais dans l’oisiveté.
Je dis qu’il n’y a personne qui ne sache très bien faire tout ce qui se fait dans la méditation : les jeunes et les vieux, les ignorants et les savants, les pauvres et les riches ; et vous serez surpris, si je vous dis que cet avare, que ce libertin, que ce cavalier, et que cette jeune demoiselle qui ne se plaît qu’à la belle compagnie et qui ne s’emploie qu’à dérober des cœurs à Dieu, tous ceux-là sont très propres à bien faire l’oraison et tous savent très bien faire la méditation. Mais vous serez encore plus surpris, si je vous dis que non seulement ils savent [95], mais encore qu’ils font très bien chacun à sa mode, puisqu’il n’est pas un de tous ceux-là, qui ne fasse pour plaire au monde tout ce qu’on fait pour plaire à Dieu dans la parfaite méditation.
Car dites-moi […] Cette jeune délicate ne sait-elle pas très bien l’art d’aimer et de se faire aimer ? Or pour bien et parfaitement méditer, le tout consiste à aimer et à se faire aimer. […] Si l’on considérait que l’oraison est une union, où la volonté étant élevée par la grâce et enflammée des lumières de la foi n’a pas besoin des autres puissances, où la perfection ne se trouve que dans le repos, l’on ferait connaître à cette âme qu’elle peut aimer, et qu’elle peut être unie avec Dieu sans la participation des puissances sensibles ; et que lorsque sans son congé elles s’unissent avec les créatures, l’âme ne doit pas sortir de son fond, où elle est unie avec son bien-aimé, pour arrêter une imagination [126] qui se plaît dans le changement.
[…] On lui dirait que l’oraison est une école où il faut apprendre peu à peu à ne rien faire ; et qu’une des belles leçons qu’on y fait est de souffrir la suspension des opérations naturelles. On lui ferait comprendre qu’il peut y avoir des excès aux actes mêmes de la volonté. […] On lui ferait concevoir que, comme dans un bassin plein d’eau claire, le moindre mouvement empêche que le soleil ne s’y représente parfaitement ; qu’ainsi ces empressements durant les attraits divins, cette multitude d’actes, ces épanchements, ces aspirations, ces élancements, cette grande activité sont des mouvements qui empêchent l’époux sacré d’achever[127] ses plus belles unions dans le fond de l’âme, où il ne demande que le repos et un entier abandonnement. […]
Premièrement, la contemplation est un regard et non pas une considération, parce que considérer tient du raisonnement et du discours ; et la contemplation est une vue en Dieu sans discours, qui nous dépouille peu à peu de la vue des sens et de la raison, afin de donner lieu aux lumières divines, qui nous font connaître plusieurs objets sans multiplicité et nous manifestent plusieurs vérités cachées.
Secondement, ce regard doit être simple et sans distinction, ou très peu, c’est-à-dire sans images distinctes et dans une foi nue et obscure, aidée de la foi humaine, afin d’apprendre à se perdre peu à peu dans l’universelle unité de Dieu et dans l’abîme de ses mystères qui nous sont toujours plus cachés que connus. [140]
Troisièmement ce regard doit être respectueux et dans une crainte filiale sans aucune familiarité ; car Dieu ne la permet jamais aux âmes mêmes qu’il traite le plus familièrement : c’est pourquoi un simple souvenir de leur propre néant et de la grandeur de Dieu leur est très nécessaire […]
Enfin en quatrième lieu ce regard simple et respectueux doit être encore amoureux, c’est-à-dire fervent et affectif et non pas paresseux et assoupi, et qui participe plus des ardeurs de la volonté que des lumières de l’entendement. Car si la vraie contemplation n’est qu’une transformation de l’âme en Dieu, c’est l’amour principalement [141], et non la connaissance, qui doit faire cet heureux changement.
Bien que la contemplation infuse soit sans moyen, puisqu’elle est une grâce extraordinaire de la pure miséricorde divine, qui ne dépend pas de nos efforts ni de notre industrie […][142] Si chaque fois qu’on se présente l’oraison on a la pensée de s’unir à Dieu, cette pensée produit le désir et ce désir produit un subtil et un tranquille ressouvenir de Dieu ; à force de se souvenir de Dieu si souvent, on vient à s’en souvenir toujours ; de sorte que ce n’est plus un simple ressouvenir, mais une vue continuelle dans laquelle consiste la vraie contemplation. […]
[153] L’acte de pure intelligence est une contemplation toute nue qui ne reçoit ni regards ni images ; ou si elle en admet, elles sont indistinctes et dénudées en telle façon qu’elles ne sont ni connues et ne le sauraient être parce qu’elles surpassent nos connaissances. Et si on veut savoir pourquoi cette contemplation est sans pensée et sans image, on répond que c’est parce qu’elle tend à une vérité qui est toute simple et toute nue […]
[161]... Comme la vue des péchés qu’on a commis produit une amertume et une confusion qui trouble, qui obscurcit les yeux de l’âme, il faut, après les avoir submergés dans les abîmes de la miséricorde divine, s’élever en Dieu avec un cœur libre et un esprit affranchi de toute crainte. […]
[164] […] nous avons dit qu’il y a deux parties dans l’âme savoir l’inférieure ou animale, qui consiste en un assemblage de tous les sens, et la supérieure ou raisonnable, qui comprend toutes les puissances intellectuelles ; et que quand nous parlons d’une troisième partie, qui est la pointe de l’esprit, c’est plutôt pour faire comprendre qu’il y a trois sortes d’opérations différentes qui sont les sensibles ou animales ; et raisonnables ou intellectuelles qui sont connues ou qui le peuvent être ; et les mystiques qui ne sont ni connues, qui ne peuvent être, que pour ajouter une troisième partie aux deux premières. […]
[204] vous devez demeurer tranquille et recueilli, afin de vous laisser occuper par sa présence. Et pour faciliter ce dénuement, souvenez-vous qu’en vous mettant en la présence de Dieu, vous ne devez former aucune idée de son être ni de ses attributs en particulier, mais regarder fixement cette universelle unité, qui exclue toutes les images et toutes les formes qu’on saurait lui donner ; c’est-à-dire qu’il ne faut pas s’imaginer la présence de Dieu, car c’est ce que nous ne saurions faire ; mais il le faut croire […] [205] si vous entrez bien dans cet exercice, il vous pourra servir d’entretien pendant toutes les actions de votre vie en quel état que vous soyez et que vous puissiez être.
Voici un des « pas » du chemin qui ne demandera que trois jours :
Quatrième pas. De la contemplation purement mystique ou négative en général.
Lorsque les mystiques disent que la contemplation de la pointe de l’esprit nous élève au-dessus de l’entendement et de toutes les puissances, ils ne prétendent pas dire que cette suprême pointe de l’esprit ne [332] soit pas quelque puissance, mais c’est pour nous faire entendre que cette façon de contempler met les puissances hors de leurs opérations ordinaires, les élevant à une autre contemplation plus sublime, qui est la négative et obscure.
La contemplation négative et purement mystique est celle qui est sans formes, sans images, où l’oraison de quiétude <qui> n’a ni pensées ni actes, mais un seul repos obscur, parce que l’âme n’y aperçoit point l’objet qu’elle contemple, ni comment elle y tend et s’y repose, ni de quelle manière elle s’y est perdue. Or cette manière de contempler et ce repos mystique est la fonction propre qui distingue et marque la suprême pointe de l’esprit, et pour la bien comprendre il faut remarquer qu’il y a trois sortes d’oraisons, qui conviennent chacune à une des trois parties de l’âme.
Premièrement, l’oraison qui est accompagnée de dévotion sensible est la fonction propre de la partie inférieure qui contient tous les sens [333] en unité de cœur. Secondement, l’oraison qui se fait sans aucune dévotion sensible en produisant des actes, qui sont les bonnes pensées et les discours, comme aussi la contemplation claire et affirmative, qui aperçoit son objet par les espèces de la fantaisie et imagination, et même toutes les oraisons dépouillées de sensibilité, à l’exception de la contemplation sans formes ; toutes celles-là sont la fonction propre de la seconde partie, qui est la supérieure ou raisonnable. Mais la contemplation sans pensées, qui n’est autre que la contemplation obscure en l’oraison de quiétude, qui n’a autre acte qu’un repos, cette fonction est tellement particulière à la suprême pointe de l’esprit, qu’elle n’est en nulle autre.
Remarquez qu’il y a encore une manière de contempler, qu’on appelle pure, ou proprement intellectuelle, qui est naturelle à l’âme séparée du corps, et si fort extraordinaire quand elle anime le corps. Elle se fait par des espèces purement intellectuelles que Dieu communique à l’âme, et [334] avec lesquelles l’entendement opère sans regarder les fantômes et les espèces imaginaires, et la volonté se repose à son objet purement connu. Cette fonction est si particulière à la partie supérieure et raisonnable, qu’elle est incommunicable à la suprême, quoiqu’il y en ait qui veulent qu’elle soit encore propre à la pointe de l’esprit. Il s’ensuit donc de ce que nous venons de dire, que l’oraison sensible est la fonction particulière de la partie inférieure ; la contemplation pure est celle de la partie supérieure ; la contemplation sans forme est celle de la suprême. Et toutes les autres oraisons et contemplations avec la participation des sens, sont communes aux parties inférieures et supérieures : néanmoins ce n’est pas à dire qu’une partie ne puisse concourir avec l’autre dans l’oraison qui lui est propre et particulière, puisque toutes les puissances, les sensibles en unité de cœur, et les raisonnables en unité d’essence peuvent toutes concourir au repos mystique, quoique l’oraison de quiétude sans formes et [335] pensées soit tellement affectée à la suprême pointe d’esprit, qu’elle ne se trouve jamais en nul autre sujet.
Or pour expliquer autant clairement que je puis cette opération particulièrement de la pointe de l’esprit, il faut supposer que l’âme ne saurait agir naturellement tant qu’elle est dans le corps sans formes, sans images, c’est-à-dire sans pensées : car il faut premièrement qu’elle forme et imagine ses actes avant qu’elle les produisent ; d’où il s’ensuit nécessairement qu’étant sans connaissances distinctes dans l’oraison de quiétude, il faut qu’elle soit en repos et qu’elle cesse d’agir, ou qu’elle agisse surnaturellement comme elle fait, c’est-à-dire par des actes directs, qui ne peuvent être réfléchis et aperçus, parce qu’il surpasse toutes les puissances en leur manière d’agir.
On ne dit pas aussi que l’âme agisse, mais bien qu’elle est simplement passive et qu’elle souffre l’inaction363 divine, qui n’est autre de la part de l’âme qu’un entier anéantissement de toutes ses opérations propres et [336] naturelles, et un abandonnement simplement passif au bon plaisir de Dieu, sans rien faire de son propre mouvement pour augmenter l’opération divine ni pour la conserver, craignant qu’elle ne s’échappe, car ce serait une grande faute à laquelle les âmes contemplatives doivent bien prendre garde ; parce qu’il faut remarquer que l’âme dans cet état n’a rien de plus à craindre que sa propre opération qui n’a nulle proportion avec l’opération divine, et même quand celle-ci vient à manquer, un seul regard de contemplation lui doit suffire pour se relever, et quand elle est distraite, elle ne doit rappeler son attention que par un simple souvenir.
L’on ne dit pas même que l’âme se repose en Dieu dans l’oraison de quiétude et purement mystique, parce que ce serait la faire agir naturellement en quelque manière, puisque se reposer est une action naturelle, et qu’elle pourrait apercevoir son repos comme dans la contemplation affirmative ; mais on dit que c’est Dieu qui se repose dans le fond de l’âme, qui la remplit de sa présence et qui l’occupe toute de son opération.
Pour faire mieux comprendre cette oraison si peu connue, il faut savoir qu’il y a deux sortes d’unions mystiques où l’âme est immédiatement unie à Dieu et sans milieu : l’une se fait dans les douceurs et l’autre dans les amertumes. La première que nous ne saurions avoir de nous-mêmes et sans une grâce extraordinaire est pleine de lumières et de grâces que Dieu verse dans l’âme ; mais quoique ces grâces et ces dons se communiquent quelquefois jusqu’aux puissances, l’âme est si intimement unie et perdue en Dieu et jouit en telle manière de sa divine présence, qu’elle ne saurait faire réflexion sur le bonheur de son heureux état ni sentir la douceur de son repos.
Car si elle sentait cette douceur, ou si elle connaissait son bonheur, elle ne serait pas immédiatement unie à Dieu ni tout occupée de sa présence, parce qu’il y aurait un goût, une douceur, une lumière entre l’âme et Dieu, qui sont des obstacles à cette [338] même union : vous devez donc inférer de cela que tous les milieux quoique saints, ne sont pas dans l’oraison purement mystique, qui est l’état du parfait anéantissement et d’un parfait contemplatif.
La seconde sorte d’union dans l’oraison purement mystique est une union stérile, sans lumière et pleine de pure souffrance, qu’on appelle l’oraison sans goût, où l’oraison dans les sécheresses, dans les abandons et d’autres termes qui ne signifient qu’une difficulté de faire oraison, parce que pour lors Dieu suspend toutes ses grâces et prive l’âme de tous ses dons ; dans cet état de privation, quoique stérile de toutes sortes de bonnes pensées, l’âme n’interrompt pas pourtant l’union que Dieu fait avec elle : car bien qu’elle soit abîmée dans les peines intérieures qui l’occupent toute, elle ne perd jamais dans son fond le repos en Dieu, ni son intime présence, quoique cette présence ne lui soit pas connue, ni son repos aperçu.
Car si ce repos et cette présence sont obscurcis par la suspension des [339] lumières, ou par les souffrances qui accablent une âme, ils ne sont pas pourtant anéantis ni du côté de Dieu ni du côté de l’âme ; cela n’arrive pas de la part de Dieu, puisqu’il la soutient dans cette union de pure souffrance par des grâces qui sont toutes spirituelles et nullement sensibles. Cela n’arrive pas non plus du côté de l’âme, puisqu’elle persévère dans son heureux abandon au bon plaisir de Dieu, qui l’anéantit et la transforme en lui.
La première réunion est une abondance de lumières divines qui cause ce repos mystique, et cette jouissance essentielle qui fait le Paradis de l’âme contemplative.
La seconde union mystique est une privation de cette même lumière et un abandon dans les peines intérieures ; mais l’une et l’autre union dans leur perfection ne sont qu’une perte, un absorbement, un anéantissement de l’âme en Dieu, ou pour mieux dire une élévation, une transformation que Dieu opère dans le fond de l’âme.
Car dans cet heureux état Dieu [340] élève l’âme au-dessus de toutes ses opérations ; dans cet heureux anéantissement l’âme est si bien perdue en Dieu, et Dieu consomme si bien dans l’âme tout ce qu’elle a de créé, qu’elle n’a ni vue ni sentiment de son être, elle ne connaît pas même son anéantissement ; de sorte qu’elle est si heureusement perdue dans l’être infini, qu’elle ne voit rien de ce qu’elle voit, elle ne sent rien de ce qu’elle sent, elle ne sait rien de ce qu’elle sait, parce que tout ce que l’âme voit, tout ce qu’elle sent et tout ce qu’elle sait surpassent sa vue, son sentiment et sa connaissance, et c’est ce que les mystiques appellent la sainte oisiveté.
Mais ce qui est à craindre dans cet heureux état, c’est que bien souvent le Démon se sert du propre raisonnement pour persuader aux âmes contemplatives qu’elles perdent le temps dans cette occupation toute divine, et qu’elles sont oisives durant cet anéantissement, parce qu’elles n’y ont rien de sensible ; les Directeurs mêmes, s’ils n’ont pas l’expérience de [341] cette heureuse oisiveté, obligent ces âmes anéanties dans l’être infini de revenir dans l’être créé, et veulent qu’elles s’élèvent en Dieu par des actes qui les en éloignent et qui les abaissent au lieu de les élever.
Je ne prétends pas dire que l’âme est tellement absorbée et abîmée dans l’être incréé, qu’elle ne puisse revenir quelquefois dans son être propre et fini, où elle sent et connaît le bonheur qu’elle a de s’être divinement perdue dans l’être infini ; mais je dis que ce sont des vues très simples, et qu’il faut que Dieu les lui donne sans qu’elle les recherche ; et encore l’âme contemplative ne doit s’en servir que pour se laisser perdre davantage, parce que Dieu ne lui permet ces vues et ne lui laisse sentir cette surabondance de grâce que pour l’engager dans un plus grand anéantissement d’elle et de tout ce qu’il y a de créé ; et vous voyez bien par là que l’oraison de repos n’exclut pas toujours et incessamment toutes sortes de pensées, et que quand l’inaction divine [342] diminue, l’âme doit reprendre doucement et par un simple souvenir ses images que Dieu n’avait suspendues que pour une meilleure attention au repos mystique, ou les vues les plus simples et les sentiments les plus dénués sont des empêchements.
Cinquième pas. Du système ou constitution de l’âme contemplative, et pour connaître si elle est en vue de la contemplation passive et purement mystique.
Si vous désirez savoir en quoi consiste la perfection nécessaire aux âmes contemplatives, et comment on peut connaître si elles sont dans la disposition que Dieu demande pour les élever à la contemplation purement mystique, je ne sais rien de plus fort pour appuyer un jugement solide touchant cette question si difficile, et je n’expérimente rien de plus convaincant, selon mon sens, pour faire cette expérience si dangereuse où tant de personnes [343] d’oraison se trompent et sont trompées, que cet endroit des épîtres aux Galates où l’Apôtre [Paul] dit avec justice de lui-même : « Je vis, ou plutôt ce n’est plus moi qui vis, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi. »364
Ce sont ces mêmes paroles que je voudrais faire dire à l’âme contemplative, pour lui servir de conviction touchant les qualités qu’elle n’a pas et qu’elle doit avoir pour être élevée à la contemplation passive si elle y prétend, et dans laquelle Dieu n’attire que les âmes anéanties en toutes les créatures et en elles-mêmes dont elle n’est pas peut-être du nombre. Car s’il faut expirer dans la vie des sens et de la raison pour vivre de la vie de Jésus-Christ, et si la vie de Jésus-Christ est une vie de croix, de mortification, d’humiliation, il s’ensuit légitimement que l’âme, quoique contemplative, qui ne vit pas encore de cette vie de souffrance et d’anéantissement, et qui adhère aux sentiments de nature, ne saurait dire dans son oraison sans sentir dans son [344] intérieur des sensibles reproches de ses recherches […]
Remarquez bien ceci, âmes contemplatives, et souvenez-vous pour n’être pas trompées que la contemplation négative n’est pas toujours et dans toute son étendue une aliénation et une abstraction continuelle de toutes sortes de pensées et images, comme on pourrait s’imaginer ; [355] au contraire elle commence d’ordinaire par des ressemblances, par des vues simples et dénuées, lesquelles se dénuent et se perfectionnent de plus en plus à mesure que les opérations sont plus spirituelles, et enfin elles s’anéantissent dans un repos qui ne laisse pas seulement dans l’âme la liberté d’avoir des désirs ni de former nulle sorte de pensée ; parce qu’étant toute pleine de Dieu, tout absorbée dans son amour et entièrement occupée de son intime présence, elle en reste tout éprise au lieu de la comprendre et de se posséder. […]
Pour trouver Dieu dans la pure contemplation, il faut le chercher seulement par un simple ressouvenir et non par des élancements sensibles qui sont contraires à cet état de perfection où on ne doit avoir qu’une foi nue et sans vue, et non une vue expérimentale comme vous souhaitez. Souvenez-vous donc que Dieu est un pur esprit qui ne tombe pas sous les sens, et qui s’unit parfaitement dans le fond de [365] l’âme où il n’entre ni vue ni expérience, mais seulement un amour pur, nu et vide de tout sentiment.
[…] Car pourquoi s’amuser à examiner tous les mouvements intérieurs et faire des réflexions sur toutes les pensées, si ce n’est pour en produire à l’infini dans un temps où il n’en faut pas avoir. […]
[373] […] ne pas interrompre ces touches divines par vos propres efforts, sous prétexte d’y coopérer, ni confondre ces lumières expérimentales par vos propres réflexions, sous prétexte de vous les imprimer davantage : tout le secret consiste à les conserver tant qu’elles durent, et souffrir doucement le dénuement qu’elles opèrent, sans rien contribuer de votre part qu’un consentement efficace pour tout ce que l’esprit de Dieu vous inspire ; parce qu’il ne faut jamais mêler l’humain avec le divin ni adhérer non plus à ces grâces expérimentales pour vous les rendre plus sensibles. […]
[378] La seconde condition de l’âme contemplative est qu’elle adhère incessamment à Dieu, et s’unit immédiatement à lui et sans milieu, par voie d’amour et non par voie de connaissance ; car bien que selon l’École on ne puisse rien aimer d’inconnu, néanmoins selon la mystique, cette partie supérieure de l’âme dont nous avons parlé, recevant quelque touche de l’esprit divin, s’élève incessamment à Dieu par voie d’amour et non par voie d’entendement, et tend à lui comme à son centre ; ainsi qu’une aiguille touchée de la pierre d’aimant, tourne toujours vers le pôle du monde, par voie de sympathie et non par voie de jugement.
Nous avons évoqué les figures jésuites de début du siècle : la filiation mystique issue de Lallemant, puis Civoré, Cluniac, enfin la grande figure de Surin. Nous avons vu celui-ci et son ami le Grand Carme Maur de l’Enfant-Jésus se heurter à la virulente opposition du Père Chéron, bientôt rejoints dans la seconde moitié du siècle par de nombreux opposants aux « mystiqueries ».
Les capucins ne furent pas les seuls à défendre la vie mystique. Quelques jésuites ouverts à la vie mystique firent face courageusement : tout d’abord le Père Alleaume dont on ne sait pas grand-chose sinon qu’il fut en relation avec madame Guyon et suspecté de quiétisme365 ; puis les Pères Guilloré et Milley. Ils seront suivis au Siècle des Lumières par le Père de Caussade, éditeur plutôt qu’auteur du texte quiétiste le plus largement accepté aujourd’hui : L’Abandon à la Providence divine.
« Sachez que cet auteur […] a tout tiré de sa propre expérience… »366, disait de lui un biographe jésuite anonyme.
Né le jour de Noël dans une famille modeste, Guilloré entra en religion à vingt ans. Enseignant au collège de Vannes, en compagnie de Vincent Huby (-1693), il connut probablement Jean Rigoleuc (-1658). Outre la fréquentation de ces grands spirituels367, lors d’épreuves intérieures et extérieures, il fut éclairé et soutenu368 par la « bonne Armelle », mystique accomplie sur laquelle nous reviendrons. Après divers professorats, il demanda à être envoyé aux missions des campagnes, ce qui « semble avoir été exaucé ». Il passa enfin une dizaine d’années à Paris comme directeur spirituel : on appréciait son extrême subtilité psychologique. Il s’occupa entre autres de Louise du Néant369. Il était aussi en relation avec Mectilde du Saint Sacrement et lui inspira peut-être la réédition de la Solitude intérieure d’Hubert Jaspart370.
Nous voyons donc là réapparaître le “cercle de l’ouest” : mystiques jésuites de la « filiation » Lallemant > Rigoleuc > Huby > Champion, - en relation avec Mectilde et Jaspart, qui côtoyaient le cercle de l’Ermitage fondé par Bernières sous l’inspiration du P. Chrysostome de Saint-Lô. Guilloré ferait ainsi le lien entre les deux cercles371.
C’est seulement à la cinquantaine passée qu’il pensa pouvoir écrire son premier livre ; puis avant de mourir, il assembla ses publications en un vaste in-folio d’Œuvres spirituelles372. Le seul ouvrage qu’il recommandait était la Pratique facile de Malaval. Guilloré est souvent considéré comme un préquiétiste et Pierre Nicole dénonça de prétendues erreurs373. Par contre, Fénelon s’inspirera de sa doctrine et Caussade le recommandera à ses dirigées374. Pour A. Derville, « par l’anéantissement du moi égocentrique […] le fond de Dieu remplit le fond de l’âme et l’anime, [mais] dès que l’on s’arrête à un bien particulier et qu’on prétend s’y borner, il y a illusion […] L’homme spirituel n’a jamais achevé ici-bas de se quitter lui-même, de même que Dieu n’a jamais achevé d’en prendre possession375. »
Infirmités […] grandes maladies […] La voilà cette personne, abattue et anéantie à ses yeux, n’ayant plus rien où appuyer avec [haute] opinion de sa vertu ; c’est que Dieu veut qu’étant détruite à sa propre estime et à ses attachements par la destruction de tout ce qui en faisait le fond, elle apprenne à reposer et à se complaire purement en Dieu. (118a §1)
Croyez-moi, personne ne veut trembler et frémir, et l’amour de cette disposition est si rare qu’il n’en est point, qui dans ses craintes et dans ses doutes, ne cherche toujours ses assurances. (120b)
La doctrine est certes sévère, mais il rejette le masochisme des croix, conseillant plutôt de se jeter dans l’amour divin :
J’avance en premier lieu que l’attachement aux croix extérieures est ordinairement vicieux (123a) La nature a un poids qui la porte à s’attacher toujours à quelque chose avec complaisance ; n’ayant donc rien du côté de Dieu et de la créature dont elle puisse se satisfaire […] elle se jette sur les croix à la façon d’une désespérée (123b)
Il y a encore des âmes tellement prises de l’amour divin qu’il leur est presque aussi peu possible de penser à leurs péchés qu’elles sont heureusement éloignées de les commettre, tant elles sont occupées de cet attrait, leur plénitude leur donnant une sainte incapacité de recevoir aucune autre pensée. Elles ne sont non plus capables d’une contrition douloureuse, parce que cet amour, qui est éminemment toutes choses, les purifie bien mieux par son divin feu que ne ferait pas le feu de la contrition. (140 b)
Vous tenir simplement où Dieu vous place. (144a)
Les directeurs sont au service des âmes :
Il est du devoir et de l’adresse du directeur de se joindre et de ne la point faire sortir de sa disposition ; car il n’est point pour elle d’autre perfection que celle qui lui est marquée de Dieu, et un homme ne doit pas prétendre de la perfectionner à sa mode. (128a)
[…] son devoir d’écarter tous les empêchements que non pas d’élever ; l’élévation d’une âme étant proprement l’occupation et l’emploi de Dieu (128 b)
La manière de conduire les “âmes éminentes” est très particulière (livre quatrième) :
[…] on les peut très justement réduire à quatre sortes 1. Celles qui sont dans une parfaite mort de tout. 2. Celles qui sont élevées à une haute contemplation. 3. Celles qui sont blessées de la plaie de l’amour divin. 4. Celles qui sont durement éprouvées tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. (895)
Il faut, tant qu’il se peut, empêcher que ces âmes [éminentes] ne connaissent les dons de grâces et les grandes faveurs dont elles sont prévenues. (899)
Il arrive que si un directeur les souffre dans de longs entretiens, l’inclination leur vient insensiblement de dire toutes les merveilles de grâce qui se passent en elles, dont elles ne devraient parler que par un pur mouvement d’obéir à leur directeur, et elles commencent de le faire par un désir secret d’être entendues. (912)
[…] ce grand attrait [de s’engager dans des œuvres de charité] se pourrait facilement diminuer peu à peu avec le temps, parmi cette foule d’occupations, leur grâce n’ayant plus sa première vigueur, dont l’opération forte ne se conserve guères que dans le dégagement de tout l’extérieur. (913)
Lorsque rien ne se passe en elles de particulier du côté de Dieu et qu’elles n’en ont aucune visite, elles ne doivent pas incontinent s’occuper d’actes et de pratiques […] elles doivent grandement s’accoutumer au silence intérieur ; elles doivent imiter ce silence divin en elles-mêmes. (132 a)
Patience, silence, purification nécessaire, amour pur qui ne se connaît pas, perte en Dieu :
Cette intérieure disposition de l’âme de respect, d’attente et de silence n’est point une disposition fainéante, comme la veulent faire passer ceux qui décrient assez souvent ce qu’ils ne sont pas. (133 b)
Il faut laisser cette âme toute plongée dans son amertume, afin d’empêcher qu’elle ne soit une superbe. Car il arrive très souvent que de nouveaux convertis se veulent aussitôt familiariser aux embrassements de l’Époux céleste : ils en expérimentent les douceurs et les consolations qui sont les appas que Dieu leur jette pour les retirer de leurs égarements ; là-dessus ils s’oublient facilement de ce qu’ils ont été pour aspirer à des communications dont ils ne sont pas dignes n’étant pas encore purifiés. C’est ce qui leur fait naître une secrète opinion de vertu, comme si déjà ils étaient entre les vertueux et les spirituels […] Pour empêcher ce désordre, Dieu permet qu’ils tombent dans la désolation afin qu’ils sentent et qu’ils connaissent leur fond corrompu et qu’ils ne soient pas orgueilleux de ces divines visites (136 b) […] c’est le sel qui empêche la corruption ; et c’est un hiver qui resserre toutes les avenues pour conserver cette précieuse semence. (137a)
Sur le pur Amour, livre III : […] c’est à notre amour d’immoler tout ; mais il est anéanti par une action étrangère qui est celle de Dieu. Mon amour donc détruit tout ce qui n’est point Dieu ; et l’amour de mon Dieu détruit et perd mon amour à mes yeux, qui par là devient anéanti. Cela veut dire que mon amour ne se connaît plus et qu’il n’est connu que de Dieu ; c’est ainsi qu’il nous laisse bien les fruits et les opérations de l’amour, mais non pas la vue et la connaissance de cet amour ; et voilà l’amour anéanti. (607a)
Instruction VI. Sur l’amour caché et inconnu à l’âme qui aime : […] Car votre cœur ne doit jamais reposer avec assurance dans son amour comme s’il aimait sans aucun doute. Cette disposition est fort superbe et corrompue, où le cœur humain repose dans son amour et non pas dans l’objet de son amour […] il se doit plaindre incessamment qu’il n’aime pas, et qu’il en devrait mourir de ne point aimer. (609ab)
Voici donc la nouvelle leçon que je vous fais si vous voulez vivre d’une vie tout ensevelie en celle de Dieu. Ne prenez plus d’intérêt en vous-même, ce que vous faites néanmoins lorsqu’il arrive que vous fassiez distinction de vos états intérieurs pour en préférer les uns aux autres : votre esprit vous dira que vos grandes ténèbres ne sont pas une si bonne disposition que les lumières ; que les ferveurs sont préférables au froid et à la glace du cœur […]
État de l’âme unie à Dieu par sa perte dans Dieu. Instruction III. Sur le silence et sur le sommeil intérieur : Ce silence est un certain calme général, répandu dans toutes les puissances, lequel vient de la cessation des opérations de l’âme ; et cette cessation est causée ou bien par le spectacle de quelque grande vérité (636) qui lui est représentée ; ou bien par une certaine occupation aveugle et liante, qui ne se faisant point connaître se fait néanmoins sentir par une espèce de chaîne qui semble comme la garrotter, et en effet la rendre impuissante pour ne se remuer par aucune opération.
Ce jésuite vécut en Provence, assurant successivement les emplois ordinaires d’enseignant, prêcheur puis confesseur à Apt, Embrun, Aix, Nîmes. A Apt, il rencontra une visitandine, la Mère de Siry (- 1735), qui l’orienta mystiquement : notons qu’elle avait été supérieure de la Visitation de Caen (la ville de Bernières) ; sa figure reste à approfondir376.
Milley devint le « messager de la voie d’abandon », très proche de l’esprit qui animera J.-P. de Caussade. Résidant à Marseille à partir de 1710, il se dévouera lors de la grande épidémie de 1720, y sacrifiant la vie. Il est le seul religieux cité nommément dans le mémorial qui rappelle l’héroïsme de quelques-uns : « Milley, jésuite, commissaire pour la rue de l’Escale, principal foyer de la contagion », rue du quartier populaire qui fut interdit et barricadé pendant cette peste. Le frère de l’historien Bremond lui a consacré une biographie attachante ; il a aussi édité une moitié de ses lettres, dont l’échange avec la Mère de Siry377 :
Soyez d’une indifférence qui aille jusqu’à vous oublier et à ne pas jeter un regard sur vous, si ce n’est pour y voir Dieu que vous portez en vous.(104)
Je le demande ce rien et je le souhaite de tout mon cœur. Mon Dieu, qu’il fait bon vivre en enfant perdu, en homme sans souci. […] je ne trouve point de plus doux parti que de fermer les yeux sur ma faiblesse et mes chutes, et de me jeter à corps perdu dans cet abîme sans fond de la divinité. (179)
J’ai vu les lettres spirituelles de M. de Bernières ; cet ouvrage surpasse tous les autres […] j’y ai trouvé mes sentiments pour la conduite de l’abandon si bien marqué, et exprimés en termes si ressemblants, que je croyais presque l’avoir copié avant que de le connaître. (183)
A présent je suis résolu de me laisser aller à l’aventure, le moindre retour me fait horreur, me trouble, me tire de mon centre. Je me suis jeté à corps perdu je ne sais où, je demeurerai là jusqu’à ce que Celui qui m’y a conduit m’en retire. (195)
Ce je ne sais quoi, que vous dites qui vous occupe et vous tient recueillie dans votre obscurité, c’est ce qu’on appelle la Présence de Dieu dans l’intime de l’âme. Cela n’est pas fort sensible, mais les effets le sont […] et regardez ce rien perdu dans l’immensité de Dieu d’où vous ne sauriez sortir que par les fautes volontaires et considérables. (206)
La seule pensée qu’on n’est qu’un petit atome perdu dans cette immensité, qu’une goutte d’eau mêlée dans les eaux de cet océan, qu’un petit rien réuni à ce tout unique, cette seule pensée, dis-je, opère plus dans une âme fidèle et docile que toutes les pratiques et les moyens ordinaires. Quelle témérité de prétendre par son opération et son travail arriver à ce terme invisible et insensible et hors de la sphère de notre activité ; c’est justement un enfant qui veut enfermer la mer dans un petit creux, comme un insensé qui veut construire une échelle pour monter au soleil. (213-214)
Jamais nous ne sommes assez persuadés de notre impuissance pour le bien et de l’inutilité de tous nos efforts, c’est pour cela que nous voulons toujours les y faire entrer pour quelque chose ; mais c’est aussi pour cela que (268) Dieu, pour nous en faire voir l’inutilité, renverse tous nos projets et nous laisse dans le vide et dans le trouble.
Aussi ne devez-vous plus vous regarder que comme une ombre que Dieu anime, sous laquelle Il se rend sensible pour les différentes fonctions auxquelles Il l’occupe. C’est Lui qui se sert de votre langue pour parler [… ] de votre cœur pour aimer. (348)
C’est le néant, c’est le rien, c’est / Milley, Jésuite. (391)
Ce jésuite est considéré par certains comme le dernier grand mystique catholique de l’époque classique (on y ajoute Grou à la fin du XVIIIe siècle).
Il fit son noviciat à Toulouse à dix-huit ans, fut prêtre enseignant à vingt-neuf ans. À quarante-neuf ans, il était missionnaire à Beauvais puis arriva en Lorraine à cinquante-quatre ans : il rencontre la Mère de Bassompierre (1656-1734) et dirige la sœur de Rosen (1675-1754). Déplacé deux ans plus tard à Albi, il revint cependant en Lorraine après deux ans. Il appréciait Fénelon. Il quitta définitivement la Lorraine à soixante-quatre ans et mourut douze ans plus tard.
Il a été redécouvert au XIXe siècle par Ramières puis à notre époque par le beau travail de M. Olphe-Galliard378. On lui a longtemps attribué L’Abandon à la Providence divine, qui continue d’être très apprécié par nos contemporains379. Cependant tout le monde est d’accord pour penser que ce beau petit livre a été en réalité écrit ‘dans l’entourage’ de madame Guyon : nous réserverons donc l’Abandon à notre tome IV comme faisant partie de l’influence guyonienne pour ne citer ici que des écrits reconnus de Caussade380, et tout d’abord ses lettres de direction car il fut directeur spirituel de visitandines.
Lettres spirituelles, vol. II :
Le grand principe de la vie intérieure est dans la paix du cœur : il la faut conserver avec tant de soin que, du moment qu’elle reçoit quelque atteinte, il faut abandonner tout autre soin pour s’appliquer à rétablir cette sainte paix, tout comme durant un incendie on quitte tout pour aller éteindre le feu. [page 12]
[…] Acquiesçant de cœur à ce qu’il donne ou qu’il ôte, comme il lui plaît, sans faire autre chose que de conserver au fond de l’âme le désir sincère d’être à Dieu sans réserve, d’aimer Dieu ardemment et de s’unir à Dieu intimement, ou bien, comme nous avons dit, de conserver le désir d’avoir ses désirs. [15]
[…] Je vous trouve encore bien sensible à l’état de misère, de pauvreté et d’impuissance spirituelle. Cela ne vient que d’un grand fonds d’amour propre qui ne se peut souffrir dans le rien, qui abhorre cet état d’anéantissement. Cependant, il [19] faut nécessairement passer par cette épreuve, car il faut vider notre intérieur de notre propre esprit avant que celui de Dieu puisse le remplir.
[…] Vie surnaturelle de la grâce, vie [30] toute spirituelle, tout intérieure, à quoi vous aspirez et où vous ne parviendriez jamais, si Dieu n’opérait en vous cette seconde mort qui est la mort aux consolations spirituelles, à quoi, si Dieu n’y remédiait, on s’attacherait encore plus fortement qu’à tous les plaisirs du monde, ce qui serait un obstacle éternel à l’union parfaite.
« Mon Dieu, je ne vous aime pas ! » Oh ! Que le désir intérieur et profond de l’aimer doit donc être bien violent […] Si vous Le connaissiez à présent, vous seriez si satisfaite de votre amour pour Dieu que vous penseriez plus à lui qu’à Dieu même. [50]
Plût à Dieu qu’il vous fît la grâce de passer toutes vos oraisons dans ce simple anéantissement intérieur, abîmé dans votre misère, mais en paix, soumission, abandon et confiance. Je vous dirai alors : demeurez là, et tout est fait. Dieu fera le reste, peut-être sans même que vous le connaissiez et le sentiez. [65]
Imitons le saint archevêque de Cambrai [Fénelon] qui dit de lui-même : « Je porte tout au pis aller ; et c’est au fond de ce pis aller que je trouve ma paix dans l’entier abandon. » [67]
[…] À force de laisser tomber les pensées inutiles on parvient à une sorte d’oubli général de toutes choses, en sorte que, durant quelque temps, on passe ses journées entières sans penser, ce semble, à rien, comme si on était devenu stupide. Souvent même Dieu met certaines âmes dans cet état qu’on appelle le vide de l’esprit et de l’entendement ; cela s’appelle encore être dans le rien. […] Ce grand vide de l’esprit en produit souvent un autre encore plus pénible : c’est celui de la volonté ; en sorte que l’on n’a, ce [73] semble, nul sentiment ni pour Dieu ni pour les choses de ce monde, et qu’on se trouve également insensible à tout. […] Seconde mort mystique qui doit précéder l’heureuse résurrection à une vie toute nouvelle.
Bref, du moment que pour ne penser qu’à Dieu et ne s’occuper intérieurement que de lui seul on se décharge ainsi de tout soin temporel et même en un sens de tout soin spirituel, on se trouve déchargé d’une infinité d’inquiétudes, de désirs, de craintes, de pensées inutiles et affligeantes, de mille retours frivoles, bas et intéressés sur soi-même. Et voilà ce qui s’appelle la parfaite liberté des enfants de Dieu : le servir dans la latitude du cœur, ne se rien réserver, sacrifier tout au pur amour. Et [77] voilà d’où vient dans les saints cette constante égalité d’esprit qu’on admire, cette paix de l’âme qui, croissant tous les jours, devient profonde comme les abîmes de la mer.
Vous me parlez de l’oraison : non, vous n’en faites point, ma chère sœur, car c’est Dieu qui la fait en vous. Eh ! Laissez-le donc faire, demeurez en repos, en humilité et Action de grâce ; suivez son attrait en tout et partout ; ne faites absolument que cela, toujours dans le vide, toujours dans le rien […] en grande simplicité. [129]
Il ne faut vouloir précisément que ce que Dieu veut, à toute heure, à tout instant, pour toutes choses. Et voilà le plus sûr et le plus court chemin de la perfection, et j’ose dire l’unique : tout le reste est suspect d’illusion, d’orgueil et d’amour-propre. [177]
La présence de Dieu par pure foi, sans image ni représentation, quelque momentanée qu'elle soit, est ce qu'il y a de meilleur, de plus consolant, de plus purifiant et encourageant dans la vie intérieure, et, peu à peu, à force de revenir, quoique momentanée, elle se rend enfin continuelle et voilà le grand trésor, ou, pour mieux dire, le tout dans la vie intérieure. Car ce simple regard de pure foi est la vraie prière continuelle, la vraie adoration en esprit et en vérité en sorte que le seul et simple regard, ou vue par pure foi, renferme tous les actes les plus parfaits qu'il soit possible de faire. C'est bien alors qu'on se trouve peu à peu non simplement en la présence de Dieu, mais comme perdu et abîmé en Dieu, sans pourtant, pour l'ordinaire, qu'on ressente de grandes douceurs mais simplement une paix au-dessus des sens, et profonde comme les abîmes de la mer. / Je ne suis pas surpris qu'il se fasse comme un nouveau jour dans votre esprit; à mesure qu'on s'approche de la lumière de Dieu, on voit les choses tout autrement, et c'est par l'usage de la [290] prière intérieure, par le saint recueillement et la présence de Dieu qu'on s'approche de cette divine lumière qui dissipe peu à peu les ténèbres, les illusions de l'amour-propre qui s'attache à son sentiment et à ses vues.381
Concluons par des extraits du “Dialogue VIII” des Instructions spirituelles, “Sur le vide de l'esprit, sur les impuissances qui s'ensuivent et les révoltes extraordinaires des passions”382 :
D. — Qu'appelle-t-on le vide de l'esprit ?
R. — Ce seul terme le fait presque entendre : c'est un esprit vide, à ce qu'il lui semble, de toutes les pensées de Dieu et souvent du monde. Car vous devez savoir que, tandis que Dieu, pour humilier et purifier une âme, la détacher et l'avancer, la tient dans cet état passager, il lui semble qu'elle est tombée dans une espèce de stupidité et de bêtise', d'où s'ensuit ce qu'on appelle impuissance de s'occuper de Dieu et de rien de bon.
D. — Quelles sont les suites de cet état ?
R. — […] ce qui redouble cette pesante et humiliante croix, c'est la triste comparaison des états précédents si différents de celui-ci, où l'on se trouve suspendu entre le ciel et la terre, ne recevant nulle consolation de l'un ni de l'autre, ne trouvant nul appui ni au-dehors ni au-dedans.
D. — Peut-être est-ce un furieux accès de mélancolie ou stupidité naturelle ?
R. — Point du tout, puisque, d'une part, il en arrive bien autant dans la même voie aux personnes du naturel le plus enjoué, qui ont le plus d'esprit, et que, de l'autre, durant cette triste situation, par un effet singulier de la Providence, ces mêmes personnes si stupides en elles-mêmes paraissent d'ordinaire à l'extérieur tout autres qu'elles ne sont intérieurement, parlant, répondant fort à propos sur tout sujet, raisonnant très bien quand il faut, écrivant même au besoin sur les choses de Dieu avec une facilité dont elles-mêmes sont surprises […]
D. — Pendant ce temps-là, de quoi sont donc
intérieurement occupées les personnes qui passent par cette épreuve ?
R. — Quoique, en conséquence des divers degrés de ténèbres et d'impuissances, on puisse les ranger en des classes différentes, je dis pourtant sans nulle distinction qu'elles sont toutes presque continuellement occupées de Dieu, chacune à sa façon, non pas, à la vérité, par des actes réfléchis et connus, mais par de simples actes directs ou, ce qui est le même, par la seule disposition actuelle de leur coeur, mais non aperçue ou si confusément que c'est là ce qui fait tout ensemble et leur mérite et leur martyre, sans avoir la consolation de le connaître. […]
D. — Sur quel principe est appuyé ce sentiment de M. de Meaux 383 et des mystiques ? R. — Sur ces paroles de Jésus Christ : « Là où est votre trésor, là aussi est votre coeur », sans doute par ces simples mouvements, sentiments et affections délibérés qui sont véritablement des actes de volonté, quoique le commun des gens ne les reconnaissent pas pour tels. […]
D. — Mais quelles preuves en peut avoir alors le directeur contre le sentiment et la propre conscience des personnes intéressées ?
R. — Des preuves aussi assurées qu'elles doivent et qu'elles peuvent l'être ; ce sont ces larmes mêmes et cette douleur ; en d'autres, ce seront certaines ouvertures de coeur ou paroles échappées qui, en faisant certainement la disposition dominante du coeur, en font aussi connaître les suites et les effets. […] De même, quand, par certaines ouvertures de coeur, le directeur a une fois bien connu que la personne ne désire rien tant que plaire à Dieu, qu'elle ne craint rien tant que de lui déplaire, que le seul doute ou la seule crainte en cette matière la crucifie, il aperçoit dès lors dans cette disposition dominante ce que les mystiques, M. de Meaux et les autres évêques appellent la prière continuelle 384. C'est pour cela qu'ils dressèrent à Issy l'article dont voici les paroles : «L'oraison perpétuelle ne consiste pas dans un acte perpétuel et unique (...) mais dans une disposition et préparation habituelle et perpétuelle à ne rien faire qui déplaise à Dieu, et à tout taire pour lui plaire » (Instr. 393). Par là il vous sera aisé de bien pénétrer pourquoi tous les livres et tous les prédicateurs nous prêchent qu'en fait de salut et de perfection, tout consiste dans la bonne volonté et dans la droiture de coeur avec Dieu. […]
D. — Comment s'expliquent les autres?
R. — Que l'état si humiliant et si crucifiant de stupidité, de ténèbres et d'impuissances n'est pourtant pas ce qui les désole, mais la seule crainte d'être abandonnées de Dieu et d'y avoir peut-être contribué par quelque infidélité cachée : désolante réflexion qui les occupe et les crucifie sans cesse. Or vous voyez assez le principe d'où partent de pareils sentiments. Qu'elles demeurent donc aussi en paix et contentes […]
Les femmes représentent la moitié du genre humain, mais jusqu’à présent nous n’en avons signalé que cinq assez brièvement contre une trentaine de figures masculines largement présentées jusqu’à maintenant dans ce tome III : nous allons compenser cette « injustice » en faisant revivre six figures féminines. Impossibles à rattacher à des écoles, elles ont en commun d’avoir vécu la mystique dans le monde, dans des conditions très variées. Une seule d’entre elles devint religieuse, mais après avoir été mariée. Elles nous feront voyager en France, au Canada et en Flandre.
C’est Marie des Vallées qui connut le destin le plus étrange à nos yeux puisqu’elle traversa d’abord des épisodes de “possession”, puis fut considérée comme une grande sainte. C’est grâce au compte-rendu385 de saint Jean Eudes que nous connaissons sa vie.
Née de parents pauvres dans un village de Basse-Normandie, orpheline de père à douze ans, elle devint servante. Après avoir refusé une demande en mariage, elle se crut possédée du démon : on la conduisit à Rouen auprès de l’archevêque pour des exorcismes solennels. Voici comment on procédait à l’époque :
On lui fit faire fort souvent des choses fort pénibles, comme lorsqu’on lui ordonna d’apporter un réchaud plein de feu dans lequel on lui faisait mettre quantité de soufre mêlé avec de la rüe 386 hachée menue, et qu’on lui commanda de tenir sa bouche ouverte sur le réchaud pour recevoir la fumée qui en sortait et lors qu’on lui faisait boire des douze verres d’eau bénite tout de suite.
Ensuite de quoi elle fut rasée partout. Ce qui se fit le matin, et l’après-midi, il vint six ou sept des messieurs du Parlement avec des médecins et des chirurgiens en la présence desquelles elle fut dépouillée pour la seconde fois ; et ce fut alors qu’elle fut piquée par tout le corps avec des aiguilles et des alènes 387.
Elle eut encore droit à six mois de prison dans des conditions atroces, puis fut déclarée vertueuse tout en se croyant toujours possédée : “mettre en doute la réalité d’une possession pouvait être interprété comme un manque de foi”388. L’évêque de Coutances la prit heureusement sous sa protection comme servante à l’évêché.
Parallèlement à cette étrange atmosphère, sa vie intérieure évoluait : étant d’un caractère absolu, elle se jette sans réserve à Dieu. A vingt-cinq ans, le 8 décembre 1615, elle accepte un « échange de volonté » avec Dieu :
Si ma propre volonté est anéantie et que celle de Dieu me soit donnée en la place, je ne L’offenserai plus, car il n’y a que ma propre volonté qui puisse faire le péché. C’est pourquoi je renonce de tout mon cœur à ma propre volonté et me donne à la très adorable volonté de mon Dieu, afin qu’elle me possède si parfaitement que je ne l’offense jamais. (Vie 1.9).
[…] la sœur Marie, étant animée extraordinairement, parla en cette sorte : « C’est une chose très certaine que mon esprit s’en est allé au néant et qu’il a épousé la divine Volonté. Ce n’est point une rêverie ni une imagination 389.
Elle dialogue avec le Seigneur :
Il lui dit : « Vous êtes comme un luth qui ne dit mot si on ne le touche, et qui ne dit que ce qu’on lui fait dire ; c’est la divine volonté qui vous anime, qui vous fait parler et qui vous fait dire ces choses. » 390.
Où est votre cœur ? - Je n’en sais rien, dit-elle, et je ne sais pas même si j’en ai un. - Je m’en vais vous le faire voir … Voilà votre cœur - Non, dit-elle, ce n’est point le mien, c’est le vôtre 391.
Son choix de l’amour divin est absolu :
Aujourd’hui, Il me disait : Si votre esprit revenait, le voudriez-vous point ?
- Non […] j’aimerais mieux aller au néant que de lui donner la moindre étincelle de l’amour que je dois à Dieu seul. […] C’est un amour déiforme qui n’appartient qu’à Dieu seul. Il n’y a que Dieu seul qui le puisse donner et par une très pure bonté : car cet amour ne se peut mériter par aucune bonne œuvre ni souffrance quelle qu’elle soit 392.
Comme Surin, elle se livra “en sacrifice” pour le rachat de ses persécuteurs. A une période où l’on brûlait les sorcières par milliers, elle restait obsédée par la crainte, voire la conviction d’être possédée. Elle se croyait toujours damnée, objet de « l’Ire de Dieu », et vécut encore deux épisodes terribles qu’elle nomma « l’Enfer » (1617-1619) et « le Mal de douze ans » (1622-1634) où elle désira se tuer. Encore en 1641, l’évêque ordonnera au Père Eudes de l’exorciser (« en grec »).
Certaines pages de la relation rédigée par Jean Eudes nous paraissent donc étranges. Elles mettent en évidence l’esprit du temps : une fille de la campagne excentrée du Cotentin traverse des épreuves intimes extrêmes et se croit possédée bien qu’elle se soit donnée à Dieu. La description véridique de cette nuit de l’âme s’exprime sur un mode très coloré, proche de celui de certaines visionnaires du Moyen Age. Par exemple, ce rêve qui se passe dans un monde infernal :
Elle se trouva en esprit enfermé un espace de temps dans une salle où il n’y avait aucune ouverture, par conséquent ni portes ni fenêtres, et au milieu était l’embouchure de l’enfer, c’est-à-dire un gouffre et un abîme au fond duquel elle voyait le feu de l’enfer […] Chaque jour le lieu où elle était fondait peu à peu sous ses pieds, et le puits de l’abîme s’augmentait jusqu’à tant qu’il n’était qu’un petit rebord qui était à la muraille et une petite pièce de bois percée à jour et détachée de la paroi, à laquelle elle passait son bras pour s’empêcher de tomber dans l’abîme. Elle criait à Notre Dame : « Est-ce là le chef d’œuvre de votre puissance ! Quelle cruauté ! Ah je ne puis plus demeurer en cet état. » Enfin quand tout fut fondu sous ses pieds, elle se trouva délivrée. (Vie 1.8)
Le début de la biographie est donc peuplé de diables. Puis une rupture se produit entre les livres III et IV où l’on constate, avec l’introduction de feuillets vierges et un changement de main du copiste, un changement très profond d’atmosphère : les beaux et profonds passages prennent la place des diableries. Ceci laisse supposer qu’on a affaire à deux rédacteurs distincts sans doute d’époques différentes.
La suite offre alors des dialogues magnifiques qui restituent l’élan « implacable » du chemin mystique de Marie393. Elle y parle avec Dieu d’égal à égal et se montre d’une exigence absolue :
Eh bien ! Que demandez-vous ? Voulez-vous que je vous donne la méditation ?
– Nenni, dit-elle, ce n’est pas cela que je veux.
– Voulez-vous la contemplation ?
– Non.
– Quoi donc ?
-- Je demande la connaissance de la vérité ! 394.
Ou encore ce passage qui enthousiasmait Julien Green lisant la biographie d’Emile Dermenghem395 :
“Se plaignant un jour à Notre Seigneur de l’état où elle était, Il lui dit : « Si j’étais à votre place que feriez-vous ?
“– Attendez, dit-elle, je vous assure que je vous ferais tout ce que l’adorable volonté de Dieu voudrait que je vous fisse.
“– Mais si l’adorable volonté de Dieu voulait que vous me crucifiassiez ?
“– Oui, je vous assure, je vous crucifierais et je frapperais à grands coups de marteau sur les clous pour vous crucifier.
“– Et si elle voulait que vous me missiez en enfer avec les diables, m’y mettriez-vous ?
“– Je vous assure que oui.
“– Et si elle voulait que vous m’y laissassiez plusieurs années parmi des tourments rigoureux, m’y laisseriez-vous ? – Oui, je vous y laisserais!396.
Parallèlement à ces dialogues avec le Seigneur, se détachent des songes de toute beauté, dont elle explicite le sens spirituel sous-jacent quand les symboles sont trop mystérieux. Les images qui utilisent une représentation médiévale du monde, assurent la fonction enseignante de paraboles mystiques. Lorsque « sœur Marie » rapporte un « songe », c’est pour l’interpréter tout de suite en tant qu’enseignement spirituel :
Le deuxième jour de décembre [1644], Notre Seigneur lui proposa une forme d’abbaye dont l’abbesse était la divine Volonté. […]
Les âmes qui sont en ce noviciat ne font profession que quand elles sont entièrement dépouillées d’elles-mêmes. Lorsqu’elles font profession, elles sont au pied de la montagne de perfection sur laquelle s’acheminant, elles commencent de se déifier peu à peu, et en cet état elles ont à pratiquer les excès de l’amour divin qui contient sept articles :
Le premier est d’allumer le feu dans l’eau.
Le second de marcher sur les eaux à pied sec. […]
Le cinquième de faire la guerre à Dieu et Le vaincre. […]
Voici l’explication que Notre Seigneur lui a donnée de ces choses : allumer le feu dans les eaux, c’est conserver l’amour divin dans les souffrances. Plus les souffrances s’augmentent, plus l’amour divin s’augmente et s’embrase.
Marcher sur les eaux à pied sec, c’est mépriser et fouler aux pieds les plaisirs licites et illicites sans y toucher. Les plaisirs sont signifiés par les eaux parce qu’ils s’écoulent comme l’eau et n’ont point d’arrêt. […]
Faire la guerre à Dieu et le vaincre, c’est s’opposer à Dieu fortement quand Il veut châtier les pécheurs et le fléchir à miséricorde[…]
Toutes ces choses surpassent la nature, dit la sœur Marie. Il n’y a que Dieu seul qui les puisse opérer dans l’âme.397.
Ces visions appellent donc une interprétation mystique. Ici, l’un des plus beaux songes a pour cadre la forêt de l’existence humaine398. L’injonction impérieuse de la grâce est symbolisée par la Sainte Vierge. Des images bien concrètes décrivent le rude travail de purification qui nettoie ce qui est humain. Le cheminement mystique conduit à la transformation de Marie, qui, à ce moment de sa vie, garde encore la peur du sans-appui et d’un envol à l’aveuglette :
Un jour la Sainte Vierge dit à la sœur Marie : « Allons, ma grande basse [servante], travailler au bois. » La Sainte Vierge avait une faucille, une hache et une échelle dont les échelons étaient de corde, et une petite bêche. Elle la mena à l’entrée du bois où ce n’était qu’épines et broussailles. Elle lui bailla la faucille et lui commanda d’essarter [débroussailler] toutes ces épines. Elle le fait et voyant ses mains ensanglantées, elle dit à la Sainte Vierge : « Ma mère, j’ai mes mains tout ensanglantées. » La Sainte Vierge répartit : « Mon Fils ne m’a jamais demandé de mitaines. » Elle continue, fait la même plainte plusieurs fois et entend la même réponse. En essartant, elle arrive à un bel arbre touffu qui jetait de belles branches de tous côtés. La Sainte Vierge lui dit : « Frappe, ma grande basse, frappe sur ces branches ». Elle frappe, il en sort du sang.
Elle en a frayeur et se veut retirer. La Sainte Vierge lui dit plusieurs fois avec colère : « Frappe, il occupe la terre. » Elle coupa ses branches tout autour, c’est-à-dire celles du bas. Elle lui commanda d’essarter comme devant avec les mêmes plaintes et les mêmes réponse […] Et elles arrivèrent à un bel arbre tout émondé auquel il ne restait qu’une petite branche en haut pour soutenir une colombe. Elle y monta jusqu’en haut par le moyen des estocs qui y étaient restés après avoir été émondés, et ne trouvant rien pour s’appuyer, elle fut saisie de frayeur, mais elle fut changée en colombe et devint aveugle et bien effrayée, ayant peine à s’appuyer et ne sachant [273v] où voler ailleurs, à cause qu’elle était aveugle.399.
À propos de cet envol vers l’inconnu, elle disait que le mystique est appelé à “vivre hors de son être, d’une vie inconnue à celui qui la possède”(Vie 9.4).
Elle se plaignait de la rigueur de l’amour divin :
Mais l’amour divin est sévère, rigoureux et terrible. Il rit toujours, mais il frappe bien rudement. Je tremble quand je le vois. Quand on se plaint à lui, il ne fait qu’en rire ; on ne sait où il va ni où il mène ; il se fait suivre à l’aveugle. (Vie 6.4)
Un dense résumé de la vie mystique lui fut donné :
En la même année 1645, le 29 janvier, Notre Seigneur lui dit encore : « […] J’ai donné cette médecine à mes apôtres et à mes meilleurs amis. Elle est composée de trois ingrédients : donner, recevoir et demander. Donner à Dieu sa vie humaine et recevoir Sa vie divine laquelle on reçoit à mesure qu’on lui donne la sienne. À mesure que l’homme meurt à soi-même, c’est-à-dire à son esprit, à sa volonté, à ses passions et à ses sentiments, il vit de Mon esprit, de Ma volonté, de Mes passions, de Mes sentiments. Et quand il est tout à fait mort à soi-même et à la vie humaine, il ne vit plus que de Dieu et il n’y a plus rien en lui que de divin, et quand cela est, il se présente à Dieu ayant en soi Ma vie et tous Mes mérites, et lui demande hardiment le salut du prochain et tout ce qui est nécessaire pour le procurer. Voilà le plus court chemin de la perfection. » 400.
Demander « hardiment le salut du prochain » correspondait à son plus profond désir, sauver les âmes :
Mais quand je serais arrivée à la porte du paradis, après que toutes les âmes y seraient entrées jusqu’à la dernière, si on me fermait la porte, que dirais-je ? Je dirais à Dieu sans regret, puisque toutes les âmes sont sauvées : ‘Je suis en repos, je suis contente qu’on m’envoie au néant’. » 401.
Pourtant elle ne se faisait aucune illusion sur l’importance de son rôle :
« Voulez-vous que je vous fasse voir de quelle façon vous augmentez Ma gloire ? Dites-moi une chose : voilà un petit enfant qui prend de l’eau dans le creux de sa main ou au bout de son doigt et qui la jette dans la mer, accroît-il de beaucoup l’eau de la mer ? […] Il y en a d’autres qui retiennent toute l’eau dans leur main au lieu de la jeter dans la mer et ce sont ceux qui font quelques bonnes actions, mais qui Me les dérobent par vanité. »
En une autre occasion, Il lui dit encore : « Voulez-vous savoir ce que vous faites et de quoi vous servez à Mon œuvre ? Vous y servez autant qu’un petit enfant de deux ou trois ans qui voyant charger un tonneau dans une charrette, va pousser au bout avec une petite bûchette, puis il dit qu’il a mis le tonneau dans la charrette et cependant il a bien plus apporté d’obstacle qu’il n’a servi, incommodant et retardant ceux qui chargeaient le tonneau, parce qu’ils avaient crainte de le blesser. »402.
Mais il se pourrait bien que le Seigneur ait obtempéré à ses demandes pressantes comme en témoigne ce dialogue :
Un jour Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Les aveugles se sont assemblés pour faire le procès au soleil. Ils disent pour leur raison qu’il a perdu sa lumière et qu’il faut le chasser du ciel parce qu’il occupe inutilement la place qu’il y a.
– Je vous prie, ayez pitié d’eux, car ils ne savent ce qu’ils disent, et leur donnez un arrêt favorable.
– Oui, dit Notre Seigneur. Je m’en vais terminer ce procès et lui donnerai arrêt en l’excès de mon amour. »
Et en même temps Il prononça l’arrêt en cette sorte : « Je condamne le soleil de donner des yeux aux aveugles pour le connaître et pour voir sa lumière. »403[…]
– Qu’est-ce que ces yeux et qu’est-ce que cette lumière du soleil ?
– Ces yeux, répliqua Notre Seigneur, c’est Ma divine grâce que Je donnerai à tous, et la lumière du soleil, c’est la foi.404.
On mesure la profondeur de son expérience mystique à ses réactions lorsqu’elle lit des auteurs arrivés au sommet. Témoin cet épisode à propos de Benoît de Canfield dont elle n’apprécia que la troisième partie de la Règle 405:
Auparavant qu’elle vint à Coutances, elle ne savait pas lire, mais lorsqu’elle y fut, on lui apprit à lire. En ce temps-là, Notre Seigneur lui fit avoir un livre qui s’appelle : la Règle de la Perfection qui est divisé en trois parties. La troisième partie traite de la plus haute contemplation et les deux premiers enseignent les moyens dont on peut se servir pour y arriver.
Lorsqu’elle eut ce livre, elle ne savait que lire très imparfaitement, en épelant et en hésitant. Néanmoins lorsqu’elle vint à l’ouvrir, elle lisait tout courant et sans broncher dans la troisième partie, et qui plus est, elle l’entendait fort bien. Mais elle ne pouvait lire dans les deux autres, d’autant qu’elle n’en avait que faire, Dieu ne l’ayant point fait passer par ce chemin là pour la conduire à la perfection où elle était arrivée et qui était décrite dans cette troisième partie 406.
A propos d’autres auteurs :
Notre Seigneur lui donna encore un autre livre composé par un prêtre nommé Thomas Deschamps 407, intitulé « Les Fleurs de l’Amour divin » ou « Le Jardin des Contemplatifs », là où l’on voyait plusieurs choses de très haute perfection […] quand elle lisait ce que sainte Thérèse a écrit dans ses livres touchant la plus sublime contemplation, elle s’étonnait de ce que cette sainte en faisait tant d’état, parce qu’elle croyait que cela était commun à tout le monde 408.
Elle se sentait aussi très proche de Catherine de Gênes :
La sœur Marie assure qu’elle a expérimenté en soi beaucoup de conformité avec ce qui est écrit de Ste Catherine de Gênes en sa Vie, excepté qu’il y avait en cette sainte beaucoup d’amour sensible […] Sainte Thérèse va doucement et s’avance peu à peu, mais je suis trop précipitée, dit la sœur Marie, je marche à la désespérade (c’est son mot) : témoins ces grands désirs que j’ai eus de l’enfer […] sainte Catherine de Gênes ne veut rien que ce que Dieu veut […] C’est pourquoi elle dit que sainte Catherine de Gênes est sa bonne sœur 409.
Elle avouait donc avoir marché “à la despérade”, mais elle émergea de ces terribles combats, pour vivre encore vingt-deux ans de grand rayonnement où elle put s’occuper des autres.
Elle devint en effet la conseillère très écoutée d’un grand nombre de spirituels pour qui elle était “la soeur Marie” bien qu’elle ne fût pas religieuse : Jean de Bernières et le cercle de l’Ermitage, Catherine de Bar, François de Montmorency-Laval futur évêque de Québec, le futur saint Jean Eudes (qui défendra son souvenir avec constance) vinrent régulièrement la visiter à Coutances. Le baron de Renty410 déclarait qu’elle lui avait donné « la clef qui ouvre le chemin que j’ai marché en cette vie ». Mectilde de Bar, fondatrice des Bénédictines du Saint-Sacrement, sollicitait ses prières par l’intermédiaire de Bernières et continua à la prier après sa mort.
Au-delà de ce cercle, elle fut admirée par des gens aussi divers que le jésuite P. Coton, J.-B. Saint-Jure directeur de Renty, la future Marie-Catherine de Saint-Augustin, religieuse hospitalière (tourmentée elle aussi par des obsessions sataniques, elle vécut de 1648 à sa mort à l’Hôtel-Dieu de Québec).
Les amis de l’Ermitage de Caen allaient chaque année passer plusieurs jours auprès de « la sainte de Coutances », lui faisant part de leurs difficultés les plus intimes. Jean Eudes nota soigneusement les « dits de la sœur Marie ». Son compte-rendu nous est parvenu par le manuscrit de la Vie admirable dit « de Québec » que Mgr de Laval, premier évêque de Québec, emporta dans ses bagages, ce qui montre la vénération dont le cercle de l’Ermitage entourait Marie.
Voici un exemple de ces visites :
L’an 1653, au mois de juin, quelques personnes de piété étant venues voir la sœur Marie pour la consulter sur plusieurs difficultés qu’elles avaient touchant la voie par laquelle Dieu les faisait marcher, qui était une voie de contemplation, elles demeurèrent quinze jours à Coutances, la voyant tous les jours et conférant avec elle sur ce sujet, deux, trois, quatre, et quelquefois cinq heures par jour.
Il est à remarquer qu’elle n’est pas maintenant dans cette voie, étant dans une autre incomparablement au-dessus de celle-là par laquelle elle a passé autrefois, mais il y a si longtemps qu’elle ne s’en souvient plus. C’est pourquoi, lorsqu’elles lui parlaient de cela, au commencement elle leur disait que ce n’était pas là sa voie et qu’elle n’y entendait rien. Mais peu après Dieu lui donna une grande lumière pour répondre à toutes leurs questions, pour éclaircir leurs doutes, pour lever leurs difficultés, pour parler pertinemment sur l’oraison passive, pour en découvrir l’origine, les qualités et les effets, pour faire voir les périls qui s’y rencontrent, pour donner les moyens de les éviter et pour discerner la vraie dévotion d’avec la fausse.
« Cette voie est fort bonne en soi, leur dit-elle, et c’est la voie que Dieu vous a donnée pour aller à lui, mais elle est rare : il y a peu de personnes qui y passent, c’est pourquoi il est facile de s’y égarer.
« Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner, car si on y fait rentrer des personnes qui n’y soient pas attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre. Si quelques-uns en parlent, il faut les écouter. Si on reconnaît à leur langage qu’ils marchent en ce chemin, alors on peut s’en entretenir avec eux. Cette voie est pleine de périls, il y faut craindre la vanité, l’amour-propre, la propre excellence, l’oisiveté et perte de temps.
« Il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y ait que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Tous chemins vont en ville. Il y a une infinité de voies qui vont à la perfection : les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. Il ne faut pas penser que la voie de la contemplation soit la plus excellente… 411.
Que se passait-il en sa présence ? On perçoit chez elle trois niveaux d’action : soit elle répondait aux questions et ses réponses étaient notées, probablement le jour même, par ses interlocuteurs, dont Jean Eudes ; soit elle racontait ses « songes », pour instruire sur un mode symbolique ; mais certains connaissaient auprès d’elle une expérience beaucoup plus profonde dans une communication de cœur à cœur en silence :
Sa manière ordinaire de connaître la vérité des choses qui lui sont proposées par diverses personnes n’est pas par intelligence ni par lumière, mais par un goût expérimental qui lui ouvre le fond du cœur dans lequel elle entre…412.
En voici un témoignage, probablement de Bernières :
27. Je dis à la sœur Marie que je conversais avec elle en Dieu, sans que je pense y converser de paroles. Elle m’a dit qu’il y a un langage intérieur, et que cela était vrai. Je suis venu peu à peu à ne plus parler avec elle, mais à demeurer auprès d’elle en Dieu […] J’ai bien connu que c’était imperfection à moi de lui parler, n’étant pas la manière que Dieu voulait sur moi. Il me semblait que mon âme était introduite dans un cabinet seule avec elle, où les autres ne pouvaient empêcher la conversation, non pas elle-même : c’est un pur don que Dieu seul peut faire.
33. En l’année 1655, notre voyage pour voir la sœur Marie ne fut pas à dessein d’avoir quelque réponse ou quelque don particulier, mais afin d’obtenir par ses prières, l’établissement de la réelle présence de Dieu dans le fond de notre âme. Nous avions eu quelques mois auparavant plusieurs lumières qu’il y a dans l’essence de l’âme une capacité comme infinie de recevoir cette réelle présence ou plutôt d’être abîmée en Dieu même ; nous étions dégoûtés de nous servir d’aucuns moyens, cette communication essentielle de Dieu ne se pouvant faire qu’en Dieu et par Dieu même, ce que notre âme expérimente par un instinct secret.
34. Elle ne laissa pas de nous dire des histoires, ou des visions ou lumières qu’elle avait eues de l’état de déification, qui faisaient connaître le bonheur d’une âme qui entre en cet heureux état. Nous lui témoignâmes de le désirer, et que nous ne pouvions plus goûter aucun don, mais Dieu seul, et qu’elle priât pour nous obtenir cette grande miséricorde : nous trouvions notre intérieur changé, comme étant établi dans une région plus indépendante de moyens, et où il y a plus de liberté, de pureté et de simplicité, où l’anéantissement et la mort de soi-même sont expérimentés d’une manière tout autre que par le passé 413.
Le Seigneur lui avait dit que ce travail serait une maternité spirituelle :
Vous êtes suspendue entre le ciel et la terre, car vous n’avez consolation ni du ciel ni de la terre et vous êtes en travail d’enfant […] vous enfanterez la joie. (Vie 5.6.6).
Son souvenir resta très présent : on se recueillait sur sa tombe dans la cathédrale de Coutances. A la fin du siècle, madame Guyon l’appréciera :
Pour Sœur Marie des Vallées, les miracles qu’elle a faits depuis sa mort et qu’elle fait encore en faveur des personnes qui l’ont persécutée, la justifient assez. C’est une grande sainte et qui s’était livrée en sacrifice pour le salut de bien des gens. Elle était très innocente, l’on ne l’a jamais crue dans le désordre, mais bien obsédée et même possédée, mais cela ne fait rien à la chose 414.
Son influence se prolongea encore au XVIIIe siècle : en 1726, près d’Amsterdam, l’éditeur Pierre Poiret415 intégra les Conseils d’une grande Servante de Dieu au sein du très beau recueil consacré aux œuvres de M. Bertot par Mme Guyon416. C’est dire l’importance que le cercle guyonien lui accordait.
Terminons par ce beau passage qui fait songer à Ruusbroec et résume bien la vie ardente de Marie des Vallées :
L’an 1647, la sœur Marie entendit une voix qui criait en elle :
« Audience, audience, ô grande mer d’amour. C’est une petite goutte de rosée qui demande d’être absorbée dans vos ondes, afin de s’y perdre et de ne se retrouver jamais. »
Cette voix cria ainsi presque trois jours durant continuellement.
La sœur Marie demanda : « Quelle est cette voix ?
– C’est la voix, dit Notre Seigneur, d’une âme qui est arrivée à la perfection, laquelle est dépouillée d’elle-même et de tout ce qui n’est point Dieu, et qui est revêtue et embrasée d’amour et de charité, et qui crie par les grands désirs qu’elle a d’être tout à fait transformée et déifiée. Mais je la laisse dans ce divin feu afin de la purifier encore davantage.417.
Admirée au Canada comme en France, la « seconde » Marie de l’Incarnation418 est souvent considérée comme la plus grande mystique du XVIIe siècle français. Brémond qui l’a redécouverte, lui consacra la moitié du tome IV de son Histoire. Aussi lui donnons-nous une place exceptionnelle qui ne sera égalée que par celle que nous réserverons à Madame Guyon au tome IV.
Sa vie fut extraordinaire : elle est partie vivre au Canada au milieu des Indiens. Elle a donc vécu la mystique en plein cœur de l’action. Elle n’est l’héritière d’aucune école : même si elle a eu des confesseurs, elle a surtout suivi la direction intérieure que lui donnait l’Esprit Saint.
Marie Guyart, quatrième enfant d’un maître boulanger, fut mariée avant dix-sept ans à un maître ouvrier en soie, Claude Martin, qui mourut en 1619, peu après la naissance d’un fils, Claude. La jeune veuve prit la tête de la fabrique, termina les procès en cours, remboursa les créanciers et se retira chez son père avec le bébé. Mais le 24 mars 1620, elle fut foudroyée par l’amour divin : Je m’en revins à notre logis, changée en une autre créature, mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même, racontera-t-elle à son fils en 1654. Puis, tout en pratiquant de sévères mortifications, se faisant « la servante des servantes de la maison », elle fut appelée à seconder son beau-frère dans la direction de son entreprise de transports par voie d’eau et de terre (elle avait « le soin de tout le négoce »).
En 1631, à l’âge avancé (pour l’époque) de trente et un ans, bien que son fils n’ait que douze ans, elle céda à l’appel de la vie religieuse et entra chez les ursulines où contemplation et action s’équilibraient. Elle y fut accueillie sans dot. La famille tenta de la dissuader en lui faisant rencontrer son fils désespéré par son départ, mais en vain. Elle passa une dizaine d’années cloîtrée. En 1633, elle fit un songe qui lui dévoilait un pays mystérieux plongé dans la brume : celui-ci se révélera être le Canada.
Nous avons vu avec Bernières que partir convertir les sauvages était le grand rêve de tout spirituel de l’époque. En 1639, elle accepta donc une mission pour la Nouvelle-France (le futur Québec). Elle était accompagnée d’une moniale de Tours et d’une autre de Dieppe, ainsi que d’une jeune veuve d’Alençon, Marie-Madeleine de la Peltrie, fondatrice temporelle (que nous avons vue « fiancée » à Bernières) : nous avons raconté les péripéties de leur embarquement dans la section sur Bernières.
À Québec, qui n’était encore qu’un village de deux cent cinquante colons, commença une nouvelle vie : Marie supervisa la construction du couvent, prit contact avec les Hurons pour éduquer leurs petites filles. Les épreuves ne manquèrent pas : destruction de la communauté des Hurons, nuit intérieure jusqu’en 1647, incendie du couvent, épidémies… La guerre indienne décima les Français laissés sans secours de la métropole elle-même déchirée par les luttes de la Fronde. Puis vinrent les maladies douloureuses et les infirmités. Parvenue à un état d’union intime à Dieu, « d’une simplicité telle qu’il lui est difficile d’en rendre compte », elle mourut le 30 avril 1672 419 & 420 .
Comme son éditeur Dom Oury le montre, elle était d’un tempérament énergique et bien trempé : il faut être impitoyable à soi-même et courir sans relâche pour arriver au Roi 421. Elle aimait aller droit au but en évitant tout retour sur soi-même :
Depuis qu’une âme veut une chose, si elle est courageuse, c’est demi-fait […] Pour prendre un chemin bien court, il me semble que le retranchement des réflexions sur les choses qui sont capables de donner de la peine est absolument nécessaire. Il importe de fortifier son âme contre une certaine humeur plaintive et contre de certaines tendresses sur soi-même 422.
Dieu s’était révélé à elle comme l’Amour :
Il est si passionné [de notre âme] qu’il en veut faire les approches 423.
C’est donc par la voie de l’amour qu’elle fut conduite :
Dieu ne m’a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celui de l’amour et de la confiance 424.
Les petits font de petits présents, mais un Dieu divinise ses enfants et leur donne des qualités conformes à cette haute dignité. C’est pour cela que je me plais plus à l’aimer qu’à me tant arrêter à considérer mes bassesses et mes indignités 425.
La meilleure façon de découvrir Marie est de la lire ! Ses deux Relations comme sa Correspondance forment un ensemble vaste (près de deux mille pages), mais qui demeure tout au long très vivant. On y voit la dynamique d’une vie mystique au cœur d’une vie difficile.
C’est à l’admiration fidèle de son fils que nous devons la conservation de tous ces documents. Les deux Relations furent écrites à près de vingt ans d’intervalle, en 1633 puis en 1653-1654 : indépendantes l’une de l’autre - car Marie perdit tous ses documents pendant l’incendie du couvent canadien, - elles couvrent en grande partie les mêmes périodes de sa vie. Disposer de relations séparées par près de vingt ans est un cas unique parmi tous les témoignages que nous ont laissés les mystiques. De plus, ces écrits ne subirent aucune censure426, ce qui est rare. La seconde Relation fut écrite à la demande d’un fils très cher qui était entré chez les bénédictins et s’était engagé dans le même chemin intérieur427 : elle est particulièrement belle et intime. Le récit des instants forts ou d’événements intérieurs précis que donnait la première Relation, laisse place à une division en treize « états d’oraison » qui ont un début, une durée et une fin, et qui englobent toute la vie : à chaque étape, se manifeste une nouvelle expérience donnée par la grâce, une nouvelle phase qui fait progresser Marie dans son chemin mystique.
La Correspondance nous apporte enfin des témoignages spirituels de la pleine maturité et de la fin de vie : ce complément précieux sur sa vie intérieure s’étale sur la longue période de dix-neuf années qui va de la seconde Relation à sa mort. Là se trouvent les admirables lettres à son fils que nous citerons abondamment. En même temps, Marie qui a appris et composé dans les langues indiennes y décrit la vie quotidienne et concrète, l’isolement et l’insécurité de la dure vie canadienne, le retentissement de l’isolement et des menaces exercées sur une petite communauté.
Parsemées de notations colorées, parfois étranges ou sanglantes, les lettres restent plus spontanées que les Relations. Elles étaient écrites annuellement, au rythme des rares voyages maritimes saisonniers : les bateaux arrivaient de France en juillet et partaient fin août ou début septembre. On note pourtant le soin des rédactions qui nous sont parvenues : répondant aux demandes des correspondants, certaines sont longues et s’apparentent à de petits traités. Ce type d’écrit concret et libre de toute théorie ne se retrouvera que chez Mme Guyon.
Grâce à une correspondance bien datée et aux deux Relations, nous avons donc la possibilité assez exceptionnelle d’établir une série chronologique d’extraits qui relatent les événements extérieurs biographiques sans les séparer de l’évolution mystique : comment vit-on intériorisé, tout en étant environné de contraintes terribles ?
Le lecteur va trouver ici entrelacés des textes de la première Relation de 1633, de la seconde Relation de 1654, et de la Correspondance. Leur classement chronologique couvre les trois périodes d’une vie pleine et longue : la vie laïque de Marie Guyart (une trentaine d’années), la vie religieuse cloîtrée en France (dix ans), puis la vie religieuse active au Canada.
28 octobre 1599 : elle naît à Tours. Elle rêve de Jésus-Christ à sept ans : l’effet fut une pente au bien (rr47) 428. Mariée à dix-sept ans, elle est veuve à dix-neuf ans. Elle aspire à Dieu et se livre aux excès ascétiques classiques à son époque :
Elle avoue que les disciplines d’orties, dont elle usait l’été, lui étaient extrêmement sensibles, à s’en ressentir trois jours durant. Elle usait aussi de chardons, et l’hiver d’une discipline de chaînes qui ne semblait rien au regard des orties, dit-elle. Pendant quelque temps, elle se contraignit à manger avec un peu d’absinthe et à garder dans la journée par moment de l’absinthe dans la bouche. Cela lui causa des maux d’estomac… (b87) 429.
Heureusement la grâce prend les choses en main :
24 mars 1620 : En cheminant, je fus arrêtée subitement, intérieurement et extérieurement, comme j’étais dans ces pensées, qui me furent ôtées de la mémoire par cet arrêt si subit. Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts et toutes les fautes, péchés et imperfections que j’avais commises depuis que j’étais au monde, me furent représentées […] voir un Dieu d’une infinie bonté et pureté, offensé par un vermisseau de terre surpasse l’horreur même […] En ce même moment, mon cœur se sentit ravi à soi-même et changé en l’amour de celui qui lui avait fait cette insigne miséricorde […] Ce trait de l’amour est si pénétrant et inexorable pour ne point relâcher la douleur, que je me fusse jetée dans les flammes pour le satisfaire. Et ce qui est le plus incompréhensible, sa rigueur semble douce. Elle porte des charmes et des chaînes qui lient et attachent en sorte l’âme qu’il la mène où il veut, et elle s’estime ainsi heureuse de se laisser ainsi captive. (rr69).
Elle entre dans l’église où elle rencontre celui qui va devenir son confesseur, Dom Raymond de Saint-Bernard, Feuillant, puis rentre chez elle :
[…] je m’en revins en notre logis, changée en une autre créature, mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même (rr71).
1621 : Après avoir goûté un an de tranquillité chez son père, à vingt-et-un ans, elle est appelée chez sa sœur pour aider le couple dans leur entreprise. Là s’affirme sa capacité à rester très absorbée intérieurement tout en agissant dans le monde :
Je me sentais tirée puissamment, et en un moment, sans avoir le loisir ni le pouvoir de faire aucun acte intérieur ni extérieur […] J’étais ainsi une heure ou deux, et cela se terminant avec une grande douceur d’esprit, j’étais toute étonnée que je me retrouvais en mon entretien ordinaire (r159). Je me suis trouvée parmi le bruit des marchands, et cependant mon esprit était abîmé (r162) ; cela n’a apporté aucun trouble à ceux avec qui j’étais. Je les quittais doucement et pendant qu’ils s’entretenaient de diverses choses, je donnais à Dieu le temps qu’il voulait (r174). Qui m’eut demandé : Que voulez-vous ? J’eusse dit : Je ne veux rien, Dieu est mon tout (r166). Quand je voyais que quelqu’un avait besoin de quelque chose, je lui disais : Mon amour, cette personne a besoin de cela ; je vous prie qu’on le lui donne. Il m’exauçait et je trouvais aussitôt ce qui faisait besoin à ces pauvres (r182).
1623 : Elle lit des livres sur la méditation et s’imagine bien faire en les suivant : Le mal violent que je m’étais fait à la tête, en tentant de méditer au lieu de s’abandonner à la conduite de Dieu, me demeura plus de deux ans (rr86).
Elle passe au-delà de l’imaginaire humain pour entrer dans la réalité divine :
J’avais quelquefois un sentiment intérieur que Notre Seigneur Jésus-Christ était proche de moi, à mon côté, lequel m’accompagnait. Cette présence et compagnie m’étaient si suaves et étaient une chose si divine que je ne pouvais dire la manière comme cela était […] l’âme se sentant appelée à choses plus épurées, ne sait où l’on la veut mener […] elle s’abandonne, ne voulant rien suivre que le chemin que Celui à qui elle tend avec tant d’ardeur lui fera tenir […] Dieu lui fait voir qu’il est comme une grande mer, laquelle, tout ainsi que la mer élémentaire ne peut souffrir rien d’impur, aussi que lui, Dieu de pureté infinie, ne veut et ne peut souffrir rien d’impur, qu’il rejette toutes les âmes mortes, lâches et impures 430 (rr91,93).
[…] ce grand Dieu comme un abîme sans fond, impénétrable et incompréhensible à tout autre qu’à lui-même. En quelque lieu que je me trouvasse, à quelque occupation que je fusse appliquée, je ne me pouvais voir qu’absorbée et abîmée dans cet être incompréhensible, ni regarder les créatures que de la même manière. De sorte que je voyais Dieu en toutes choses […] grande et vaste mer, qui venant à rompre ses bornes, me couvrait, m’inondait (r354).
Après ces sacrifices de la pénitence, mon esprit était rempli de tant de nouvelles lumières qu’il était offusqué et ébloui, s’il faut ainsi parler, de la grandeur de la majesté de Dieu. Ce qui lui étoit montré auparavant par une véritable affirmation, il ne le pouvait plus voir que dans la négation, et par-dessus tout cela il voyait ce grand Dieu comme un abyme sans fond, impénétrable et incompréhensible à tout autre qu’à lui-même. […] cette infinie Majesté était à mon égard comme une grande et vaste mer qui, venant à rompre ses bornes, me couvrait, m’inondait et m’enveloppait de toutes parts. Je me sentais comme perdue à l’égard de la nature, et dans cette perte je ne pouvais n’y voir n’y comprendre rien de beau que les perfections qui m’étaient montrées. Je ne pouvais comprendre comme les hommes oublient si facilement celui dans lequel ils sont, et par lequel ils vivent et subsistent 431.
Tout soudain une grande lumière […] me faisant voir le néant et l’impuissance de la créature pour s’élever d’elle-même à Dieu […] si lui-même n’édifiait l’édifice et ne lui donnait les ornements convenables à un si haut dessein.[…] Il ne se peut dire combien cet amour est angoisseux (rr100).
Tout ceci s’accomplit au milieu de la vie ordinaire :
Tout cela se passe en des chemins, dans un tracas d’affaires, et avec et dans la conversation, quoique nécessaire, de nombre de personnes, avec autant d’application et d’attention d’esprit que si c’était dans l’oratoire, parce que l’âme est emportée passivement par un trait qui, dans son fond, lui donne une très grande paix. Mais d’ailleurs, l’amour divin la tient en une angoisse qui se peut bien sentir mais non pas dire (rr 102).
1624/5 : elle traverse des états pénibles de purification :
Ce recueillement intérieur me fit voir si clairement mon néant que ce sentiment n’est jamais sorti de mon esprit, de sorte que je ne me suis pu attribuer aucun bien depuis ce temps-là (r186) […] cette vérité de mon néant m’étant comme un flambeau […] qui me faisait voir continuellement la profondeur de mon impuissance et l’attribution que je devais faire à Dieu de tout. [Elle voit un chien mort mangé par les vers] : Ah ! Je ne suis qu’un chien mort (r187).
Il me semblait que j’étais comme ces pauvres loqueteux qui vont tremblants de porte en porte (rr112) […] Je m’enfermais dans un lieu à l’écart, je me prosternais contre terre pour étouffer mes sanglots et tout ensemble pour gagner, par un abaissement intérieur sous sa Majesté, Celui après qui soupirait mon âme (rr113) […] Je ne trouvais du soulagement que dans les actions de charité (rr114).
Mais le 19 mai 1625, elle tombe dans une profonde extase, ce qui la fait entrer dans une nouvelle phase :
En un moment mes yeux furent fermés et mon esprit élevé et absorbé en la vue de la très sainte et auguste Trinité, en une façon que je ne puis exprimer (rr 119).
Cette grande lumière susdite me fit entrer en nouvel état intérieur (rr122).
Je crois que je passai près d’une année dans l’impression des divins Attributs (rr131). Ce n’est pas qu’ensuite elle me fût ôtée, mais au contraire, mon âme y fut établie […] dans un fond habituel que j’appellerai béatitude, à cause de la jouissance des biens inénarrables qu’elle contient pour le nourrissement de l’âme. Je pouvais avoir pour lors 26 à 27 ans (rr132).
Mon âme était bien éloignée de faire des recherches curieuses pour savoir davantage de ce Dieu […] elle était comme un petit moucheron, tant elle était abaissée et anéantie en elle-même ; et tout cela n’empêchait pas l’amour, mais il était tout autre qu’auparavant, c’est-à-dire non dans les tendresses et dans les larmes, mais fort et vigoureux. Je ressentais pourtant, ce me semble, en moi une espèce d’orgueil […] ravie d’être rien et de ce que Dieu était tout, parce que, si elle (l’âme) eût été quelque chose, Il ne serait pas tout (r202).
Elle profite de son travail pour gagner les âmes à son Bien-Aimé :
Je me voyais quelquefois avec une troupe d’hommes, serviteurs de mon frère, et me mettais à table avec eux, et, étant seule avec vingt ou environ de ces bonnes gens […] pour avoir le moyen de les entretenir en ce qui concernait leur salut, et eux me rendaient familièrement compte de leurs actions […] Ils venaient à moi, à recours en tous leurs besoins et surtout en leurs maladies, et pour les remettre en paix avec mon frère lorsqu’ils l’avaient mécontenté. J’avais une grande vocation à tout cela […] Il semblait un hôpital duquel j’étais infirmière (rr142).
1626 : Mon âme est demeurée dans son centre qui est Dieu, et ce centre est en elle-même, où il est au-dessus de tout sentiment. C’est une chose si simple et si délicate qu’elle ne se peut exprimer. On peut parler de tout, on peut lire, écrire, travailler […] [et] demeurer collé à lui par une union d’amour dans le fond de son âme, où tout est dans le calme et dégagé des sens (r234).
Si l’on me parlait, j’oubliais aussitôt […] Je ne pouvais même manger que fort peu […] c’était ce grand recueillement et cette paix intérieure qui ne me permettait pas de sortir hors de moi-même (r272). Je me trouvais comme un enfant […] j’étais revêtue d’une si grande simplicité que j’eusse obéi à un enfant (r286).
1627 : Premièrement j’ai souffert une peine extrême de ne pas assez aimer, qui est une peine qui martyrise le cœur. […] Il m’est demeuré en l’âme une impression qui m’a toujours continué depuis, qui est que je me vois comme immobile et impuissante à rien faire pour le Bien-Aimé. […] je vois très clairement qu’il est tout et que je ne suis rien, qu’il me donne tout et que je ne puis lui rien donner. […] je suis comme les petits enfants dans mon impuissance ; tout ce que je puis faire c’est d’attendre les volontés de l’Amour sur moi, où il fera tout par sa pure bonté 432.
Elle écrit à son confesseur la liberté de l’unité en Dieu :
L’âme étant parvenue à cet état, il lui importe fort peu d’être dans l’embarras des affaires, ou dans le repos de la solitude ; tout lui est égal, parce que tout ce qui la touche, tout ce qui l’environne, tout ce qui lui frappe les sens n’empêchent point la jouissance de l’amour actuel. Dans la conversation et parmi le bruit du monde elle est en solitude dans le cabinet de l’Époux, c’est-à-dire, dans son propre fond où elle le caresse et l’entretient, sans que rien puisse troubler ce divin commerce. Il ne s’entend là aucun bruit, tout est dans le repos : et je ne puis dire si l’âme étant ainsi possédée, il lui serait possible de se délivrer de ce qu’elle souffre ; car alors il semble qu’elle n’ait aucun pouvoir d’agir, n’y même de vouloir, non plus que si elle n’avait point de libre arbitre. Il semble que l’Amour se soit emparé de tout : lors qu’elle lui en a fait la donation par acquiescement dans la partie supérieure de l’esprit, où ce Dieu d’amour s’est donné à elle, et elle réciproquement à Dieu. Elle voit seulement ce que Dieu veut, et que Dieu la veut en cet état. Elle est comme un Ciel, dans lequel elle jouit de Dieu, et il lui serait impossible d’exprimer ce qui se passe là dedans. C’est un concert et une harmonie qui ne peut être goûtée n’y entendue que de ceux qui en ont l’expérience et qui en jouissent 433.
Or l’esprit épuré de toutes choses, sans s’arrêter aux dons, s’élance en Dieu par un certain transport qui ne lui permet pas de s’arrêter à ce qui est moindre que cet objet pour lequel il a été créé, et c’est en cela que consiste la parfaite nudité. Une fois que j’étais bien fort unie à cette divine Majesté, lui offrant, ainsi que je crois, quelques âmes qui s’étaient recommandées à mes froides prières, cette parole intérieure me fut dite : Apporte-moi des vaisseaux vides 434.
1628/9 : Mon esprit de plus en plus s’allait simplifiant […] mon âme est demeurée dans son centre qui est Dieu et ce centre est en elle-même où elle est au-dessus de tout sentiment. C’est une chose si simple et si délicate qu’elle ne se peut exprimer. On peut parler de tout, on peut lire, écrire, travailler et faire ce que l’on veut, et néanmoins cette occupation foncière demeure toujours, et l’âme ne cesse point d’être unie à Dieu (b130).
Mais quoi que je dise des rapports d’esprit à esprit et des submergements dans cette abîme, quelque perte de moi-même en elle, quelques communications les plus intimes, mon âme a toujours connu qu’elle était le rien à qui le Tout 435 se plaisait de faire miséricorde, parce qu’Il n’a exception de personne, et j’ai toujours cru et vu, dans les mêmes impressions, le néant de la créature, étant bien aise d’être ce néant et que ce grand Dieu fût tout (rr152) […] J’avais 28 à 29 ans en ce temps-là (rr153).
La vue de la grandeur de Dieu, face à son néant, au lieu de lui causer du trouble, provoque la joie : « c’est ma gloire que vous soyez le Tout et que je sois le rien » (b130).
1631/2 : 436 Bien que déchirée par la souffrance de son fils qui n’a que douze ans, elle obéit à l’appel et entre chez les Ursulines :
La voix intérieure qui me suivait partout me disant : “Hâte-toi, il est temps ; il ne fait plus bon pour toi dans le monde”, celle-ci l’emporta par son efficacité. Mettant mon fils entre les bras de Dieu et de la sainte Vierge, je le quittai, et mon père aussi, fort âgé, qui faisait des cris lamentables […] Mon fils vint avec moi, qui pleurait amèrement en me quittant. En le voyant, il me semblait qu’on me séparait en deux : ce que, néanmoins, je ne faisais pas paraître (rr161).
Une fois cloîtrée, elle se rend compte qu’elle est loin de la pureté nécessaire et se désespère :
J’étais persuadée que les croix que je souffrais ne venaient point de la disposition de Dieu, mais que j’étais si imparfaite, qu’elles ne pouvaient avoir d’autre cause que moi-même ; c’était une tentation de désespoir (r330) […] Avant […] l’on pense être dans un état fort parfait (r334).
Étant une fois proche d’une fenêtre il me vint une tentation de me précipiter du haut en bas. Cela me fit tout rentrer en moi-même, tant cette pensée était effroyable (b200).
Il me semblait que […] toutes mes sœurs avaient de la peine à me supporter, qu’elles avaient de l’aversion de me voir (r313) .
[…] elle veut être rien et qu’il soit tout, et c’est en cela qu’elle trouve son contentement. Elle n’aime rien tant que de se voir toute dénuée et toute vide (r356).
[…] on est collé à l’amour, et se serait lui faire tort d’abaisser son œuvre par nos défectueuses paroles. […] C’est là où l’âme se voit anéantie en le parfait anéantissement qui est une connaissance qui lui est infuse sans qu’elle y fasse rien de sa part, qui est une des grandes faveurs que l’on puise expérimenter en ceste vie et qui humilie davantage que l’on ne saurait dire. Et, chose admirable, en cet anéantissement on se voit propre pour l’Amour, lui, grand Tout et l’âme, rien, propre pour lui qui agrée de rien et l’a créé pour cette œuvre qui est incompréhensible qu’à qui l’a expérimentée 437.
Elle sera soeur laie 438 : Je ressentais un grand contentement d’esprit de voir combien je serais heureuse en cet état, où tous mes sentiments intérieurs et extérieurs seraient humiliés, au lieu que dans la condition de sœur de chœur, ils pourraient prétendre à plusieurs choses qui les pourrait contenter, quand ce ne serait que l’entretien familier des choses spirituelles […] dont je serais affranchie dans l’état de sœur liée (laie) (r295).
Plus elle s’abaisse, plus elle reçoit des consolations :
Encore que tu sois le néant et le rien, toutefois tu es toute propre pour moi (rr173).
25 janvier 1633 : elle fait profession et devient Marie de l’Incarnation :
[Il lui est dit] au retour du chœur […]que comme le battement des ailes des séraphins était continuel, aussi il ne fallait pas que mon amour et ma correspondance eussent des trêves, bornes ni limites (rr182-183).
A Noël, elle fait un rêve prémonitoire de ce qui sera le cadre Canadien :
…il y eût un an aux féries de Noël […] je me trouvé [sic] fortement unie à Dieu. Là-dessus m’étant endormie, il me sembla qu’une compagne et moi nous tenant par la main cheminions en un lieu très difficile. Nous ne voyions pas les obstacles qui nous arrêtaient, nous les sentions seulement. Enfin nous eûmes tant de courage, que nous franchîmes toutes ces difficultés, et nous arrivâmes en un lieu qui s’appelait la tannerie, où l’on fait pourrir les peaux pendant deux ans, pour s’en servir après aux usages où elles sont destinées. Il nous fallait passer par là pour arriver à notre demeure. Au bout de notre chemin, nous trouvâmes un homme solitaire, qui nous fit entrer dans une place grande et spacieuse, qui n’avait point de couverture que le Ciel. Le pavé était blanc comme de l’albâtre, sans nulle tache, mais tout marqueté de vermeil. Il y avait là un silence admirable. Cet homme nous fit signe de la main, de quel côté nous devions tourner, car il n’était pas moins silencieux que solitaire, ne nous disant que les choses qui étaient nécessaires absolument. Nous aperçûmes à un coing de ce lieu un petit hospice […] La situation de cette maison regardait l’Orient. Elle était bâtie dans un lieu fort éminent au bas duquel il y avait de grands espaces et dans ces espaces une Église enveloppée de brouillards si épais que l’on n’en pouvoit voir que le haut de la couverture 439.
1634-1639 : Le couvent entend parler des possessions chez les soeurs de Loudun. Marie qui prie pour elles, se sent possédée toute la nuit : …ce malin esprit s’était glissé dans mes os (rr180) ; elle en est délivrée au matin.
Elle est nommée sous-maitresse du noviciat. Les purifications intérieures continuent :
… une mort si longue et si sensible est dure à la partie inférieure. Je vous le dis avec vérité, j’expérimente généralement la soustraction de tout ce qui peut me donner quelque satisfaction, de sorte que je ne me puis voir que comme une étrangère pour qui l’on n’a que de l’indifférence, ou plutôt comme une personne dégradée à qui l’on ôte tout.
Vous souvenez-vous de cette lumière que Notre Seigneur me donna au commencement de ma conversion, par laquelle je voyais toutes les choses créées derrière moi, et que je courais nue à sa divine Majesté ? Cela se fait tous les jours aux dépens de mes sentiments. Je pensais dès ce temps que ce fût fait, parce que je voyais toutes choses sous mes pieds. Mais hélas ! je ne voyais pas encore ce qui était en moi de superflu ; et c’est ce que le divin Jésus retranche continuellement. Ce n’est pas tout ; il me fit voir une âme nue et vide de tout atome d’imperfection, et m’enseigna que pour aller à lui il fallait ainsi être pure. Or comme je lui étais unie très fortement, je croyais qu’en vertu de sa divine union il me rendrait telle qu’il me l’avait fait connaître et qu’il ne m’en coûteroit pas davantage. Mais l’Amour m’aveuglait et m’empêchait de voir ce que j’avais à souffrir pour arriver à la parfaite nudité. J’étais bien éloignée du terme que je croyais tout proche ; car je vous avoue que plus je m’approche de Dieu, plus je vois clair qu’il y a encore en moi quelque chose qui me nuit et qu’il me faut ôter. Quand je considère l’importance de cette admirable vertu, je crie sans cesse à ce divin Époux, et le conjure d’ôter sans pitié tout ce qui me pourrait nuire. Il le fait, mais comme je vous ay dit, c’est un martyre qui m’est continuel, tant dans l’intérieur que dans l’extérieur. Tout ce que j’aimais le plus m’est matière de croix, c’est de cela même que je souffre davantage 440.
Elle est hantée par le malheur des âmes qui ne connaissent pas le Christ :
Mon occupation intérieure et mes poursuites continuelles avec le Père Eternel au sujet de l’amplification du royaume de Jésus-Christ dans les pauvres âmes qui ne le connaissaient point [se fortifiait] (rr202).
Mais elle est envahie par une grâce nouvelle :
C’était une émanation de l’esprit apostolique, qui n’était autre que l’Esprit de Jésus-Christ (rr198) […] il me semblait que je connaissais toutes les âmes rachetées […] en quelque coin de la terre habitable qu’elles pussent être (rr203).
Une paix, un repos, un non-vouloir et une demeure dans la volonté de Dieu […] Je fus un an dans cet état (rr215).
Enfin elle reçoit une mission pour le Canada :
Lors de ma vocation en la Mission du Canada, toutes les maximes et passages qui traitent du domaine et de l’amplification du royaume de Jésus-Christ et de l’importance du salut des âmes pour lesquelles il a répandu son Sang m’étaient autant de flèches qui me perçaient le coeur d’une angoisse amoureuse à ce que le Père Eternel fit justice à ce sien Fils bien-aimé contre les démons qui lui ravissaient ce qui lui avait tant coûté (rr317).
1639 : Départ pour le Canada : équipée avec Mme de la Peltrie, rencontre de Bernières. À Tours le 19 février 1639, elle a la vision de ce qui les attend :
J’eus une vue de ce qui me devait arriver. Je vis des croix sans fin, un abandon intérieur de la part de Dieu et des créatures en un point très crucifiant, que j’allais entrer dans une vie cachée et inconnue […] Je ne puis dire l’effroi qu’eut mon esprit et toute ma nature en cette vue […] à même moment je m’abandonnai pour acquiescer… (rr230sv.).
Embarquement le 4 mai à Dieppe441 pour un voyage qui dure trois mois ! (rr245). Elles arrivent à Québec le 1er août 1369 et commencent leur mission de conversion des Indiens. Leur séjour débute avec une épidémie de variole :
L’on nous donna une petite maison (rr256) […] bientôt réduite en un hôpital […] tous les lits étaient sur le plancher, en une si bonne quantité qu’il nous fallait passer par dessus les lits des malades. Trois ou quatre de nos filles sauvages moururent (de la variole) (rr257). Ce pays […] je le reconnus être celui que Notre Seigneur m’avait montré il y avait six ans. Ces grandes montagnes, ces vastitudes, la situation et la forme qui étaient encore marquées dans mon esprit comme à l’heure même (rr259).
1640 : Dans ses descriptions historiques, on voit combien Marie, pourtant tributaire de son époque, quitte ses œillères quand il s’agit de la dignité et de la santé des Indiens. Elle a une conscience très aiguë de la dureté et de la dignité de la vie des femmes indiennes. Tout ceci montre la compassion profonde d’une mystique devant les réalités du monde.
Marie raconte ici les conséquences émouvantes de certaines conversions :
Ils ont des touches de Dieu très particulières, nous les entendons fréquemment discourir à notre grille de ce qui leur presse le cœur. Voici un exemple. Le capitaine des sauvages de Sillery, avant que partir pour aller en guerre contre les Iroquois, me vient voir et me tient ce langage : « Ma Mère, voilà ce que je pense : je te viens voir pour te dire que nous allons chercher nos ennemis. S’ils nous tuent, il n’importe ; aussi bien y a-t-il long temps qu’ils commencent, et même de prendre et tuer nos amis les françois, et ceux qui nous instruisent. Ce que nous allons en guerre, n’est pas à cause qu’ils nous tuent, mais qu’ils tuent nos amis.
[…] Ils ont de grandes tendresses de conscience. Un jeune homme et sa femme ayant porté cet hiver leur enfant à la chasse, il y mourut. Ils eurent si peur de mécontenter Dieu, l’enterrant en terre qui ne fut pas bénie, que, l’espace de 3 ou 4 mois, sa mère le porta toujours au col par des précipices de rochers, de bois, de neige et de glace avec des peines nonpareilles. Ils retournèrent justement pour faire leurs Pasques et firent enterrer leur enfant empaqueté dans une peau 442.
Marie rapporte loyalement le point de vue indien qui constate la coïncidence entre les maladies mortelles et l’arrivée des Robes noires :
L’on a fait de grandes assemblées afin de les exterminer [les Hurons], et eux bien loin de s’effrayer, attendent la mort avec une constance merveilleuse : ils vont même au-devant dans les lieux où la conspiration est la plus échauffée. Une femme des plus anciennes et des plus considérables de cette nation harangua dans une assemblée en cette sorte : “ce sont les Robes noires qui nous font mourir par leurs sorts ; écoutez-moi, je le prouve par les raisons que vous allez connaître véritables. Ils (les Pères) se sont logés dans un tel village où tout le monde se portait bien, sitôt qu’ils s’y sont établis, tout y est mort à la réserve de trois ou quatre personnes. Ils ont changé de lieu, et il en est arrivé de même. Ils sont allez visiter les cabanes des autres bourgs, et il n’y a que celles où ils n’ont point entré qui aient été exemptes de la mortalité et de la maladie. Ne voyez-vous pas bien que quand ils remuent les lèvres, ce qu’ils appellent prière, ce sont autant de sorts qui sortent de leurs bouches ? Il en est de même quand ils lisent dans leurs livres. De plus dans leurs cabanes ils ont de grands bois (ce sont des fusils) par le moyen desquels ils font du bruit et envoient leur magie partout. Si l’on ne les met promptement à mort, ils achèveront de ruiner le pays, en sorte qu’il n’y demeurera ni petit ni grand”. Quand cette femme eut cessé de parler, tous conclurent que cela était véritable, et qu’il fallait apporter du remède à un si grand mal. Ce qui a encore aigri les affaires 443.
1642/3 : Les conditions sont très difficiles :
En une chambre d’environ seize pieds en carré étaient notre chœur, notre parloir, dortoir, réfectoire, et dans une autre, la classe pour les Françaises et Sauvages et pour notre cuisine. Nous fîmes faire un appentif [appendre : être attaché] pour la chapelle et sacristie extérieure.(rr260)
Les soeurs apprivoisent les jeunes Indiennes :
[La saleté des filles sauvages :] Les personnes qui nous visitaient, […] ne pouvaient comprendre comment nous pouvions nous y accoutumer, non plus que de nous voir embrasser et caresser et mettre sur les genoux de petites orphelines sauvages qu’on nous donnait, qui étaient graissées en un guenillon [haillon] sur une petite partie de leur corps empesé de graisse qui rendait une fort mauvaise odeur. Tout cela nous était un délice plus suave qu’on ne pourrait penser. Lorsqu’elles étaient un peu accoutumées, nous les dégraissions par plusieurs jours […] Par la bonté et miséricorde de Dieu, la vocation et l’amour qu’il m’a donnée pour les Sauvages est toujours la même. Je les porte tous dans mon coeur, d’une façon pleine de suavité, pour tâcher, par mes pauvres prières, de les gagner pour le ciel …(rr260)
Tout en accomplissant son travail extérieur, elle entre dans la nuit spirituelle :
Je me vis, ce me semblait, dépouillée de tous les dons et grâces que Dieu avait mis en moi, de tous les talents intérieurs et extérieurs qu’il m’avait donnés. Je perdais la confiance en qui que ce fût […] Je me voyais, en mon estimative, la plus basse et ravalée et digne de mépris qui fût au monde […] (rr264) Dans cette bassesse d’esprit, je m’étudiais de faire les actions les plus basses et viles, ne m’estimant pas digne d’en faire d’autres, et aux récréations, je n’osais quasi parler, m’en estimant indigne. […] je ne pouvais découvrir aucun bien en moi, ne voyant que cela, qui semblait m’avoir éloignée de Dieu et mise dans la privation de ses grâces […] Je communiquai peu ma disposition au R. P. Le Jeune me trouvant impuissante de le faire ; mais il en connaissait assez pour en avoir compassion et en appréhender l’issue. Parfois un rayon de lumière illuminait mon âme et l’embrasait d’amour […] Mais cela passait bientôt et servait à l’augmentation de ma croix…(rr265)
Ah ! qui est-ce qui pourra exprimer les voies de cette divine Pureté et de celle qu’elle demande et veut exiger des âmes qui sont appelées à la vie purement spirituelle et intérieure ? Cela ne se peut dire, ni combien l’amour divin est terrible, pénétrant et inexorable en matière de cette pureté, ennemie irréconciliable de l’esprit de nature. […] il n’y a que l’Esprit de Dieu qui connaisse ces voies et qui les puisse détruire par son feu très intense et subtil et par son souverain pouvoir. Et quand il veut et qu’il lui plaît d’y travailler, c’est un purgatoire plus pénétrant que la foudre, un glaive qui divise et fait des opérations dignes de sa subtilité tranchante. […] en cet état, [Dieu] paraît un abîme et lieu séparé (rr267).
Dieu […] semble se cacher[…] il demeure comme si c’était une vacuité, qui est une chose insupportable. Et c’est d’où naissent les désespoirs […] [ces moments] ne portent que des ténèbres qui ne permettent aucune autre vue que ce qu’on pâtit, qui est d’être entièrement contraire à Dieu. Et ne pouvais lui demander d’en être délivrée étant revenue à moi-même, me semblant que mes croix devaient être éternelles et moi-même me condamnant à cette éternité (rr268-9).
Dès 1643, elle est délivrée des agonies extrêmes. Mais lui reste la révolte des passions :
Je ne puis exprimer l’humiliation en laquelle était mon intérieur en cet état, car il me marquait une grande déchéance en la perfection (rr286) Une fois, entrant dans notre cellule, j’eus une vue et sentiment subit qui me confirmait en ce sentiment que j’étais encore plus vile et pauvre que je ne l’avais conçu. À cet instant, je vêtis une haire que je laissais plusieurs jours […] Cet esprit censeur et jaloux du pur amour est inexorable et se fait obéir sans remises (rr287) […] C’est cette pureté de Dieu qui époinçonne l’âme et qui lui fait pousser ces élans, et ensuite qui la fait abandonner à tout par un entier anéantissement. Perte d’honneur, de réputation, il ne lui importe; il faut que la pureté règne […] Cela vient de la grande sainteté de Dieu, laquelle est incompatible avec aucun opposé (rr288).
1644 : Je vois ma vie intérieure passée dans des impuretés presque infinies : la présente est comme perdue, et je ne la connais pas : elle ressent néanmoins des effets et des avant-goûts de cette haute pureté où elle tend, et où elle ne peut atteindre. Ce ne sont pas des désirs n’y des élans, n’y de certains actes qui font quasi croire que l’on possède son Bien : non, c’est une vacuité de toutes choses, qui fait que Dieu demeure seul en l’âme, et l’âme dans un dénuement qui ne se peut exprimer. Cette opération augmentant, ce qui est passé, pour saint qu’il paroisse, n’est qu’une disposition à ce qui est présent.
Si vous sçaviez, ma très-honorée Mère, l’état où j’ay été près de trois ans de suite depuis que je vous ay quittée, votre esprit en frémiroit. Imaginez-vous les pauvres les plus misérables, les plus ignorans, les plus abandonnez, les plus méprisez de tout le monde, et qui ont d’eux-mêmes ce même sentiment ; j’étais comme cela, et je me voyais vraiment et actuellement si ignorante, que le peu de raison que je pensais avoir ne me servoit que pour me faire taire. Lors que mes Soeurs parlaient, je les écoutais en silence et avec admiration, et je me confessais moy-même sans esprit. Je ne laissais pas de faire toutes mes affaires, comme si cela n’eût point été, quoy que dans tout ce temps j’en eusse de très-épineuses. Dieu me faisait la grâce de venir à bout de tout, et je ne sçay comment, car tout ce que je faisois m’était désagréable et insipide, et me paroissoit de la qualité de mon esprit. […] Tout cela ne m’a pas peu servy pour connaître le néant de la créature, qui se void bien mieux dans l’expérience de ses propres misères, que dans les veues spéculatives de l’oraison pour élevée qu’elle soit. À présent Dieu m’assiste puissamment en diverses rencontres qui auroient été capables d’étonner un esprit. Il m’a donné un si grand courage que je ne me connois plus 444.
1645 : Son supériorat se termine et, sa réputation se réduisant, on ne lui donne que des emplois humiliants (rr296). Elle a un nouveau confesseur : le père Jérôme Lalemant445 qu’elle gardera jusqu’à la fin. Les Constitutions sont rédigées.
1646 : Les difficultés intérieures continuent. Elle raconte avec émotion la mort d’une petite Indienne convertie :
Notre plus grande moisson c’est l’Hiver, que les Sauvages allant à leurs chasses de six mois, nous laissent leurs filles pour les instruire. Ce temps nous est précieux, car comme l’Eté les enfans ne peuvent quitter leurs mères, ni les mères leurs enfants, et qu’elles se servent d’eux dans leurs champs de bled [blé] d’Inde, et à passer leurs peaux de Castor, nous n’en avons pas un si grand nombre. Nous en avons néanmoins toujours assez pour nous occuper. La Doyenne et comme la Capitainesse de cette troupe de jeunes Néophites étoit une petite fille du premier Chrétien de cette nouvelle Eglise […] C’était le meilleur et le plus joli esprit que nous eussions encore veu depuis que nous sommes en Canada. À peine sçavoit-elle parler qu’elle disoit toute seule les prières sauvages par cœur, et même celles que nous faisons faire aux Filles Françoises. Ce qu’elle entendoit chanter en notre chœur, elle le sçavoit quasi au même temps, et elle le chantoit avec nous sans hésiter. Les personnes de dehors la demandoient pour la faire chanter, et elles étaient ravies de lui entendre chanter des Psaumes entiers. Elle répondoit parfaitement au catéchisme, en quoi elle était la maîtresse de ses compagnes ; et quoi qu’elle ne fut âgée que de 5 ans et demi, sa maîtresse l’avoit établie pour déterminer des prières, et pour les commencer toute seule à haute voix ; ce qu’elle faisoit avec une grâce merveilleuse, et avec tant de ferveur qu’il y avoit de la consolation à l’entendre. Mais notre joie a été bien courte, car une fluxion qui lui est tombée sur le poumon, lui a bientôt fait perdre la voix et la vie. […] Étant sur le point d’expirer, on lui demanda si elle aimoit Dieu, et elle répondit avec une aussi grande présence d’esprit, qu’une personne âgée : « Ouy, je l’aime de tout mon cœur », et ce furent là ses dernières paroles. Son père aiant été blessé en trahison par quelque Etranger, mourut un peu avant elle (48) avec de grands indices de sainteté. […] Enfin Notre Seigneur nous fait cette grâce, que notre Séminaire est le refuge des affligez et des oppressez 446.
1647 : Fin de la nuit spirituelle le jour de l’Assomption :
En un instant je me sentis exaucée et ôter de moi comme un vêtement sensible, et une suite et écoulement de paix en toute la partie sensitive de l’âme. Cette aversion fût changée en un amour cordial pour toutes les personnes (rr308).
Il ne se peut dire la paix et grande tranquillité que l’âme possède se voyant entièrement libre de ses liens et rétablie en tout ce qu’elle croyait avoir perdu… (rr312)
J’expérimentais que j’étais une créature tout autre et que Dieu me possédait par les maximes de son suradorable Fils, m’agissant en tout ce que j’avais à faire selon mon état… (rr318).
Parallèlement, c’est la guerre avec les Iroquois et le sort terrible de jésuites qu’elle raconte à son fils :
C’est la rupture de la paix par les perfides Iroquois, d’où s’est ensuivie la mort d’un grand nombre de François et de Sauvages Chrétiens, et sur tout du Révérend Père Jogues. […] Cette troupe affligée fut conduite au pais des Iroquois, où elle fut reçue à la manière des prisonniers de guerre, c’est à dire avec une salve de coups de bâton et des tisons ardents dont on leur perçoit les cotez. On éleva deux grands échafauds l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes, où les uns et les autres furent exposez tous nus à la risée et aux brocards de tout le monde. Ils demandèrent le Père Jogues, les Chrétiens pour se confesser, et les Catéchumènes pour se faire baptiser. On ne répondit à leurs prières qu’avec des railleries ; mais quelques anciennes captives Algonquines s’approchant doucement de ces théâtres d’ignominies leur dirent qu’on l’avoit tué d’un coup de hache et que sa tête était sur les palissades. À ces paroles ils virent bien qu’ils ne pouvoient attendre un plus doux traitement, et que n’aiant aucun Prêtre pour se comfesser, c’étoit de Dieu seul qu’ils devoient attendre du secours et de la consolation dans leurs souffrances. En effet, après qu’ils eurent été le jouet des grands et des petits, on les fit descendre pour les mener dans les trois Bourgs des Hiroquois Agneronons : dans l’un on leur arrache les ongles, dans l’autre on leur coupe les doigts, dans l’autre on les brûle, et par tout on les charge de coups de bâton, ajoutant toujours de nouvelles plaies aux premières. On donna la vie aux femmes, aux filles, et aux enfants, mais les hommes et les jeunes gens, qui étaient capables de porter les armes, furent distribuez en tous les Villages pour y être brûlez, bouillis et rôtis. Le Chrétien, dont j’ai parlé, qui faisoit les prières publiques, fut grillé et tourmenté avec cruauté des plus barbares. On commença à le tyranniser avant le coucher du Soleil, et on le brûla toute la nuit depuis les pieds jusques à la ceinture : le lendemain on le brûla depuis la ceinture jusques au col : on réservoit à lui brûler la tête la nuit suivante, mais ces tyrans voîant que les forces lui manquoient, jettèrent son corps dans le feu, où il fut consumé. Jamais on ne lui entendit proférer une parole de plainte […] Nous avons apris toutes les particularitez que je viens de rapporter de quelques femmes qui se sont sauvées 447.
1648 : elle décrit à sa correspondante l’exigence intérieure qui s’impose aux membres de cette communauté du Québec :
Tous les événemens qui nous arrivent sont des secrets cachez dans la divine providence, laquelle se plaît d’y aveugler tout le monde de quelque condition et qualité qu’il soit. J’ay veu et consulté là dessus plusieurs personnes, qui toutes m’ont dit : “Je ne voy goutte en toutes mes affaires et néanmoins nonobstant mon aveuglement, elles se font sans que je puisse dire comment”. Cela s’entend de l’établissement du pais en général, et de l’état des familles en particulier. Il en est de même du spirituel : Car je voy que ceux et celles que l’on croyoit avoir quelques perfections lorsqu’ils étaient en France, sont à leurs yeux et à ceux d’autruy très-imparfaits, ce qui leur cause une espèce de martyre. Plus ils travaillent, plus ils découvrent d’imperfections en eux-mêmes. Et la raison est que l’esprit de la nouvelle Eglise a une si grande pureté, que l’imperfection pour petite qu’elle soit lui est incompatible ; ensuite de quoy il faut se laisser purifier en mourant sans cesse à soy-même 448.
1649 : Les massacres se poursuivent :
Le martyre des Révérends Pères Jean de Brébeuf, et Gabriel Lallemant arriva la veille de saint Joseph de cette année 1649. […] La bourgade où ils étaient, ayant été prise par les Iroquois, ils ne voulurent point se sauver, ny abandonner leur troupeau, ce qu’ils eussent pu faire aussi facilement que plusieurs tant Chrétiens que Payens, qui les prioient de les suivre. Étant donc restez pour disposer ces victimes au Sacrifice, ils commencèrent à baptiser ceux qui ne l’étoient pas, et à confesser ceux qui l’étoient […] Les uns leur coupent les pieds et les mains, les autres enlèvent les chairs des bras, des jambes, des cuisses qu’ils font bouillir en partie, et en partie rôtir pour la manger en leur présence. Eux encore vivans, ils buvoient leur sang. Après cette brutalle cruauté ils enfonçoient des tisons ardents dans leurs plaies. Ils firent rougir les fers de leurs haches, et en firent des coliers qu’ils leur pendirent au col, et sous les aisselles. Ensuite en dérision de notre sainte Foi, ces Barbares leur versèrent de l’eau bouillante sur la tête, leur disant : Nous vous obligeons beaucoup, nous vous faisons un grand plaisir, nous vous baptisons, et serons cause que vous serez bien-heureux dans le Ciel ; car c’est ce que vous enseignez 449.
Au milieu de ces horreurs, elle répond longuement aux questions spirituelles de son fils, et sans doute trouvons-nous là le fond de sa pensée :
Il est vrai que la nature cache en soy des ressorts inconcevables, mais on les découvre à mesure que l’on avance dans les voyes de Dieu et que l’on passe par les différens états de la vie spirituelle, comme nous disions cy-dessus. C’est un effet de la bonté de Dieu de nous les cacher de la sorte ; car si nous les voyions tout à la fois, notre foiblesse ne les pourrait supporter sans un abbatement de cœur pour la pratique de la vertu ; au lieu que les voyant peu à peu et successivement, la nature en est moins effrayée.
Il faut tâcher de faire le bien quand on le connoît, et d’étouffer les inclinations de ce misérable nous-même quand on les découvre, et persévérant avec fidélité dans cet exercice, on arrivera au Royaume de la paix et à la véritable tranquillité intérieure […] Non avec effort ou contention d’esprit, mais par une douce attention à celui qui occupe l’âme, et qui donne vocation et regard à ces aimables loix. Voilà la dévotion qui me soutient sans laquelle je croirois bâtir sur le sable mouvant. Dieu est pureté et il veut des âmes qui lui ressemblent en tâchant d’imiter son adorable Fils par la pratique de ses divines maximes. Et comme je viens de dire, tout se fait doucement, car si le naturel n’est turbulant et inquiet, elles ne sont pas pénibles ; parce que depuis qu’une âme veut une chose, si elle est courageuse, c’est demi fait ; Dieu y donne son concours, puis la vocation savoureuse, et enfin la paix et le repos de l’esprit. Quand il est question d’y travailler par des actes préveus, résolus et réfléchis, pour prendre un chemin bien court, il me semble que le retranchement des réflexions sur les choses qui sont capables de donner de la peine, est absolument nécessaire, d’autant que l’imagination étant frappée, l’esprit, si l’on n’y prend garde, est aussitôt ému ; après quoi il n’y a plus de paix n’y de tranquillité. Pour vous dire vrai, depuis trente ans que Dieu m’a fait la grâce de m’attirer à une vie plus intérieure, je n’ay point trouvé de moyen plus puissant pour y faire de grands progrès, que ce retranchement universel de réflexion sur les difficultés qui se rencontrent, et sur tout ce qui ne tend point à Dieu, ou la pratique de la vertu.
[…] L’union d’entendement et de volonté est un attrait de Dieu, qui produit tout ensemble un effet de lumière et d’amour, ce qui met l’âme en des privautez avec Dieu qui sont inexplicables ; ce qui opère en l’âme des effets très précieux, sur tout une facilité continuelle à traitter familiairement avec sa divine Majesté en quelques affaires qui se puissent rencontrer ; et un état de paix actuelle qui est à l’âme une réfection savoureuse où les sens n’ont point de part. Le cœur n’est jamais dans l’abbatement ; il est toujours vigoureux quand il faut traitter avec Dieu : et lorsque dans la conversation qu’il est obligé d’avoir avec les créatures, il est interrompu, son inaction est un repos et une simple attention à celui de qui il se sent possédé, sans que cette attention empêche le commerce du dehors, pourveu qu’il soit dans l’ordre de l’obéissance ou de la charité.
Mais, mon très-cher Fils, en vérité je vous admire des remarques que vous faites sur ce que je vous écris. Soyez persuadé que je ne m’arrête jamais à faire toutes ces distinctions. Voici pourtant quelques mots pour répondre à ce troisième degré que vous dites. […]
L’âme sans faire peine à la nature, qu’elle attire facilement après soy, se voit tranquille dans les choses les plus pénibles et difficiles. Quand même la nature par foiblesse et infirmité, seroit surprise par quelque tort ou injure qu’on lui fait, l’âme s’en apperçoit aussitôt, et la nature n’a plus de force. La paix et l’onction intérieure fait même qu’on aime ceux qui ont fait l’injure. Il en est de même de tout le reste. L’âme est humblement courageuse et sans respect humain dans les occasions où il y a de la justice et de l’équité, néanmoins avec une soumission entière de jugement à ceux qui la dirigent. Dans cet état l’âme ne commet plus d’indiscrétions, parce qu’elle est unie à Dieu d’une façon qui la rend libre. Elle voit clair en toutes ses opérations, n’étant plus dans des transports de désir et d’amour comme elle a été autrefois. C’est ici la liberté des enfants de Dieu qui les introduit dans sa familiarité sainte par la confiance et par le libre accès qu’il lui donne. Dans les états passez elle étoit dans un enivrement et transport qui la faisoit oublier elle-même ; mais ici elle est à son bien-aimé, et son bien-aimé est à elle avec une communauté d’intérêts et de biens, si j’ose ainsi parler 450.
1650 : Année catastrophique car les Iroquois massacrent aussi bien les Français que les Hurons. Pourtant Marie continue d’espérer :
Tout ce que j’entends dire ne m’abbat point le coeur ; et pour vous en donner une preuve, c’est qu’à l’âge que j’ai [j’ai] étudié la langue huronne, et en toutes sortes d’affaires, nous agissons comme si rien ne devait arriver 451.
Autre catastrophe : par la faute d’une converse, le couvent est dévasté par l’incendie. Marie perd ses papiers. Elle raconte à son fils :
Vous avez veu par mes autres lettres que je n’ay pas été assez heureuse que de mourir par le feu des Iroquois, mais qu’il s’en a peu fallu que mes Soeurs et moy n’ayons été consumées par celui de la Providence. […] Il faut donc que vous sçachiez qu’après qu’humainement j’eus fait tout ce qui se pouvoit faire pour obvier à la perte totale de notre Monastère, soit pour appeller du secours, soit pour travailler avec les autres, je retourné en notre chambre pour sauver ce qui étoit de plus important aux affaires de notre Communauté voyant qu’il n’y avoit point de remède au reste. Dans toutes les courses que je fis, j’avois une si grande liberté d’esprit et une veue aussi présente à tout ce que je faisois que s’il ne nous fût rien arrivé. Il me sembloit que j’avois une voix en moy-même qui me disoit ce que je devois jetter par notre fenestre, et ce que je devois laisser périr par le feu. Je vis en un moment le néant de toutes les choses de la terre, et Dieu me donna une grâce de dénuement si grande que je n’en puis exprimer l’effet ni de parole ni par écrit. Je voulus jetter notre Crucifix qui étoit sur notre table, mais je me sentis retenue comme si l’on m’eût suggéré que cela étoit contre le respect, et qu’il importoit peu qu’il fut brûlé. Il en fut de même de tout le reste, car j’ai laissé mes papiers et tout ce qui servoit à mon usage particulier. Ces papiers étoient ceux que vous m’aviez demandés, et que j’avois écrits depuis peu par obéissance. Sans cet accident mon dessein étoit de vous les envoyer parce que je m’étais engagée de vous donner cette satisfaction, mais à condition que vous les eussiez fait brûler après en avoir fait la lecture. La pensée me vint de les jetter par la fenestre, mais la crainte que j’eus qu’ils ne tombassent entre les mains de quelqu’un me les fit abandonner volontairement au feu 452.
Ce événement permet de voir que toutes les soeurs, et pas seulement Marie, sont dans un état intérieur si profond qu’elles n’éprouvent aucune peine de leurs pertes :
C’était un spectacle pitoyable à voir. Une bonne personne qui regardait les soeurs, les voyant si tranquilles, dit tout haut qu’il fallait que nous fussions folles ou que nous eussions un grand amour de Dieu, d’être sans émotion dans la perte de tous nos biens, et de nous voir en de petits moments réduites à rien sur la neige. Ce bon Monsieur ne savait pas la force de la grâce que notre bon Jésus répandait dans nos coeurs (rr323).
1651 : Pour faire face aux difficultés, on la nomme de nouveau supérieure.
Cela m’arrive le plus souvent quand je suis seule en notre chambre […] C’est une chose si haute, si ravissante, si divine, si simple, et hors de ce qui peut tomber sous le sens de la diction humaine, que je ne la puis exprimer, sinon que je suis en Dieu, possédée de Dieu et que c’est Dieu qui m’aurait bientôt consommée par sa subtilité et efficacité amoureuse, si [je n’étais soutenue] par une autre impression qui […] tempère sa grandeur comme insupportable en cette vie. […]
Les effets que porte cet état sont toujours un anéantissement et une véritable et foncière connaissance qu’on est le néant et l’impuissance même ; une basse estime de soi-même et de son propre opérer, que l’on voit toujours mêlé d’imperfection, duquel on a l’esprit convaincu, ce qui tient l’âme dans une grande humilité […] une crainte, sans inquiétude (de) se tromper dans les voies de l’esprit et d’y prendre le faux pour le vrai (rr354).
1653/4 : A la demande de son fils, elle recommence à rédiger sa biographie ; ce sera la seconde Relation.
Lorsque j’ai pris la plume pour commencer, je ne savais pas un mot de ce que j’allais dire ; mais en écrivant, l’esprit de grâce qui me conduit m’a fait produire ce qu’il lui a plu 453.
Elle lui écrit sa difficulté à parler de l’indicible malgré toute sa bonne volonté :
Dans le dessein donc que j’ay commencé pour vous, je passe de toutes mes avantures, c’est à dire, non seulement de ce qui s’est passé dans l’intérieur, mais encore de l’histoire extérieure, savoir des états où j’ay passé dans le siècle et dans la Religion, des Providences et conduites de Dieu sur moy, de mes actions, de mes emplois, comme je vous ay élevé, et généralement je fais un sommaire par lequel vous me pourrez entièrement connaître, car je parle des choses simplement et comme elles sont. Les matières que vous verrez dans cet abrégé y sont comprises, chacune dans le temps qu’elle est arrivée. Priez Notre Seigneur qu’il lui plaise de me donner les lumières nécessaires pour m’acquitter de cette obéissance à laquelle je ne m’attendois pas. Puisque Dieu le veut j’obéiray en aveugle.[…]
Au reste il y a bien des choses, et je puis dire que presque toutes sont de cette nature, qu’il me serait impossible d’écrire entièrement, d’autant que dans la conduite intérieure que la bonté de Dieu tient sur moy, ce sont des grâces si intimes et des impressions si spirituelles par voye d’union avec la divine Majesté dans le fond de l’âme, que cela ne se peut dire. Et de plus, il y a de certaines communications entre Dieu et l’âme qui seroient incroiables si on les produisoit au dehors comme elles se passent intérieurement. Lorsque j’ai présenté mon Index454 à mon Supérieur, et qu’il en eut fait la lecture, il me dit : allez sur le champ m’écrire ces deux chapitres, savoir le vingt et deux et le vingt et cinq. J’obéis sur l’heure et mis ce qu’il me fut possible, mais le plus intime n’étoit pas en ma puissance. C’est en partie ce qui me donne de la répugnance d’écrire de ces matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand abyme, et d’être obligée de perdre toute parole en m’y perdant moy-même. Plus on vieillit, plus on est incapable d’en écrire, parce que la vie spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de termes pour en parler 455.
Elle rédige en outre un beau Supplément en réponse aux questions de son fils sur quelques points importants :
L’âme a une expérience et une certitude de foi que Dieu non seulement lui est présent, mais encore qu’il habite en elle, qu’il y agit par son divin Esprit qui la meut et lui fait tenir le langage qu’il lui plaît […] Quand elle agit par elle-même, elle a ses vues et ses desseins, se proposant un sujet ; mais la privauté dont je parle vient de cette source suprême, et l’âme qui en comparaison n’est qu’une goutte d’eau, se perd en cette source, n’ayant plus d’opération que par son mouvement (rr384).
Le respir doux et amoureux qui suit l’anéantissement des puissances, se doit entendre ainsi : savoir, que comme notre vie naturelle se soutient et se maintient par la respiration, sans laquelle il faudrait mourir, ainsi l’âme, étant libre de l’opération de ses puissances, ne vit plus que de la vie de son Époux, sans quoi elle serait réduite au néant, recevant sa vie de lui dans son intime union, et lui respirant la même vie qu’Il lui influe, et c’est ce que j’appelle commerce d’esprit à esprit et d’esprit dans l’esprit. Je m’entends bien, mais je n’ai pas de paroles plus significatives pour m’expliquer. Je m’étendrais bien plus au long, mais je gâterais tout dans une matière si délicate (rr384-385).
[…] encore qu’en cette voie spirituelle vous m’ayez vu nommer en divers endroits le sacré Verbe Incarné, il ne se trouve néanmoins dans mon fond aucune espèce imaginaire. Que si par quelques passages de ce qu’il a dit ou fait ou souffert, il s’en forme quelqu’une, tout est incontinent absorbé dans ce fond, et je n’ai plus de souvenir que de sa Personne divine et de son entretien. Il ne se passe pas un moment à autre chose qu’à me laisser conduire par son Esprit et à suivre sa pente ou à pâtir son opération ; et en cela il n’est point besoin d’espèces, parce que l’âme est si éclairée qu’elle distingue sans hésiter si c’est le Père éternel ou le Fils ou le Saint-Esprit qui opère en elle (rr386).
La parole intérieure se dit subitement dans le fond de l’âme et porte en un moment son effet. Elle ne laisse aucun lieu de douter ni même d’hésiter que c’est Dieu qui parle dans l’âme, mais elle se la rend soumise avec tout ce qui est dans la créature, et la chose arrive infailliblement comme elle a été signifiée […] c’est comme une impression claire et distincte qui se fait tout d’un coup dans l’esprit (rr387).
En conclusion, Marie exprime avec autorité la grande dignité de l’âme perdue en Dieu :
L’âme a une certitude de foi et une expérience certaine que non seulement Dieu lui est présent, mais encore qu’il habite en elle et qu’il y agit par son saint et divin Esprit qui la meut et lui fait tenir le langage qu’il lui plaît, car elle se perd toute en lui et n’a plus d’opération que par son mouvement. […] dans cet état de privauté, l’âme agit avec Dieu suivant ce que Dieu fait pour lors en elle, soit en qualité de souveraine Majesté, soit en qualité d’Epoux, soit en qualité de Juge des vivants et des morts, et enfin selon l’état par lequel il se manifeste à elle. Mais il y a un certain état foncier et permanent dans lequel l’état d’épouse prévaut à tout. […] elle a toujours le rang d’épouse partout (rr388).
1657 : il arrive encore des catastrophes :
L’avant-veille de nos moissons, un grand tourbillon accompagné d’un coup de tonnerre écrasa en un moment la grange de notre métairie, tua nos bœufs, et écrasa notre laboureur, ce qui nous mit en perte de plus de quatre mille livres. Depuis deux jours il nous est encore arrivé un autre accident. […] Sur les huit heures du soir les Iroquois ont appelé de loin un jeune homme qui demeuroit seul pour faire paître nos bœufs, à dessein comme l’on croit, de l’emmener vif, comme ils avoient fait un vacher quelques jours auparavant. Ce jeune homme est demeuré si effrayé, qu’il a quitté la maison pour s’aller cacher dans les haliers de la campagne. Étant revenu à soy il nous est venu dire ce qu’il avoit entendu, et aussitôt nos gens au nombre de dix sont partis pour aller défendre la place. Mais ils sont arrivez trop tard, parce qu’ils ont trouvé la maison en feu, et nos cinq bœufs disparus. Le lendemain on les a trouvez dans un lieu fort éloigné, où épouvantez du feu, ils s’étaient retirez, ayant traîné avec eux une longue pièce de bois où ils étaient attachez. Dieu nous les a conservez, excepté un seul qui s’est trouvé tout percé de coups de couteau. La maison étoit de peu de valeur, mais la perte des meubles, des armes, des outils, et de tout l’attirail nous cause une trèsgrande incommodité. C’est ainsi que sa bonté nous visite de temps en temps. Elle nous donne et elle nous ôte : qu’elle soit bénie dans tous les événemens de sa Providence 456.
1659 : Elle a la joie de voir arriver Mgr de Laval457, un disciple de Bernières, accompagné d’un neveu de Bernières :
[…] ça été une agréable surprise en toutes manières : Car outre le bonheur qui revient à tout le païs d’avoir un Supérieur Ecclésiastique, ce lui est une consolation d’avoir un homme dont les qualités personnelles sont rares et extraordinaires. Sans parler de sa naissance qui est fort illustre, car il est de la maison de Laval, c’est un homme d’un haut mérite et d’une vertu singulière. J’ay bien compris ce que vous m’avez voulu dire de son élection ; mais que l’on dise ce que l’on voudra, ce ne sont pas les hommes qui l’ont choisi. Je ne dis pas que c’est un saint, ce serait trop dire : mais je dirai avec vérité qu’il vit saintement et en Apôtre. Il ne sait ce que c’est que respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres. Il falloit ici un homme de cette force pour extirper la médisance qui prenoit un grand cours, et qui jettoit de profondes racines. En un mot sa vie est si exemplaire qu’il tient tout le pais en admiration. Il est intime ami de Monsieur de Bernières avec qui il a demeuré quatre ans par dévotion ; aussi ne se faut-il pas étonner si ayant fréquenté cette échole il est parvenu au sublime degré d’oraison où nous le voions. Un neveu de Monsieur de Bernières 458 l’a voulu suivre. C’est un jeune Gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie. Il se veut donner tout à Dieu à l’imitation de son Oncle, et se consacrer au service de cette nouvelle Église : Et afin d’y réussir avec plus d’avantage, il se dispose à recevoir l’ordre de Prêtrise des mains de notre nouveau Prélat 459.
La vie continue avec sa violence :
L’on avoit conjecturé ici que l’issue de cette affaire seroit telle qu’elle est arrivée, savoir que nos dix-sept François et nos bons Sauvages seroient les victimes qui sauveroient tout le païs ; car il est certain que sans cette rencontre, nous étions perdus sans resource, parce que personne n’était sur ses gardes, ni même en soupçon que les ennemis dussent venir. Ils devoient néanmoins être ici à la Pentecôte, auquel temps les hommes étant à la campagne, ils nous eussent trouvez sans forces et sans défense ; ils eussent tué, pillé et enlevé hommes, femmes, enfans, et quoiqu’ils n’eussent pu rien faire à nos maisons de pierre, venant fondre néanmoins avec impétuosité, ils eussent jetté la crainte et la fraieur par tout. On tient pour certain qu’ils reviendront à l’Automne ou au Printemps de l’année prochaine (39), c’est pourquoi on se fortifie dans Québec, et pour le dehors Monsieur le Gouverneur a puissamment travaillé à faire des réduits ou villages fermez, où il oblige chacun de bâtir une maison pout sa famille, et contribuer à faire des granges communes pour assurer les moissons, à faute de quoi il fera mettre le feu dans les maisons de ceux qui ne voudront pas obéir. C’est une sage police et nécessaire pour le temps, autrement les particuliers se mettent en danger de périr avec leurs familles. De la sorte, il se trouvera neuf ou dix réduits bien peuplez, et capables de se défendre. Ce qui est à craindre, c’est la famine, car si l’ennemi vient à l’Automne, il ravagera les moissons ; s’il vient au Printemps, il empêchera les semences.
Cette crainte de la famine fait faire un effort au vaisseau qui n’est ici que du 13. de ce mois pour aller en France quérir des farines, afin d’en avoir en réserve pour le temps de la nécessité, car elles se gardent ici plusieurs années quand elles sont bien préparées, et quand le pais en sera fourni on ne craindra pas tant ce fléau. Ce vaisseau fera deux voiages cette année qui est une chose bien extraordinaire, car quelque diligence qu’il fasse, il ne peut être ici de retour qu’en octobre, et il sera obligé de s’en retourner quasi sans s’arrêter.
L’hiver a été cette année extraordinaire, en sorte que personne n’en avoit encore jamais veu un semblable tant en sa rigueur qu’en sa longueur. Nous ne pouvions échauffer, nos habits nous semblaient légers comme des plumes…460.
1660 : Notre monastère est converti en fort gardé (b536).
1661 : Voici une lettre qui montre dans quelles croyances l’on se débattait à cette époque et l’impuissance devant les épidémies (ici la coqueluche) :
Nous avons eu des présages funestes de tous ces malheurs. Depuis le départ des vaisseaux de 1660 il a paru au Ciel des signes qui ont épouvanté bien du monde. L’on a veu une Comète, dont les verges étaient pointées du côté de la terre. Elle paroissoit sur les deux à trois heures du matin, et disparoissoit sur les six à sept heures à cause du jour. L’on a veu en l’air un homme en feu, et enveloppé de feu. L’on y a veu encore un canot de feu, et une grande couronne aussi de feu du côté de Mont-Réal. L’on a entendu dans l’Isle d’Orléans un enfant crier dans le ventre de sa mère. De plus l’on a entendu en l’air des voix confuses de femmes et d’enfants avec des cris lamentables. Dans une autre rencontre l’on entendit en l’air une voix tonante et horrible. Tous ces accidens ont donné de l’effroi au point que vous pouvez penser.
De plus l’on a découvert qu’il y a des Sorciers et Magiciens en ce pais. Cela a paru à l’occasion d’un Meusnier, qui étoit passé de France au même temps que Monseigneur notre Évêque, et à qui sa grandeur avoit fait faire abjuration de l’hérésie, parce qu’il étoit Huguenot. Cet homme vouloit épouser une fille qui étoit passée avec son père et sa mère dans le même vaisseau, disant qu’elle lui avoit été promise : mais parce que c’étoit un homme de mauvaises mœurs, on ne le voulut jamais écouter. Après ce refus, il voulut parvenir à ses fins par les ruses de son art diabolique. Il faisoit venir des Démons ou esprits folets dans la maison de la fille avec des spectres qui lui donnoient bien de la peine et de l’effroi. […] Le lieu est éloigné de Québec, et c’était une grande fatigue aux Pères d’aller faire si loin leur exorcisme. C’est pourquoi Monseigneur voiant que les diables tâchoient de les fatiguer par ce travail, et de les lasser par leurs boufonneries, ordonna que le Meusnier et la fille fussent amenez à Québec. L’un fut mis en prison, et l’autre fut enfermée chez les Mères Hospitalières. Voilà où l’affaire en est. […]
Après cette recherche des Sorciers, tous ces pais ont été affligez d’une maladie universelle, dont on croit qu’ils sont les Auteurs. ç’à été une espèce de Cocqueluches ou Rheumes mortels, qui se sont communiquez comme une contagion dans toutes les familles, en sorte qu’il n’y en a pas eu une seule d’exempte. Presque tous les enfants des Sauvages, et une grande partie de ceux des François en sont morts. L’on n’avoit point encore veu une semblable mortalité : car ces maladies se tournoient en pleurésies accompagnées de fièvres. Nous en avons été toutes attaquées ; nos Pensionnaires, nos Séminaristes, nos Domestiques ont tous été à l’extrêmité. Enfin je ne croi pas qu’il y ait eu vingt personnes dans le Canada qui aient été exemptes de ce mal ; lequel étant si universel, on a eu grand fondement de croire que ces misérables avoient empoisonné l’air.
Voilà deux fléaux, dont il a plu à Dieu d’exercer cette nouvelle Église, l’un est celui dont je viens de parler, car l’on n’avoit jamais tant veu mourir de personnes en Canada comme l’on a veu cette année ; l’autre est la persécution des Iroquois, qui tient tout le pais dans des appréhensions continuelles 461.
1662 : Elle travaille à écrire un gros livre en algonquin et enseigne ces langues aux jeunes sœurs (b512-515). Ici elle constate les ravages de l’alcool chez les Indiens vulnérables :
Mon très-cher Fils. Je vous ay parlé dans une autre lettre d’une croix que je vous disois m’être plus pesante que toutes les hostilitez des Iroquois. Voici en quoi elle consiste. Il y a en ce païs des François si misérables et sans crainte de Dieu, qu’ils perdent tous nos nouveaux Chrétiens leur donnant des boissons très violentes comme de vin et d’eau de vie pour tirer d’eux des Castors. Ces boissons perdent tous ces pauvres gens, les hommes, les femmes, les garçons et les filles même ; car chacun est maître dans la Cabane quand il s’agit de manger et de boire, ils sont pris tout aussi-tôt et deviennent comme furieux. Ils courent nus avec des épées et d’autres armes, et font fuir tout le monde, soit de jour soit de nuit, ils courent par Québec sans que personne les puisse empêcher. Il s’ensuit de là des meurtres, des violemens, des brutalitez monstrueuses et inouies. Les Révérends Pères ont fait leur possible pour arrêter le mal tant du côté des François que de la part des Sauvages, tous leurs efforts ont été vains. Nos filles Sauvages externes venant à nos classes, nous leur avons fait voir le mal où elles se précipitent en suivant l’exemple de leurs parens, elles n’ont pas remis depuis le pied chez nous. […] Monseigneur notre Prélat a fait tout ce qui se peut imaginer pour en arrêter le cours […] Il a emploié toute sa douceur ordinaire pour détourner les François de ce commerce si contraire à la gloire de Dieu, et au salut des Sauvages. Ils ont méprisé ses remonstrances 462.
1663 : Ils subissent même des tremblements de terre :
Ces secousses ont continué l’espace de sept mois, quoi qu’avec inégalité. Les unes étaient fréquentes, mais foibles ; les autres étaient plus rares, mais fortes et violentes : ainsi le mal ne nous quittant que pour fondre sur nous avec plus d’effort, à peine avions-nous le loisir de faire réflexion sur le malheur qui nous menaçoit, qu’il nous surprenoit tout d’un coup, quelquefois durant le jour, et plus souvent durant la nuit.
Si la terre nous donnoit tant d’allarmes, le ciel ne nous en donnoit pas moins, tant par les hurlemens et les clameurs qu’on entendoit retentir en l’air, que par des voix articulées qui donnoient de la fraïeur. Les unes disoient des hélas : les autres, allons, allons ; les autres, bouchons les rivières. L’on entendoit des bruits tantôt comme de cloches, tantôt comme de canons, tantôt comme de tonnerres. L’on voioit des feux, des flambeaux, des globes enflammez qui tomboient quelquefois à terre, et qui quelquefois se dissipoient en l’air. On a veu dans l’air un feu en forme d’homme qui jettoit les flammes par la bouche. […] Parmi toutes ces terreurs on ne sçavoit à quoi le tout aboutiroit. Quand nous nous trouvions à la fin de la journée, nous nous mettions dans la disposition d’être englouties en quelque abyme durant la nuit : le jour étant venu, nous attendions la mort continuellement, ne voiant pas un moment assuré à notre vie. En un mot, on seichoit dans l’attente de quelque malheur universel. Dieu même sembloit prendre plaisir à confirmer notre crainte. […]
Un mois se passa de la sorte dans la crainte et dans l’incertitude de ce qui devoit arriver ; mais enfin les mouvemens venant à diminuer, étant plus rares et moins violens, excepté deux ou trois fois qu’ils ont été très-forts, l’on commença à découvrir les effets ordinaires des tremblemens de terre, quand ils sont violens, savoir quantité de crevasses sur la terre, de nouveaux torrens, de nouvelles fontaines, de nouvelles collines, où il n’y en avoit jamais eu ; la terre applanie, où il y avoit auparavant des montagnes ; des abîmes nouveaux en quelques endroits, d’où sortoient des vapeurs ensouffrées […]
Ces mines naturelles aiant donc commencé à jouer en ce lieu aussi bien qu’ici sur le couchant du soleil, le cinquième de Février, continuèrent leurs ravages toute la nuit jusqu’à la pointe du jour avec des bruits comme d’un gtand nombre de canons et de tonnerres effroiables qui, mêlez avec celui des arbres de ces forêts immenses qui s’entrechoquoient et tomboient à centaines de tous côtez dans le fond de ces abîmes, faisoient dresser les cheveux à la tête de ces pauvres errans 463.
Cela ne l’empêche pas de continuer à former son fils :
Vous avez raison de dire que votre perfection consiste à faire la volonté de Dieu. Vous serez toujours dans l’embarras des affaires conformes à votre état, et dans cet embarras Il vous donnera la grâce de cette union actuelle, si vous lui êtes fidele. Son Esprit saint vous donnera le don de Conseil pour tout ce qu’il voudra commettre à vos soins, de sorte que vous ne pourrez rien vouloir que ce qu’il vous fera vouloir, n’y faire que ce qu’il vous fera faire. Voilà où son esprit vous appelle, et où vous arriverez selon le degré de votre fidélité.
Et ne vous étonnez point si vous voyez des défauts dans vos actions ; c’est cet état d’union où l’esprit de Dieu vous appelle qui vous ouvre les yeux. Plus cet esprit vous donnera de lumière, plus vous y verrez d’impuretez. Vous tâcherez de corriger celles-là ; puis d’autres, et encore d’autres : mais vous remarquerez qu’elles seront de plus en plus subtiles et de différente qualité. Car il n’en est pas de ces sortes d’impuretez ou défauts, comme de celles du vice ou de l’imperfection que l’on a commises par le passé, par attachement, ou par surprise, ou par coutume. Elles sont bien plus intérieures et plus subtiles, et l’esprit de Dieu, qui ne peut rien souffrir d’impur, ne donne nulle trêve à l’âme, qu’elle ne travaille pour passer de ce qui est plus pur à ce qui l’est davantage. Dans cet état de plus grande pureté l’on découvre de nouveaux défauts encore plus imperceptibles que les précédens, et le même Esprit aiguillonne toujours l’âme à les chasser et à se purifier sans cesse. Elle se voit néanmoins impuissante de s’en garentir, mais l’esprit de Dieu le fait par de certaines purgations ou privations intérieutes, et par des croix conformes, ou plutôt contraires à l’état dont il purifie. Ma croix en ce point est souvent l’embarras des affaires où je me trouve presque continuellement. Prenez-y garde, vous trouverez cela en vous 464.
1665 : Après avoir été gravement malade, elle trouve la force d’écrire à son fils :
L’on me donna les derniers Sacremens, que l’on pensa réïtérer quelque temps après, à cause d’une rechute, qui commença par un mal de côté comme une pleurésie, avec une colique néphrétique, et de grands vomissemens accompagnez d’une rétraction de nerfs, qui m’agitoit tout le corps jusqu’aux extrémitez. Et pour faire un assemblage de tous les maux, comme je ne pouvois durer qu’en une posture dans le lit, il se forma des pierres dans les reins qui me causoient d’étranges douleurs, sans que ceux qui me gouvemoient pensassent que ce fût un nouveau mal, jusques à ce qu’une rétention d’urine le découvrit. Enfin je rendis une pierre grosse comme un œuf de pigeon, et ensuite un grand nombre de petites. L’on avoit résolu de me tirer cette pierre, mais entendant parler qu’on y vouloit mettre la main, j’eus recours à la très sainte Vierge par un Memorare que je dis avec foy, et au même temps, cette pierre tomba d’elle-même, et les autres la suivirent.
Cette longue maladie ne m’a point du tout ennuyée, et par la miséricorde de notre bon Dieu, je n’y ai ressenti aucun mouvement d’impatience : j’en dois toute la gloire à la compagnie de mon Jésus crucifié, son divin Esprit ne me permettant pas de souhaiter un moment de relâche en mes souffrances, mais plutôt me mettant dans une douceur, qui me tenoit dans la disposition de les endurer jusqu’au jour du jugement. Les remèdes ne servoient qu’à aigrir mon mal et accroître mes douleurs ; ce qui fit résoudre les Médecins de me laisser entre les mains de Dieu, disant que tant de maladies jointes ensemble étaient extraordinaires, et que la Providence de Dieu ne les avoit envoyées que pour me faire souffrir. Étant donc ainsi abandonnée des hommes, toutes les bonnes âmes de ce pais faisoient à Dieu des prières et des neuvaines pour ma santé. L’on me pressoit de la demander avec elles, mais il ne me fut pas possible de le faire, ne voulant ni vie ni mort que dans le bon plaisir de Dieu.
La lettre se transforme en petit traité sur l’oraison “surnaturelle” (donnée par la grâce) :
Vous me parlez de quelques points d’oraison qui sont assez délicats. Je vous y répondray autant que ma faiblesse le pourra permettre. Je vous dirai donc, selon mon petit jugement, qu’en matière d’oraison surnaturelle, car c’est celle dont vous m’entretenez, je remarque trois états qui se suivent et qui ont leur perfection particulière. […]
Le premier état est l’oraison de quiétude, où l’âme qui dans ses commencements avoit coutume de s’occuper à la considération des mystères, est élevée par un attrait surnaturel de la grâce, en sorte qu’elle s’étonne elle-même, de ce que sans aucun travail son entendement est emporté et éclairé dans les attributs divins où il est si fortement attaché qu’il n’y a rien qui l’en puisse séparer. Elle demeure dans ces illustrations sans qu’elle puisse opérer d’elle-même, mais elle reçoit et pâtit les opérations de Dieu autant qu’il plaît à sa divine bonté d’agir en elle et par elle. Après cela elle se trouve comme une éponge dans ce grand océan, où elle ne voit plus par distinction les perfections divines ; mais toutes ces veues [vues] distinctes sont suspendues et arrêtées en elle, en sorte qu’elle ne sait plus rien que Dieu en sa simplicité, qui la tient attachée à ses divines mammelles. L’âme étant ainsi attachée à son Dieu comme au centre de son repos et de ses plaisirs, attire facilement à soy toutes ses puissances, pour les faire reposer avec elle. D’où elle passe à un silence, où elle ne parle pas même à celui qui la tient captive, parce qu’il ne lui en donne ni la permission ni le pouvoir. En suite elle s’endort avec beaucoup de douceur et de suavité sur ces mammelles sacrées : ses aspirations néanmoins ne reposent point, mais plutôt elles se fortifient tandis que tout le reste se repose, et elles allument dans son cœur un feu qui semble la vouloir consumer ; d’où elle entre dans l’inaction et demeure comme pâmée en celui qui la possède.
Cet état d’oraison, c’est à dire l’oraison de quiétude, n’est pas si permanent dans ses commencements, que l’âme ne change quelquefois pour retourner sur les mystères du Fils de Dieu, ou sur les attributs divins ; mais quelque retour qu’elle fasse, ses aspirations sont beaucoup plus relevées que par le passé : parce que les opérations divines qu’elle a pâties dans sa quiétude l’ont mise dans une grande privauté avec Dieu, sans travail, sans effort, sans étude, mais seulement attirée par son divin esprit. Si elle est fidèle dans la pratique des vertus que Dieu demande d’elle, elle passera outre, et elle entrera plus avant dans le divin commerce avec son bien-aimé. Cette oraison de quiétude durera tant qu’il plaira à celui qui agit l’âme et dans la suite de cet état il la fera passer par diverses opérations, qui feront en elle un fond, qui la rendra sçavante en la science des Saints, quoiqu’elle ne les puisse distinguer par paroles, et qu’il lui soit difficile de rendre conte de ce qui se passe en elle.
Le second état de l’oraison surnaturelle est l’oraison d’union, dans laquelle Dieu après avoir enivré l’âme des douceurs de l’oraison de quiétude, l’enferme dans les celliers de ses vins pour introduire en elle la parfaite charité. En cet état, la volonté tient l’empire sur l’entendement, qui est tout étonné et tout ravi des richesses qu’il voit en elle ; et il y a ainsi qu’au précédent divers degrez qui rendent l’âme un même esprit avec Dieu. Ce sont des touches, des paroles intérieures, des caresses ; d’où naissent les extases, les ravissemens, les visions intellectuelles, et d’autres grâces très-sublimes qui se peuvent mieux expérimenter que dire ; parce que les sens n’y ont point de part, l’âme n’y faisant que pâtir et souffrir ce que le saint Esprit opère en elle. Quoique le sens ne peine pas en cet état comme il faisoit dans les occupations intérieures qui ont précédé l’oraison de quiétude, l’on n’y est pas néanmoins entièrement libre ; parce que s’il arrive que l’âme veuille parler au dehors de ce qu’elle expérimente dans l’intérieur, l’esprit qui la tient occupée, l’absorbe en sorte que les paroles lui manquent, et le sens mêmes se perdent quelquefois.
Il se fait encore un divin commerce entre Dieu et l’âme par une union la plus intime qui se puisse imaginer, ce Dieu d’amour voulant être seul le Maître absolu de l’âme qu’il possède et qu’il lui plaît de caresser et d’honorer de la sorte ; et ne pouvant souffrir que rien prenne part à cette jouissance. Si la personne a de grandes occupations, elle y travaille sans cesser de pâtir ce que Dieu fait en elle : Cela même la soulage, parce que les sens étant occupez et divertis, l’âme en est plus libre. D’autres fois les affaires temporelles et la vie même lui sont extrêmement pénibles à cause du commerce qu’elles l’obligent d’avoir avec les créatures : elle s’en plaint à son bien-aimé, se servant des paroles de l’Epouse sacrée : Fuions, mon bien-aimé, allons à l’écart465. Ce sont des plaintes amoureuses qui gagnent le cœur de l’Époux pour faire à son Epouse de nouvelles caresses qui ne se peuvent exprimer : et il semble qu’il la confirme dans ses grâces les plus excellentes, et que les paroles qu’il a autrefois dites à ses apôtres soient accomplies en elle, comme en effet elles le sont au fonds de l’âme : Si quelqu’un m’aime, je l’aimeray, et mon Père l’aimera ; Nous viendrons en lui, et y ferons notre demeure466. L’âme, dis-je, expérimente cette vérité d’où naît le troisième état d’oraison, qui est le mariage spirituel et mystique.
Ce troisième état de l’oraison passive ou surnaturelle est le plus sublime de tous. Les sens sont tellement libres que l’âme qui y est parvenue peut agir sans distraction dans les emplois où sa condition l’engage. Il lui faut néanmoins avoir un grand courage, parce que la nature demeure dénuée de tout secours sensible du côté de l’âme, Dieu s’étant tellement emparé d’elle, qu’il est comme le fonds de sa substance. Ce qui se passe est si subtil et si divin, que l’on n’en peut parler comme il faut. C’est un état permanent où l’âme demeure calme et tranquille, en sorte que rien ne la peut distraire. Ses soupirs et ses respirs sont à son bien-aimé dans un état épuré de tout mélange, autant qu’il le peut être en cette vie : et par ces mêmes respirs elle lui parle sans peine de ses mystéres et de tout ce qu’elle veut. Il lui est impossible de faire les méditations et les réflexions ordinaires, parce qu’elle voit les choses d’un simple regard, et c’est ce qui fait sa félicité dans laquelle elle peut dire : Ma demeure est dans la paix. Elle expérimente ce que c’est que la véritable pauvreté d’esprit, ne pouvant vouloir que ce que la divine volonté veut en elle. Une chose la fait gémir, qui est, de se voir en cette vie sujète à l’imperfection, et d’être obligée de porter une nature si corruptible, encore que ce soit ce qui la fonde dans l’humilité 467.
1666 : Je suis devenue extrêmement faible… (b555).
1667 : Je ne me remets point de ma grande maladie : elle a des suites très douloureuses à la nature, quoiqu’elle se les soit aprivoisées, et qu’elle se soit accoutumée à la souffrance. […] Je n’eusse jamais cru qu’il y eut tant de délices dans les souffrances, si je ne l’avois expérimenté depuis plus de trois ans. J’en ay eu encore une nouvelle expérience dans l’abscez qui s’étoit formé dans la tête il y a trois mois, et qui m’avoit rendue sourde d’une oreille […] dans l’incommodité de mon mal habituel, je devrois toujours garder le lit et être dans l’inaction. Cependant je ne m’arrête pas un moment. Je suis la première levée et la dernière couchée […]
Quand j’ay appris que vous étiez malade et si affoibli, j’ay pensé que nous pourrions bien nous rencontrer dans le chemin de l’éternité. Mais une autre pensée a suivi cette première, que si nous nous rencontrons dans ce chemin, vous me devancerez dans le terme, puisque je n’ay point de vertu et que déjà vous me devancez dans l’état où Dieu nous a appellez. Je n’ai que dix-neuf ans de naissance plus que vous, et ces années là me donnent de la confusion. Vous êtes Religieux que vous n’aviez guères plus de vingt ans, et moi j’en avois trente et un. Enfin vous avez plus travaillé que moi, mon très-cher Fils : achevez, ou plutôt, que Dieu par sa bonté achève son œuvre en vous. Priez-le qu’il me fasse miséricorde, et qu’il oublie tous mes défauts. Cependant je jouis d’une grande paix, parceque j’ay à faire à un bon Père qui m’a toujours fait de grandes grâces. J’espère qu’il me les continuera, et qu’à la mort il me recevra dans son sein sous la faveur de sa très-sainte Mère 468.
1668 : Dans une longue lettre à son fils, elle parle de sa santé et de son travail :
Ma santé est en quelque façon meilleure que les années dernières, mes forces néanmoins étant extrêmement diminuées. […] Je chante si bas qu’à peine me peut-on entendre, mais pour réciter à voix droite j’ai encore assez de force. J’ai peine de me tenir à genoux durant une messe ; je suis foible en ce point, et l’on s’étonne que je ne le suis davantage eu égard à la nature du mal qui m’a duré si long-temps avec une grande fièvre.
Elle poursuit sur son désir de transmettre toutes ses connaissances sur les langues indiennes :
[…] ces langues barbares sont difficiles, et pour s’y assujettir il faut des esprits constans. Mon occupation les matinées d’hiver est de les enseigner à mes jeunes Sceurs […] Comme ces choses sont très difficiles, je me suis résolue avant ma mort de laisser le plus d’écrits qu’il me sera possible. Depuis le commencement du Carême demier jusqu’à l’Ascension j’ay écrit un gros livre Algonquin de l’histoire sacrée et de choses saintes, avec un Dictionnaire et un Catéchisme Hiroquois, qui est un trésor. L’année dernière j’écrivis un gros Dictionnaire Algonquin à l’alphabet François ; j’en ai un autre à l’alphabet Sauvage. Je vous dis cela pour vous faire voir que la bonté divine me donne des forces dans ma foiblesse pour laisser à mes Soeurs dequoy travailler à son service pour le salut des âmes.
Puis elle défend le travail de la communauté dans des conditions difficiles :
Pour les filles Françoises il ne nous faut point d’autre étude que celle de nos règles : mais enfin après que nous aurons fait ce que nous pourrons, nous nous devons croire des servantes inutiles, et de petits grains de sable au fond de l’édifice de cette nouvelle Église. […] Premièrement, nous avons tous les jours sept Religieuses de Chœur, employées à l’instruction des filles Françoises, sans y comprendre deux Converses qui sont pour l’extérieur. Les filles Sauvages logent et mangent avec les filles Françoises ; mais pour leur instruction, il leur faut une Maîtresse particulière, et quelquefois plus selon le nombre que nous en avons. je viens de refuser à mon grand regret sept séminaristes Algonquines, parce que nous manquons de vivres, les Officiers ayant tout enlevé pour les troupes du Roy qui en manquoient. Depuis que nous sommes en Canada nous n’en avions refusé aucune nonobstant notre pauvreté ; et la nécessité où nous avons été de refuser celles cy, m’a causé une très-sensible mortification ; mais il me l’a fallu subir et m’humilier dans notre impuissance, qui nous a même obligées de rendre quelques filles Françoises à leurs parens. Nous nous sommes restraintes à seize Françoises et à trois Sauvages, dont il y en a deux d’Hiroquoises, et une captive à qui l’on veut que nous apprenions la langue Françoise. Je ne parle point des pauvres qui sont en très-grand nombre, et à qui il faut que nous fassions part de ce qui nous reste. Revenons à nos Pensionnaires.
L’on est fort soigneux en ce païs de faire instruire les filles Françoises ; et je vous puis assurer que s’il n’y avoit des Ursulines elles seroient dans un danger continuel de leur salut (7). La raison est qu’il y a un grand nombre d’hommes. […] Enfin ce que je puis dire est que les filles en ce pais sont pour la pluspart plus sçavantes en plusieurs matières dangereuses, que celles de France. […] Pour les filles Sauvages nous en prenons de tout âge. Il arrivera que quelque Sauvage soit Chrétien soit Payen voudra s’oublier de son devoir et enlever quelque fille de sa nation pour la garder contre la loy de Dieu, on nous la donne, et nous l’instruisons et la gardons jusqu’à ce que les Révérends Pères la viennent retirer. D’autres n’y sont que comme des oyseaux passagers, et n’y demeurent que jusqu’à ce qu’elles soient tristes, ce que l’humeur sauvage ne peut souffrir : dès qu’elles sont tristes les parens les retirent de crainte qu’elles ne meurent. Nous les laissons libres en ce point, car on les gagne plutôt par ce moyen, que de les retenir par contrainte ou par prières. Il y en a d’autres qui s’en vont par fantaisie et par caprice ; elles grimpent comme des écurieux [sic] notre palissade, qui est haute comme une muraille, et vont courir dans les bois. Il y en a qui persévèrent et que nous élevons à la françoise : ou les pourvoit en suite et elles font très-bien. L’on en a donné une à Monsieur Boucher, qui a été depuis Gouverneur des trois Rivières. D’autres retournent chez leurs parens sauvages ; elles parlent bien François, et sont sçavantes dans la lecture et dans l’écriture.
Voilà les fruits de notre petit travail, dont j’ai bien voulu vous dire quelques particularitez, pour répondre aux bruits que vous dites que l’on fait courir que les Ursulines sont inutiles en ce païs, et que les relations [jésuites] ne parlent point qu’elles fassent rien. […] Que si l’on dit que nous sommes ici inutiles, parce que la relation ne parle point de nous, il faut dire que Monseigneur notre Prélat est inutile, que son Séminaire est inutile […] Et cependant c’est ce qui fait le soutien, la force, et l’honneur même de tout le païs 469.
Elle a maintenant soixante-dix ans :
Me voyant sujette à tant d’infirmitez, je croyois selon le cours des choses naturelles qu’elles me consumeroient et qu’elles ne se termineroient que par la mort. L’amour qui est plus fort que la mort y a mis fin et par la miséricorde de Dieu, me voilà à peu près dans la santé que j’avois avant une si longue maladie, sans savoir combien elle pourra durer. Il ne m’importe pourveu que la très sainte volonté de Dieu soit faite, mais je ne crois pas que ma fin soit bien éloignée étant parvenue à la soixante et dixième année de mon âge. Mes momens et mes jours sont entre les mains de celui qui me fait vivre et tout m’est égal pourvu qu’ils se passent tous selon son bon plaisir et ses adorables desseins sur moy.
Dieu ne m’a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celui de l’amour et de la confiance 470.
1670 : Si les affaires soit nécessaires, soit indifférentes font passer quelques objets dans l’imagination, ce ne sont que de petits nuages semblables à ceux qui passent sous le Soleil, et qui n’en ôtent la veue que pour quelque petit moment, le laissant aussi-tôt en son même jour. Et encore durant cet espace Dieu luit au fond de l’âme, qui est comme dans l’attente, ainsi qu’une personne qu’on interrompt lorsqu’elle parle à une autre ; et qui a néanmoins la veue de celui à qui elle parloit. Elle est comme l’attendant en silence, puis elle retourne dans son intime union. Soit qu’elle se trouve à la psalmodie, soit qu’elle examine ses fautes et ses actions, ou qu’elle fasse quoique ce soit, tout va d’un même air, c’est-à-dire que l’âme n’interrompt point son amour actuel. Voilà un petit craion de la disposition où cette âme demeure par état ; et c’est sa grâce prédominante.
Les effects de cet état sont la paix de cœur dans les événemens des choses, et à ne vouloir que ce que Dieu veut dans tous les effets de sa divine Providence, qui arrivent de moment en moment : l’âme y expérimente la véritable pauvreté d’esprit : elle y possède tous les Mystères, mais par une seule et simple veue, car d’y faire des réflexions, cela lui est impossible : la pensée des Anges et des Saints ne peut être que passagère, car en un moment et sans y penser elle oublie tout, pour demeurer dans ce fond où elle est perdue sans aucune opération des sens intérieurs. Les sens extérieurs ne font rien non plus dans ce commerce intérieur. L’âme est capable de toutes affaires extérieures, car l’intérieure opération de Dieu la laisse agir avec liberté. Il n’y a point de visions n’y d’imaginations dans cet état : ce que vous sçavez qui m’est arrivé autrefois, n’étoit qu’en veue du Canada, tout le reste est dans la pureté de la foi où pourtant l’on a une expérience de Dieu d’une façon admirable. Voilà ce que je vous puis dire ; et je vous le dis, parce que vous le voulez : mais le secret, s’il vous plaîst, et brûlez ce papier je vous en supplie. Priez pour moy qui mérite l’oubli de toutes les saintes Ames 471.
Dans cette très belle lettre, Marie tente de décrire l’état d’anéantissement en Dieu où elle se trouve depuis des années :
Mon très-cher et bien-aimé Fils. Voici la réponse à votre lettre du 25. d’Avril I670. […] Il est pourtant bon que vous aiez la veue de vos imperfections, de vos incapacitez, de votre insufisance : c’est Dieu qui opère en vous ces sentiments et qui vous tient dans un état d’humiliation à vos yeux pour vous sanctifier dans des emplois où se perdent ceux qui présument de leurs propres forces. Je vous diray avec simplicité, mon très cher Fils, que Dieu tient sur moy la même conduite qu’il tient sur vous. […]
Cependant toute imparfaite que je suis, et pour anéantie que je sois en sa présence, je me voy perdue par état dans sa divine Majesté, qui depuis plusieurs années me tient avec elle dans un commerce, dans une liaison, dans une union et dans une privauté que je ne puis expliquer. C’est une espèce de pauvreté d’esprit qui ne me permet pas même de m’entretenir avec les Anges, ni des délices des Bienheureux, ni des mystères de la foy : Je veux quelquefois me distraire moy-méme de mon fond pour m’y arrêter et m’égayer dans leurs beautez comme dans des choses que j’aime beaucoup ; mais aussi-tôt je les oublie, et l’esprit qui me conduit me remet plus intimement [dans mon fond] où je me pers dans celui qui me plaît plus que toutes choses. J’y voy ses amabilitez, Sa Majesté, ses grandeurs, ses pouvoirs, sans néanmoins aucun acte de raisonnement ou de recherche, mais en un moment qui dure toujours. Je veux dire ce que je ne puis exprimer, et ne le pouvant exprimer, je ne sçai si je le dis comme il faut. L’âme porte dans ce fond des trésors immenses et qui n’ont point de bornes : Il n’y a rien de matériel, mais une joy toute pure et toute nue qui dit des choses infinies. L’imagination qui n’a nulle part à cet état, cherche à se repaître et voltige çà et là pour trouver sa nourriture ; mais cela ne fait rien à ce fond, elle n’y peut arriver, et son opération se dissipe sans passer plus avant : Ce sont pourtant des attaques qui pour être foibles et passagères ne laissent pas d’être importunes et des sujets de patience et d’humiliation. Dans cet état les sens, soit intérieurs soit extérieurs, n’ont point de part non plus que le discours de l’entendement : toutes leurs opérations se perdent là et s’anéantissent dans ce fond, où Dieu même agit et où son divin esprit opère. La foi fait tout voir indépendamment des puissances. L’on n’a nulle peine en cette disposition intérieure de suivre les exercices de la Communauté, les affaires temporelles ne nuisent point parce qu’on les fait avec la paix et tranquillité, ce qui ne se peut faire lorsque le sens agit encore.
Par le peu que je vous viens de dire vous pouvez voir l’état présent de la conduite de Dieu sur moi. Il me seroit bien difficile de m’étendre beaucoup pour rendre compte de mon Oraison et de ma disposition intérieure, parce que ce que Dieu me donne est si simple et si dégagé des sens, qu’en deux ou trois mots j’ay tout dit. Cy devant je ne pouvois rien faire dans mon Oraison sinon de dire dans ce fond intérieur par forme de respir : Mon Dieu, mon Dieu, mon grand Dieu, ma vie, mon tout, mon amour, ma gloire. Aujourd huy je dis bien la même chose, ou plutôt je respire de même ; mais de plus mon âme proférant ces paroles très-simples, et ces respirs très-intimes, elle expérimente la plénitude de leur signification : Et ce que je fais dans mon Oraison actuelle, je le fais tout le jour, à mon coucher, à mon lever et par tout ailleurs. Cela fait que je ne puis entreprendre des exercices par méthode, tout s’en allant à la conduite intérieure de Dieu sur moy. Je prens seulement un petit quart d’heure le soir pour présenter le cœur du Fils de Dieu à son Père pour cette nouvelle Église, pour les ouvriers de l’Évangile, pour vous et pour mes amis. Je m’adresse en suite à la sainte Vierge, puis à la sainte famille, et tout cela se fait par des aspirations simples et courtes. […]
Pourquoy me demandez vous pardon de ce que vous appellez saillies de jeunesse : il falloit que tout se passât de la sorte, et que les suites nous donnassent de véritables sujets de bénir Dieu. Pour vous parler franchement, j’ay eu des sentiments de contrition de vous avoir tant fait de mal, depuis même que je suis en Canada. Avant que Dieu vous eût appelé en Religion, je me suis trouvée en des détresses si extrêmes par la crainte que j’avois que mon éloignement n’aboutît à votre perte, et que mes parens et mes amis ne vous abandonnassent, que j’avois peine de vivre. […]
Il me semble que j’y suis inutile ; que je ne sçay rien et que je ne fais rien qui vaille en comparaison de mes Soeurs ; que je suis la plus ignorante du monde ; et quoique j’enseigne les autres, qu’elles en sçavent plus que moy. Je n’ay grâce à notre Seigneur, n’y pensées de vanité n’y de bonne estime de moy-même : si mon imagination s’en veut former à cause de quelque petite apparence de bien, la veue de ma pauvreté l’étouffe aussi-tôt. Admirons donc la bonté de Dieu de nous avoir donné des sentiments si semblables ; je le remarque en tout ce que vous me dites par la vôtre 472.
Voici enfin un long passage d’une des dernières lettres que reçut son fils :
Quant à la seconde chose que vous me demandez touchant mon état présent, je vous dirai que quelque sujet d’oraison que je puisse prendre, quoique je l’aye lu ou entendu lire avec toute l’attention possible, je l’oublie. Ce n’est pas qu’au commencement de mon Oraison, je n’envisage le mystère, car je suis dans l’impuissance de méditer, mais je me trouve en un moment et sans y faire réflexion dans mon fond ordinaire, où mon âme contemple Dieu, dans lequel elle est. Je lui parle selon le mouvement qu’il me donne, et cette grande privauté ne me permet pas de le contempler sans lui parler, et en ce parler, de suivre son attrait. Si l’attrait est de sa grandeur, et ensemble que je voye mon néant, mon âme lui parle conformément à cela. Je ne sçai si ce sont ces sortes d’actes qu’on nomme anagogiques, car je ne m’arrête point à ces distinctions. S’il est de son souverain domaine, il en est de même. S’il est de ses amabilitez, et de ce qu’en soy il n’est qu’amour, mes paroles sont comme à mon Époux, et il n’est pas en mon pouvoir d’en dire d’autres ; cet amour n’est jamais oisif, et mon cœur ne peut respirer que cela.
J’ai dit que les respirs qui me font vivre sont de mon Époux ; ce qui me consume de telle sorte par intervalle, que si la miséricorde n’accommodoit sa grâce à la nature, j’y succomberai, et cette vie me feroit mourir, quoique rien de tout cela ne tombe dans les sens, ni ne m’empêche de faire mes fonctions régulières. Je m’aperçois quelquefois, et je ne sçai si d’autres le remarquent, que marchant par la maison, je vais chancelant ; c’est que mon esprit pâtit un transport qui me consume. Je ne fais presque point d’actes dans ces occasions, parce que cet amour consumant ne me le permet pas. D’autres fois mon âme a le dessus, et elle parle à son Époux un langage d’amour que lui seul lui peut faire produire : mais quelque privauté qu’il me permette, je n’oublie point mon néant, et c’est un abyme dans un autre abyme qui n’a point de fond. En ces rencontres je ne puis me tenir à genoux sans être appuyée, car bien que mes sens soient libres, je suis foible néanmoins, et ma foiblesse m’en empêche. Que si je me veux forcer pour ne me point asseoir ou appuyer, le corps qui souffre et est inquiet, me cause une distraction qui m’oblige de faire l’un ou l’autre, et pour lors je reviens dans le calme.
Comme rien de matériel ne se trouve en cette occupation intérieure, par fois mon imagination me travaille par des bagatelles, qui n’ayant point de fondement, s’en vont comme elles viennent. La raison est que comme elle n’a point de part à ce qui se passe au-dedans, elle cherche de quoi entretenir son activité naturelle et inconstante ; mais cela ne fait rien à mon fond qui demeure inaltérable. En d’autres rencontres je porte un état crucifiant : mon âme contemple Dieu, qui cependant semble se plaire à me rendre captive : je voudrois l’embrasser et traiter avec lui à mon ordinaire, mais il me tient comme une personne liée, et dans mes liens je voy qu’il m’aime, mais pourtant je ne le puis embrasser. Ah ! que c’est un grand tourment! Mon âme néanmoins y acquiesce, parce qu’il ne m’est pas possible de vouloir un autre état que celui où sa divine Majesté me veut : je regarde celui-cy comme un état de purgation, ou comme un Purgatoire, car je ne le puis nommer autrement, cela étant passé, je me trouve à mon ordinaire.
Quand je vous ai dit ci-dessus ce que mon âme expérimente de la signification des actes qu’elle produit, j’ai voulu dire qu’étant poussée par l’esprit qui me conduit conformément à la veue que j’ai, et à ce que j’expérimente dans son attrait, qui ne me permet pas d’en faire d’autres ; si cette veue et cette expérience est d’amour, comme celui que j’aime n’est qu’amour, les actes qu’il me fait produire sont tous d’amour, et mon âme aimant l’amour, conçoit qu’elle est toute amour en lui : En voilà l’explication. je voudrois me pouvoir mieux expliquer, mon très-cher fils, mais je ne puis. Si vous voulez quelque chose de moy, je ne manquerai pas de vous y répondre, si je vis, et si je suis en état de le faire. Si j’étais auprès de vous mon cœur se répandroit dans le vôtre, et je vous prendrois pour mon Directeur 473. Ce n’est pas que dans l’état où je suis, qui est un état de simplicité avec Dieu, j’eusse beaucoup de choses à dire, car je dirois quasi toujours la même chose ; mais il arrive de certains cas où l’on a besoin de communiquer ; je le fais avec notre bon Père Lallemant, car encore qu’il touche la 80. année de son âge, il a néanmoins le sens et l’esprit aussi sain que jamais 474.
1672 : Quelques mois après la mort de Mme de la Peltrie, deux abcès se déclarent au côté droit de Marie, qu’on lui ouvre en faisant d’énormes plaies. Elle supporte douleur et terrible traitement avec patience. Elle accueille les petites Indiennes dans sa cellule et les bénit. Elle meurt dans la douceur le 30 avril (b579).
Quelle fut sa postérité ? Bien que nous ayons peu de traces écrites concernant son entourage, nous savons qu’elle exerça une grande influence sur le couvent, la colonie, les jésuites de la Mission. Mais c’est surtout par sa correspondance que se répandit sa spiritualité. Les destinataires en furent de nombreuses ursulines à Tours et Dijon dont on peut penser qu’elle ont répandu son enseignement. Elle avait noué aussi des liens d’amitié, en particulier avec la comtesse de Brienne, fondatrice des Carmélites de Saint-Denys.
Le plus important destinataire fut évidemment son fils devenu bénédictin, Dom Claude Martin : nous avons donné de nombreux extraits de ces lettres dont la profondeur n’a plus à être soulignée.
Par Claude Martin, nous savons aussi qu’elle entretint une importante correspondance avec M. de Bernières qu’elle aimait beaucoup : elle lui écrivait souvent [...] ses lettres ne traitaient pour l’ordinaire que de l’oraison [...] la plupart étaient de quinze et seize pages […] Il en faisait une estime singulière. Il me dit entre autres choses qu’il avait connu bien des personnes appliqués à l’oraison […] mais qu’il n’en avait jamais vu qui en eût mieux l’esprit, ni qui en eût parlé plus divinement” (b310). Il est très malheureux que ces lettres aient été perdues car on peut penser qu’elles ont largement contribué à l’évolution de Bernières, en particulier à son abandon à la grâce. Et à travers lui, elle a sans doute inspiré les amis de l’Ermitage.
En tout cas, Madame Guyon et son entourage l’ont lue assidûment. Plusieurs liens existaient entre elles, car toutes deux avaient des relations avec Bernières : Marie de l’Incarnation le rencontra jusqu’à son départ de Dieppe, puis poursuivit une relation épistolaire privilégiée, tandis que Mme Guyon recevra son influence par l’intermédiaire de Bertot ; c’est à Dom Claude Martin que Mme Guyon demandera conseil au moment de décider de sortir de France ; le frère de Fénelon, l’abbé François de Fénelon, sulpicien, fut missionnaire au Canada475.
Enfin, retrouvant en elle leur propre expérience, Fénelon (l’archevêque) et Mme Guyon feront copier plus de cent trente passages de Marie de l’Incarnation quand ils défendront la mystique dans leurs Justifications, dont celui-ci :
La Mère Marie de l’Incarnation […] rapporte en sa Vie l’acte admirable et héroïque de satisfaction à la divine Justice, qu’elle fit par un mouvement de Dieu, en lui sacrifiant son salut et son éternité : « Je me fusse perdue en cette tentation (de désespoir), si par une vertu secrète la bonté de Dieu ne m’eût soutenue ; car réellement je me voyais sur le bord de l’enfer […] Cet acte était une simple vue de foi qui me tirait de ce grand précipice : je voyais que je méritais l’enfer et que la Justice divine ne m’eût point fait de tort de me jeter dans l’abîme ; et je le voulais bien, pourvu que je ne fusse point privée de l’amitié de Dieu 476.
L’abbé Bremond477 comparait Armelle Nicolas à une « pierre de lave » tant elle lui paraissait rude ! Nous la connaissons par Le Triomphe de l’Amour divin que son amie ursuline478, Jeanne de la Nativité, écrivit après sa mort479, fascinée par cette personnalité hors du commun.
Les dits que son amie a rapportés, traduisent une liberté de ton et une fermeté souveraine. Ils ne s’accordent guère avec l’image de pauvre servante naïve et illettrée que suggère son surnom de « bonne Armelle », mais font penser à ceux de Catherine de Gênes. Son optimisme, sa confiance envers la grâce, évoque Ruusbroec, qu’elle n’avait certainement jamais lu !
On connaît sa vie grâce aux nombreux témoignages dont Jeanne a entouré les dits. Armelle naquit en 1606 à Campénéac chez une sœur d’une carmélite de Ploermel : elle fut plongée dès l’enfance dans le christianisme ardent qui régnait alors en Bretagne. Elle refusa de se marier et s’engagea comme servante chez des bourgeois bienfaiteurs des ursulines, où elle vécut la rude vie des domestiques.
Un jour, on lui lit l’Imitation : le récit de la Passion la jeta dans un amour violent pour le Seigneur. À partir de là, son chemin mystique commença, très solitaire au début : elle avait parfois le désir de mourir, elle était souvent malade. Méprisée par sa maîtresse, elle était accablée de travail.
En 1636, elle accompagna la fille de sa patronne, qui se mariait, pour aller habiter près de Vannes : elle restera attachée au couple pendant trente-cinq ans.
Après trois ou quatre ans dans des « délices » intérieurs, elle vécut une purification de deux ans sans avoir personne à qui se confier :
Son cœur fut rempli d’un feu infernal, et son esprit d’abominables pensées (Tr. 1, 8).
La soeur ajoute son commentaire :
Je ne fais point de doute que Dieu n’eût donné pouvoir aux démons de la posséder480.
Puis un jour, elle demanda à mourir plutôt que de rester dans cet état, et fut délivrée définitivement :
Elle n’eut plus d’yeux que pour contempler son Amour, plus d’oreilles que pour entendre sa voix, plus de langue que pour le bénir et raconter ses louanges, plus de bras que pour travailler pour lui, plus de pieds que pour marcher en la voie de ses divins conseils, plus de corps que pour l’emporter toute à son service, plus de désirs que pour accroître sa gloire, plus de volonté que pour lui obéir, enfin plus de coeur que pour être consumée de ses flammes (Tr. 2, 3).
Mais sa santé s’altérait, car parallèlement elle travaillait très dur :
l’amour la transportait […] sitôt qu’elle avait la moindre santé, elle travaillait infatigablement […] retombait malade ; [elle] passa ainsi trois ou quatre années après être délivrée de l’état des tentations tant devant qu’après cette fièvre de huit mois (Tr. 1, 12).
Elle eut alors la chance d’être présentée au père Rigoleuc et au père Huby481 : ces profonds spirituels jésuites reconnurent son état intérieur à propos duquel ils la rassurèrent. Ils aimèrent venir l’entendre parler de Dieu : “Nous ne sommes que froideurs et glaces auprès de son ardeur à aimer Dieu”, disait Rigoleuc (Tr. 2, 22). Devenu le confesseur d’Armelle, compétent par son expérience personnelle et sa connaissance des textes, Huby se contenta d’accompagner avec délicatesse et modération le travail de la grâce. On a là l’exemple parfait du bien que peut faire un bon confesseur à un mystique :
[Il] la laissait agir selon les mouvements de l’Esprit, se contentant de sa part de la disposer, tout de loin, à ce qu’il prévoyait que Dieu voulait opérer en elle (Tr. 1, 15).
Huby s’inquiétait pour la santé d’Armelle, et l’envoya se reposer chez les ursulines : elle passa dix-huit mois au poste de sœur tourière et lia amitié avec Jeanne de la Nativité. Les sœurs auraient voulu la garder tant elle s’occupait des petites filles pensionnaires avec douceur et cordialité. Mais après un songe, elle se sentit tenue de sortir du couvent pour retrouver son ancienne patronne : elle sentait un certain mouvement qui lui faisait connaître que ce n’était pas le lieu où Dieu la voulait (Tr. 1, 13).
C’est une constante chez elle de fuir les situations confortables. Sa voie se situe dans la vie de tous les jours et les difficultés avec l’entourage : elle s’occupe du ménage, des provisions, de la cuisine, pour tout un manoir. Elle est méprisée par les domestiques car elle est trop parfaite et étrange avec ses états qui l’envahissent. Ses maîtres sont des enfants gâtés, mais elle leur obéit comme à Dieu :
Cela n’apprend-il pas bien à se tenir en humilité, à mettre tout son appui et sa confiance en Dieu, et ne chercher qu’à plaire à lui seul ? (Tr. 2, 10)
Plus elle travaillait et s’employait pour son Amour en tous les embarras de son ménage, et plus il se communiquait à elle ; elle eut cru commettre une grande infidélité de quitter son travail pour chercher le repos (Tr. 2, 10).
Armelle est un exemple intéressant pour nous modernes puisqu’elle est entièrement donnée à la vie mystique tout en affrontant parfaitement les charges d’une vie ordinaire. Le fidélité à Dieu est son axe de vie. Sur le conseil de Rigoleuc, elle était ferme et inébranlable, comme un rocher au milieu de la mer qui, pour être battu de divers flots et attaqué des vents, ne remue et ne penche de côté ni d’autre (Tr. 1, 13).
En 1649, Huby et Rigoleuc furent nommés à Quimper et elle dut les quitter. Mais ce fut l’occasion d’une nouvelle étape : après toutes ces années d’amour brûlant où jusqu’alors Lui et elle avaient travaillé ensemble (Tr. 2, 3), elle passe à un état où le Seigneur va régner seul. Elle lui demanda :
N’y aurait-il point encore quelque chose à faire ou à détruire pour vous plaire ? […] Rien, rien du tout, sinon t’abandonner et me laisser faire. À ces mots tout s’apaisa (Tr. 1, 20).
Jusqu’à cette époque, elle avait eu le corps brisé par les états d’amour, maintenant elle ne ressentira plus de douleurs tant le corps est spiritualisé :
Entre Dieu et moi, il n’y a plus que la fragilité de ce pauvre corps, qui est devenu si miné à force d’aimer qu’il ne faut plus qu’un petit souffle pour le casser et le rompre tout à fait (Tr. 1, 17).
La grande unité dans le divin est accomplie :
Je n’ai plus aucune pensée, ni rien qui m’arrête, ni m’occupe comme de coutume : il y a un seul objet, qui est l’être et l’immensité de Dieu, qui pénètre et consume mon âme d’une manière inconcevable, et la rend, en la consumant, d’une si grande étendue que je n’en puis plus savoir les bornes. Autrefois je voulais tout faire et tout embrasser, mais maintenant il n’en va pas ainsi, car rien n’approche plus de moi. Je comprends tout et ne suis comprise de rien ; mon âme est seule, simple et pure ; et quand je la vois ainsi, c’est comme une merveille que je ne meure à chaque moment ; et si cela continue encore quelque temps en moi, je crois qu’il en faudra mourir. Je vais et j’agis à mon ordinaire, pour le dehors, sans que je perde cette vue, mais mon Dieu me l’ôte parfois, permettant qu’il passe quelques pensées par mon esprit, qui m’en détournent ; autrement je serais déjà morte. L’amour qui me consume ne se peut exprimer ni concevoir, il est comme infini et tous les jours il croît davantage (Tr. 1, 20).
Il n’y avait plus de différence entre oraison et vie :
[elle n’avait pas] besoin de travailler à se recueillir ni rentrer en elle-même, pour rechercher quelque lieu à l’écart pour s’occuper avec son Dieu ; tout cela ne lui était point nécessaire car au milieu des rues, en plein marché, dans l’embarras d’un grand ménage, elle était aussi attentive à contempler les perfections de son Bien-Aimé que si elle eût été dans un désert (Tr. 2, Section unique faisant suite au chap. 3).
À partir de 1651, elle demanda à Dieu de décharger sur elle toutes les peines qu’il lui plairait, afin d’empêcher qu’il ne fût point offensé (Tr. 1, 17) : cette année-là, à la surprise générale, le carnaval fut beaucoup plus tranquille ! Nombreux sont les témoignages de ceux qu’elle a aidés par sa prière. Elle connaissait leur état à distance et souffrait beaucoup de leurs douleurs, mais le centre restait inaltérable. Elle se voyait comme la procureuse de l’honneur de Dieu : je n’ai autre chose à faire qu’à voir si sa gloire est accrue et augmentée : c’est là tout mon emploi et mon office (Tr. 1, 19).
En 1656, sa maîtresse décéda, dont elle avait pris un soin attentif. À partir de 1657, son état devint si nu et si profond qu’elle ne pouvait plus en parler :
Son âme était si perdue et abîmée dans ce divin regard qu’elle ne se comprenait pas elle-même; et nonobstant cela, elle était aussi libre pour agir au-dehors, comme si rien ne fût passé au-dedans ; et même elle avait la santé assez bonne pour s’acquitter de tout ce qui était nécessaire dans le ménage (Tr. 1, 25).
En 1666, une de ses jambes fut brisée par un cheval, ce qui lui occasionna de grandes douleurs et l’immobilisa quinze mois au lit ou sur une chaise ; elle s’aidera dorénavant de béquilles : Elle demeurait dans un petit coin de la cuisine à donner ordre au ménage, et à faire quelque occupation pour l’utilité de la maison, n’étant jamais oisive. Plusieurs personnes de toutes sortes de conditions l’allaient voir pour se consoler avec elle et jouir de la douceur de son entretien (Tr. 1, 27). Un grand nombre avouait en sortir tout changé et renouvelé (Tr. 2, 16).
Elle recouvra miraculeusement la marche deux ans plus tard, puis mourut à la suite d’une fièvre, à l’âge de soixante-cinq ans. Sa chambre était remplie d’une foule en prière qui se disputa ses reliques. Une procession énorme escorta son enterrement.
Le Triomphe fut édité dès l’année suivante. A priori improbable hors de la Bretagne, son influence fut très grande. Il fut redécouvert et réédité par Pierre Poiret482 à Amsterdam, grand éditeur de textes mystiques. Après l’Allemagne et la Hollande, il sera distribué à Londres par le Dr Keith et apprécié des intellectuels anglais. Armelle sera admirée chez les piétistes, chez les disciples anglais et écossais de Mme Guyon. En Amérique, John Wesley, le fondateur du méthodisme, insérera des extraits de The life of Armelle Nicolas dans sa revue l’Arminian Magazine.
Jeanne de la Nativité nous dit qu’elle a fait contrôler ses écrits par Armelle elle-même et qu’elle a pris soin de mettre les dits entre guillemets. En voici quelques-uns qui, par leur concision, leur simplicité, leur netteté, sont des flèches qui vont droit au cœur :
… le plus grand empêchement que les âmes apportent à leur avancement, c’est qu’elles ne veulent pas laisser agir Dieu seul, mais qu’elles veulent toujours avoir part en tout ce qu’Il fait (161) [169].483.
Maintenant Dieu est tout et moi je ne suis plus, je suis par Sa miséricorde retournée d’où j’étais sortie […] je ne suis plus en moi, mais dans Lui, où je ne me trouve plus, et où je me suis perdue. C’est Lui seul qui S’anime, car je ne trouve plus rien qui ne soit Lui-même (207-208) [217].
Il n’y a plus d’entre-deux entre Vous et moi (232)[242].
D’où vient que votre cœur est si grand et si spacieux et qu’on soit si au large quand on est dedans ; et cependant que la porte pour y entrer soit si petite et si étroite ? Alors Notre Seigneur me fit connaître, que c’était parce qu’Il ne voulait pas que d’autres que les petits, les nus et les seuls, y pussent trouver entrée. Les petits sont ceux qui […] s’humilient pour l’amour de Lui […] Comment est-ce qu’une personne grosse et enflée de l’estime et opinion d’elle-même pourrait passer par une si petite porte ? (265)[275].
Je retournai à mon premier état, ne ressentant qu’une flamme sainte et divine qui n’est autre que le pur Amour de mon Dieu, qui […] me détruit […] me réduit toute en Lui et fait que ma vie est plus qu’humaine (275).
Mon Amour me donnait à connaître que comme le poisson ne peut vivre ni subsister hors de l’eau, de même je ne pouvais plus vivre un moment hors de Lui ; et comme de quelque côté que le poisson se tourne, il trouve toujours l’eau, de même en quelque part ou manière que je puisse être, je Le trouverai toujours. Je fus près d’un mois avec cette vue, au bout duquel je perdis l’idée de la mer et du poisson pour n’avoir que celle de Dieu seul, qui se fit sentir comme renfermé dans le secret de mon âme en qualité de son Conducteur et de son Conseiller, en sorte qu’en tout ce qui se présentait à faire, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, j’étais invitée d’entrer en ce cabinet secret pour prendre l’ordre de tout ce que j’avais à faire ou à dire, me donnant là une lumière certaine et assurée pour toutes choses (276)[287]
Je me trouve maintenant […] aussi pauvre intérieurement qu’extérieurement. Mon divin Amour m’a dépouillée de tout ; et Il ne se communique ni répand plus dans mon âme ni dans aucune de mes puissances. Elles sont toutes libres dans leurs fonctions, et je puis m’appliquer avec facilité à tout ce qui se présente à faire, sans aucun empêchement ; mais Il est retiré au centre de mon âme, où Il me gouverne et agit en moi (313)[325].
[Du Livre deuxième où il est traité des vertus admirables de cette grande servante de Dieu :]
Jamais elle ne s’arrêtait aux […] sentiments que Dieu lui communiquait parce que disait-elle : tout ce que nous concevons ou expérimentons, pour haut et élevé qu’il puisse être, n’est pas Dieu ; et partant nous devons passer outre, et ne nous y arrêter, de crainte de nous attacher à autre chose qu’à Dieu (390)[6].
Je sais bien que si mon Amour et mon Tout me délaissait tant soit peu, je tomberai dans une infinité de maux et de péchés : mais je sais bien aussi que Sa bonté ne permettra jamais que ce malheur m’arrive […] ne doutez pas que Dieu ne parachève en moi Son ouvrage et n’accomplisse ce qu’Il a commencé. Je suis à Lui et il n’y a rien en moi qui ne vienne de Lui et ne retourne à Lui. C’est pourquoi Sa bonté aura soin de moi comme d’une chose qui est entièrement sienne. Il est si bon, qu’Il n’abandonne jamais le premier : et si dans le temps que je Le mettais en oubli, Il m’a si miséricordieusement attiré à Lui, pensez-vous qu’à présent […] Il me délaissera ? (412-413)[29].
O mon Dieu, qu’il faut bien qu’en vous il y ait quelque chose de bien aimable ! Puis que ne vous connaissant point et ne sachant qui vous êtes, cependant je brûle d’amour pour vous (420).
Elle agissait d’une manière si simple et si dégagée, que sitôt que les choses étaient accomplies elle en perdait l’idée […] Elle disait qu’elle croyait que Dieu faisait tout en elle afin que de sa part elle ne fît autre chose que l’aimer (431).
Elle disait quelquefois en se divertissant que : l’Amour est un vrai avare, qui veut tout avoir pour Soi ; et que depuis qu’une fois Il a une entrée libre dans un cœur, Il en ferme si bien la porte que nul autre n’y peut trouver d’ouverture (438).
Il a détruit en moi tout ce qui Lui déplaisait : et maintenant il n’y a plus que Lui qui vit et règne en moi tout ainsi que bon Lui semble […] O pauvre Armelle […] tu es perdue maintenant […] changée, transformée en Dieu par Sa grande miséricorde ! (466-467).
Depuis que Dieu m’eût fait cette grâce de me faire sentir Sa divine présence, et qu’Il se voulait bien charger de ma conduite, je m’abandonnai entièrement à Lui : de sorte que je ne me considérai plus que comme la Disciple de Dieu et l’écolière du Saint-Esprit. J’étais toujours attentive en moi-même à L’aimer et à considérer ce qu’Il me commandait, pour l’exécuter […] en toutes choses, grandes et petites, il m’instruisait […] me gouvernait, et parfois il me faisait entendre que j’étais semblable à ces petits écoliers qui commencent d’apprendre à écrire, à qui le maître ne se contente pas de donner un exemple et modèle, mais encore prend la main de l’apprenti et la conduit, afin de lui apprendre ainsi à former ses lettres. J’étais tout de même au regard de mon Dieu, et fort souvent je sentais comme une autre main qui conduisait la mienne […] ceci ne se passait point par imagination ou par fantaisie ; c’était la vraie et pure vérité, que je voyais plus clairement que le jour. Et non seulement Il m’instruisait et me gouvernait ; mais de plus, Il me reprenait de tous mes défauts. Vous eussiez dit qu’Il était jaloux de mon bien et de ma perfection ; de sorte que je n’eusse pas osé remuer la main, faire un geste, ou même dire une seule parole inutile […] que tout au même instant j’en étais reprise, mais avec tant d’exactitude, que rien n’échappait […] ayant reconnu cela, je […] n’osais avancer ni reculer que par Ses ordres : et cela ne se faisait point par une contrainte qui m’eût gêné le cœur ; au contraire, c’était par un excès d’amour (475 – 477)[97-98].
Quand je voyais les arbres se plier au gré des vents, la mer qui ne passait jamais ses bornes : O Dieu ! disais-je, que ne suis-je aussi maniable aux mouvements et inspirations de votre divin Esprit (481).
Je n’eusse […] voulu faire la moindre action pour la gloire du Paradis : je n’y pensais pas même. Mon Paradis et ma gloire étaient de lui plaire et d’accomplir ses volontés. Après cela, il me semblait n’avoir plus rien à espérer ni à prétendre. Je n’ai jamais su ce que c’était que de penser à mon profit particulier ; parce que l’Amour me possédait si pleinement, et m’élevait si fort au-dessus de moi-même et de toutes les choses de ce monde, qu’il ne me restait rien pour moi ni pour elles (537).
Jamais […] je n’ai su ce que c’était que vanité […] Il me semblait qu’à moins de perdre l’esprit je ne pouvais entrer en aucune estime de moi : car je voyais si clairement que tout ce qui était en moi venait de Dieu […] étant d’ailleurs si plein de Dieu, qu’il n’y avait rien de vide où la superbe eût pu se loger. (Tr. 2, 10)
O qu’il faut être dépouillé de soi pour ressentir cet amour ! Jamais je ne l’eusse pensé qu’après que j’en ai eu l’expérience. /O qu’heureux sont ceux qui quittent tout ! Car ils trouveront tout : mais il faut quitter jusqu’à la moindre petite partie de nous-même ; non seulement en ce que nous voyons être mal, mais encore en ce que nous croyons être bien. Car jamais Dieu ne régnera en nous que quand nous nous délaisserons entièrement à Lui, et Le laisserons faire tout ce que bon Lui semble, sans que nous nous mettions en peine de ce qu’Il fera ou laissera à faire (575).
Il est impossible à une âme, quelque effort qu’elle se fasse, de parvenir en cette vie à un si heureux état. Il faut que Dieu même […] l’y admette et introduise […] les choses qui se passent en elle sont si admirables qu’il n’y a cœur humain qui les puisse concevoir […] il n’y a plus rien que simple unité, ou, pour parler plus clairement, il n’y a plus que Dieu seul. Tout le reste est dissipé par sa présence (639-640).
Je suis comme ces personnes […] enfin heureusement arrivées au port […] tandis que leurs plus proches amis sont au milieu des tempêtes et des orages de la mer. Je vous laisse à penser si, quoique qu’ils soient arrivés, ils ne sont pas néanmoins en soin de procurer que les autres arrivent aussi à bon port (657).
À savoir qu’elle ne savait ce que c’était que d’avoir des ennemis et que jamais elle n’en avait eu aucun […] dès lors qu’une personne lui avait fait du mal, ce lui était une porte pour trouver entrée dans son cœur […] Elle dit à son confesseur qu’elle craignait que le grand excès d’amour que son cœur ressentait pour eux ne fût blâmable (696).
Il semble mon Dieu que l’amour que j’ai pour vous soit moindre que celui que vous me donnez pour mes prochains […] celui de mes frères m’anime et me donne des forces pour les servir […] pour vous je ne puis plus rien faire, je suis réduite au pur et simple néant (704).
Jamais je n’étais plus forte que quand j’étais le plus faible et de ma faiblesse je tirais mes forces. C’était alors que je ressentais l’effort de la grâce si puissant, qu’il me faisait passer sans crainte par dessus toutes difficultés… (791).
J’aime ardemment. C’est tout ce que je sais faire. En disant cela, je dis toute ma vie, car elle n’a été autre qu’un continuel amour et reconnaissance des bontés et des miséricordes de mon Dieu en mon endroit. […] Dès le commencement l’Amour me donna plus d’inclination à travailler pour Lui en m’acquittant de mon devoir de servante, qu’à jouir de Lui en me reposant : j’eusse cru faire un grand mal de laisser mon travail pour Le prier, et je L’ai bien plus trouvé au milieu de mon ménage que je n’eusse fait dans les églises quand ce n’était pas le temps d’y être. Il avait cette bonté pour moi que de m’accompagner toujours dans tout ce que je faisais…(804)[380].
Cette quatrième grande dame de la mystique est l’antithèse des précédentes tant elle fut secrète et réservée : ni diable, ni imaginaire débridé, mais un profond réalisme. La plus grande partie de sa vie se passa sans bruit, dans sa chambre, à faire de la couture ! Mais elle a laissé des Relations qui nous permettent de la connaître un peu.
Née en Franche-Comté d’une famille aisée, elle fut une enfant gâtée. Puis deux ans chez les ursulines la transformèrent en une jeune fille fervente qui fit voeu de chasteté en secret. Elle revint chez son père où elle vécut sept ans dans les mondanités, mais sans se marier : elle ne cessera d’avoir honte de cette période où elle lisait des romans et des comédies ! Mais en 1639, la guerre franco-espagnole ruina la famille comme toute la province. Claudine partit à Besançon quelques mois et au retour fit une chute de cheval : alitée pendant quinze mois, elle lut François de Sales et commença à recevoir des grâces d’oraison. Mais elle était destinée à vivre la mystique dans la vie laïque, hors de sa famille. En avril 1642, elle partit pour Paris chercher du travail avec sa sœur. En chemin, des paysans les dépouillèrent du peu qu’elles avaient et elles manquèrent d’être violées par des soldats. Accueillies à Paris par des religieuses, elles partagèrent une chambre au Marais avec d’autres jeunes filles et commencèrent à gagner leur vie en faisant de la couture.
Ses absorptions devenaient plus profondes, mais elle ne voulait pas déranger son entourage et s’efforçait de dissimuler ses états484 :
Je ne parlai quasi plus à personne, ne le pouvant à raison de cette grande occupation d’esprit où j’étais. Je cherchais incessamment de me mettre à l’écart mais, demeurant dans une chambre avec plusieurs personnes, je n’avais de bon que le soir où, à la faveur des ténèbres, je pouvais pleurer et soupirer sans être aperçue […] Néanmoins, ma sœur, voyant en moi un grand changement, me disait quelquefois : “Je ne sais pas ce que vous avez, mais vous devenez toute bête !” [101]
Pendant toutes ces années, Claudine connut la grande pauvreté et la faim, car la couture ne suffisait pas à la nourrir :
… J’étais si pauvre que je n’avais pas seulement pour acheter de l’eau, ni pour en mettre, sinon une bouteille que l’on m’avait donnée, dont j’en allais quérir moi-même chez les Annonciades, quelquefois à la fontaine. Je prenais grand plaisir à cet exercice de pauvreté et d’humiliation […] Plusieurs fois je n’y avais pas de pain […] [Dieu] était ma nourriture, mon feu, mon habit, et tout mon bien, trouvant en lui d’une façon ineffable toutes ces choses [113]
En 1645, sur recommandation d’un jésuite, elle entra au service d’une famille noble du Marais et eut enfin le bonheur d’avoir une chambre pour elle. Elle faisait de la couture ou servait de dame de compagnie, tout en pratiquant l’oraison et une sévère mortification de la nature (jeûne, froid…). Sa récréation était d’assister aux sermons donnés à l’église St Louis par les prédicateurs les plus renommés. Sa vie était extrêmement réglée :
Le soir, je prie Dieu avec tous ceux de la maison. Étant à ma chambre, j’achève mes prières, qui durent une petite demi-heure, faisant quasi les mêmes actes en me couchant qu’en me levant ; puis je prends mon sujet d’oraison pour le lendemain. Toute prête à me mettre au lit, je me jette à genoux priant la Sainte Vierge et les Saints de bénir Dieu et Jésus-Christ pour moi tandis qu’en dormant je ne pourrais pas le faire … [161]
Elle plongeait dans l’oraison tout en cousant, sans effort de la volonté ou de l’intellect. Elle déclarait avoir été surtout enseignée par Jésus-Christ :
O mon Dieu, vous fûtes mon maître en ce saint exercice [ 99]
Mais son cheminement croisa d’autres mystiques : elle fréquenta le monastère de l’Annonciade dès son arrivée à Paris, où elle connut une grande prieure, la mère Agnès Dauvaine. Par bonheur, l’un de ses confesseurs fut le P. Castillon, un jésuite qui avait été élève du P. Louis Lallemant485: il la comprenait et laissa agir la grâce comme elle le voulait. Elle s’est imprégnée aussi de lectures de Catherine de Gênes et de l’Homme spirituel du P. de Saint-Jure (que nous avons vu diriger Gaston de Renty486) : elle emprunte certaines de leurs expressions.
Claudine rédigea quatre Relations entre 1652 et 1655, à la demande du P. Castillon : elle le fit par obéissance et ne se relisait pas. Seule le quatrième récit porte un titre donné par l’auteur : De l’oraison. Elle écrivait avec retenue, dans un style classique très pur et dense :
Tout ainsi que, lorsque je n’avais pas de quoi manger et que vous nourrissiez mon corps d’une viande qui ne lui nullement propre, il ne pouvait se plaindre (tous les sentiments de la nature étant tels et soumis à vos ordres […]), de même, quand vous lui avez donné les choses qui lui sont propres, vous avez, par votre grâce, si fort attaché mon âme à vous et à l’accomplissement de votre volonté que, ne recherchant rien, rejetant le reste, je n’ai ressentis goût, ni délectation aucune, dans toutes les choses visibles et sensibles. [119]
[Elle se plaint un jour de n’être plus en Franche-Comté :] Une voix intérieure me répondit: “Pauvre créature ! Tout le monde n’est-ce pas une terre étrangère pour toi ? Que t’importe ni où, ni comment tu passes les jours de ton pèlerinage ? Ton pays est le Ciel.” […] Je compris cette vérité, et commençai dès lors à marcher comme pélerine sur la terre, ne désirant plus aucun établissement, pour petit qu’il fût. [139]
Tout le monde me parut comme un grand hôpital de fous, possédés de toutes sortes de folies : qui de celle des honneurs, qui de celle des richesses, qui des plaisirs, ou de l’amour de quelque créature …[140]
La présence de Dieu visible et sensible m’a été changée en une impression que j’ai de Dieu dans l’âme, qui la remplit et l’occupe tellement que rien autre chose n’y peut entrer, qui me recueille et fait être en grand respect en tour temps, en tout lieu et en toute rencontre. Je n’ai nulle image de la divinité ou humanité de Dieu Notre-Seigneur, que quelquefois, mais cela ne dure point, et l’état de mon âme est de rejeter aussitôt cette forme ou représentation, voulant et désirant absolument l’original et non la figure. [144]
L’âme donc est vide de toutes choses, les fait toutes sans prévoyance ; mais elle est appliquée à tout ce qui se rencontre qu’elle doit faire, le faisant avec grand amour ; et les choses faites, soit spirituelles ou corporelles, ne se représentent [plus] à l’âme (la connaissance en étant entièrement ôtée) demeurant ainsi toujours vide et toujours pleine. [145]
Premièrement, je n’ai nulle prévoyance de mes actions, soit générales ou particulières, soit spirituelles ou naturelles, et néanmoins je ne me suis pas aperçue d’avoir omis trois ou quatre fois, depuis peut-être plus de six ans, aucune des choses que je devais faire. Voici donc ma disposition : je ne pense point, dis-je, à ce que j’ai à faire et n’y saurais penser ni le prévoir. Mais dans le temps et l’occasion que l’on doit faire ce qu’on a à faire, de quelque nature que ce soit., il y a un petit souvenir qui nous est donné, comme une personne qui viendrait dire tout bas à l’oreille d’une autre : « Allez faire cela ! » Je dis : tout bas, parce que c’est un souvenir qui se donne si doucement que cela ne fait nul bruit dans l’âme, comme font les désirs bouillants qu’on a d’effectuer quelque chose. Mais il fait le même quant à l’effet, parce que cela s’accomplit exactement. […] Les actions se font et s’accomplissent d’une manière presque insensible et l’on passe de l’une à l’autre d’une façon si imperceptible que l’on ne s’en aperçoit pas. [249]
Pour le dire en un mot, je ne sais, dans l’état où je suis depuis plus de six ans, ce que c’est que dévotion sensible ni que peine et angoisse d’esprit. J’ai éprouvé et l’un et l’autre, je puis dire jusque dans l’excès. Mais je n’en ai plus de connaissance. Et tout ce que j’en entends dire, et tout ce que moi-même j’en ai dit, ne fait pas impression sur mon esprit pour me le faire comprendre. [250]
C’était la perte des biens spirituels qui me donnait peine, et j’eusse bien voulu les conserver et réserver ! Et l’on me dit intérieurement : « Trop avare est celui à qui Dieu ne suffit pas ! », ce que jusqu’alors je n’avais jamais bien entendu et compris que pour les choses temporelles, mais que l’on me fit voir aussi pour les choses spirituelles. Car il y a bien de la différence entre être remplie de Dieu et de ses dons ! Ses dons ne sont que des moyens par lesquels il prétend nous attirer à lui. Et j’ai vu comme l’on se peut perdre avec tous ces dons, combien il est dangereux et criminel de s’y arrêter ! Mais il faut que l’âme, pour être en assurance, s’abîme et se perde dans Dieu et que Dieu aussi la remplisse et possède pleinement. Il me dit un jour, comme je me mettais en peine de la perte de toutes ces grâces et lumières intérieures : « Je veux me mettre à la place de tout cela ! – O mon Dieu, lui dis-je, je le veux bien ! Je ne veux et ne désire que vous ! » Et il m’imprima fortement ce désir clans le cœur.[260-261]
Je n’ai ni image, ni figure, espèce ou représentation soit corporelle ou spirituelle, non pas même de la divinité et humanité de Notre Seigneur, et lorsqu’il s’en présente et les veux former, il y a quelque chose en moi qui les rejette et les détruit en un moment, parce que je veux Dieu, et non son image et sa figure ! La mémoire ne repasse point sur le passé et ne pense point à l’avenir. L’entendement est sans discours et raisonnement, ou du moins il en a si peu que cela peut passer pour rien. Et pour la volonté, elle est toute de feu. Et toutes ces puissances sont dans je ne sais quels rassasiement et repos ; et toute l’âme dans un oubli de soi et de toutes choses, où elle ne se soucie ni de son bien ni de son mal, de son salut ou de sa perte ; c’est à quoi elle ne pense pas ! [266]
Cet amour que l’âme a pour Dieu est sans raison, sans considération et sans intérêts. Il ne prend point sa source de ses bienfaits, puisqu’elle ne les voit pas, sinon par des petits rayons de lumière qui passent comme des éclairs et qui excitent pourtant dans l’âme beaucoup d’affections, de louanges, de remerciement, d’humiliation et de crainte, et autres semblables. [270]
Cette destruction de toutes choses […] qui s’est faite à mon égard ne s’est pas opérée en moi par considération ni par lumière de l’entendement, mais seulement par les affections de l’amour infus de Dieu dans l’âme, qui la sépare de toutes choses pour l’attirer à soi et anéantir tout, afin que n’ayant plus rien qui empêche, et étant Lui seul présent à son âme, elle l’aime de toutes ses forces. Et Dieu la trouvant vide, il la remplit d’un plus grand amour. [368]
Dans la quatrième Relation, elle distingue deux façons de faire oraison :
Voilà la première façon d’oraison infuse, qu’il a plu à Dieu de me donner, ordinaire et presque chaque jour, quelques années, ou le premier degré de cette oraison que je ne sais comment nommer. Il y a des lumières dans l’entendement et des affections dans la volonté, le tout lui venant de la bonté et libéralité de Dieu, car l’âme sent bien que cela lui est donné et ne vient point d’elle. [393]
[…] en ce second degré d’oraison, je ne vois pas qu’il y ait de lumières dans l’entendement, ni qu’il ait [395] de part à l’oraison. Toutes les lumières dont il a été éclairé touchant les mystères de la foi, de la religion, et les vérités du christianisme, lui sont ôtées et entièrement éteintes, sinon parfois, selon la nécessité où l’âme se trouve, que Dieu y en fait briller quelques étincelles. Mais ce feu et cette lumière dans soi, qui lui faisait voir plus clairement et plus certainement les mystères de la sainte vie, mort et passion de Notre-Seigneur, que si elle les eût vus de ses yeux corporels, tout de même comme il est véritablement et réellement au saint sacrement de l’autel, vrai Dieu et vrai homme, comme en tant que Dieu il est partout par essence, présence et puissance, et ainsi de tout le reste. Or, je dis qu’elle n’a plus ces lumières qui lui découvrent et manifestent ces vérités, ni dans l’oraison ou en d’autres temps, comme elle les avait, sinon fort légèrement et bien rarement ; mais seulement il lui en reste dans l’âme un petit souvenir de les avoir vus ; encore me semble-t-il qu’il diminue presque tous les jours.
Mais elle a la foi pour les voir. […] [396] Mais il est à remarquer qu’il y a bien de la différence à avoir la foi, ou d’en avoir les lumières. Dans le premier état, elle les a abondamment et très grandes pour toutes sortes de choses, et dans celui-ci elle a la foi toute pure, dénuée de ses lumières. C’est pourquoi il n’y a plus dans l’âme ni image ni représentation aucune, soit pour les choses spirituelles ou corporelles. Lorsqu’elle est en oraison, elle est donc sans les opérations de l’entendement, soit naturelles ou surnaturelles ou si elle les a, c’est si imperceptiblement qu’elle ne s’en aperçoit pas. […]
Voilà la seconde manière d’oraison, où l’entendement ne fait rien que fournir à l’âme un petit ressouvenir des vérités qu’il a connues, et la volonté est remplie de plus grandes affections.
Je passe bien plus avant et dis que l’on vient en un certain état où l’entendement n’a aucune occupation, et néanmoins il est occupé et rempli avec toutes les puissances de l’âme d’une façon qui m’est inconnue. Elles sont calmes et en repos, ne courant point ni d’un côté ni d’autre, et dans un certain rassasiement et plénitude de paix, qui fait qu’elle ne désire rien que le bien qu’elle possède. Dieu fait les choses par des moyens selon l’ordre de son ordinaire providence, et quand il lui plaît il les fait par soi-même. Aussi, pour l’ordinaire, en matière d’oraison, il donne des lumières avant les affections, s’en servant comme de moyens pour les émouvoir. Mais quand [398] il lui plaît, il les infuse lui-même sans cela dans la substance et dans le plus intime de l’âme. Il me semble avoir fort bien remarqué et éprouvé cela. Et pour lors, elle n’a point une si grande variété d’affections comme dans les précédentes, où elle les exerce de toutes les vertus en diverses manières. Mais ici, elles sont quasi toutes réduites à deux, à savoir : d’anéantissement et d’amour.
L’âme, étant ainsi disposée et vide de toutes choses, est tirée à de certains embrassements amoureux que je ne sais comme exprimer que par cette comparaison de deux personnes qui s’entr’aiment ardemment, qui se rencontrent à l’improviste et, sans se dire une parole, se jettent entre les bras l’un de l’autre, et ne font rien que s’embrasser, étreindre et serrer sur le cœur l’un de l’autre ; et, après avoir été longtemps ainsi, se regarder mutuellement et dire quelques paroles entrecoupées et sans ordre. [400) […]
Et l’âme s’élance avec une vigueur amoureuse, comme une personne qui se jette avec force et impétuosité dans la mer qui, par la force et roideur dont elle s’y est lancée, va toujours au fond et ne paraît plus sur la surface de l’eau et ne vient plus au rivage. Ainsi l’âme se jetant dans Dieu, elle s’y noie et enfonce toujours davantage. Et comme cette personne qui se serait ainsi jetée dans l’eau ne verrait et et ne sentirait que l’eau, aussi l’âme ne voit plus que Dieu, ne touche et ne sent plus que Lui, mais dans lui-même et par lui-même, et non plus par le moyen des créatures comme elle faisait auparavant […][402]
[…] Voilà donc comme de cette sorte oraison l’âme ne voit point Dieu : seulement elle le sent et le touche. Il ne lui fait point connaître que ses services lui sont agréables, et il semble qu’elle soit toute seule aimante, qu’elle n’est pas aimée ou du moins n’a-t-elle pas de signe de cet amour. Ainsi elle demeure privée des connaissances qui lui pouvaient donner plus de satisfaction. Toutefois, comme elle n’en peut avoir de plus grande que d’être dans l’état que Dieu la voudra mettre, mettant son souverain contentement à faire en tout sa sainte volonté, elle ne se trouble pas, souffrant cette privation en grandes paix et résignation, ayant cette confiance que Dieu ne l’a pas abandonnée pour cela. [405]
Il existe une forme d’oraison qu’elle a eue rarement :
L’âme se sent recueillie de toutes ses puissances dans un respect profond et extraordinaire […] en cet état, il se fait un si grand calme dans l’âme, dans le corps, dans toutes les passions et appétits, qu’elle ne sent rien qu’un sentiment de paix qui la remplit avec tant d’abondance qu’il semble qu’elle aille fondre d’un excès de paix. Mais cela ne dure jamais plus d’un quart d’heure, et souvent bien moins. [414]
Plus généralement,
Il n’y a point de travail d’esprit dans toutes ces sortes d’oraison […] où l’on ne se lasse point à force de raisonnement, car l’on n’en fait point […] L’on ne fait que d’y aimer, et l’amour bannit la peine et exerce les actes de toutes les vertus. L’on n’y garde ni point, ni règle ; tout cela se fait dans une confusion bien réglée et bien ordonnée, puisque c’est Dieu et l’amour qui l’ordonnent. L’âme y est tellement transportée et tirée hors de soi, qu’elle ne sait ce qu’elle fait, ni ce qui se fait, ni ce qui se passe en elle. [415]
Elle parle de la prière pour autrui :
L’âme ne prie point pour qui, quand, ni pour ce qu’elle veut. (Aussi n’aimé-je point à promettre cela à ceux qui se recommandent à mes prières, parce que cela ne dépend pas de moi. Je fais ordinairement quelques prières vocales pour m’acquitter de tout cela.) Mais il y a des choses et des personnes pour qui elle [l’âme] a des attraits dans l’oraison, qu’il semble que comme un autre Jacob elle lutte corps à corps avec le bon Dieu, lui disant : « Je ne vous laisserai point que vous ne m’ayez bénie [Gen. 32, 27] : je ne vous laisserai point que vous ne m’ayez donné ce que je vous demande. »
J’ai été un temps que par ces attraits je connaissais l’événement des choses. Mais depuis que Dieu m’a ôté toutes les lumières, je ne connais plus quels effets ont mes prières, ni pour moi, ni pour autrui. [445]
Après 1655, la trace de Claudine Moine se perd.
Maria Petyt fut la célèbre dirigée de Michel de Saint-Augustin, l’un des bons disciples de Jean de Saint-Samson487 : le lien exceptionnel vécu au sein des Grands Carmes se poursuivit donc sur une troisième génération, laïque cette fois-ci, puisque Marie adopta le mode de vie des béguines à Gand. Ce fut une chance immense pour elle de rencontrer ce mystique accompli qui sut la reconnaître et la délivra de pratiques inadaptées qui empêchaient son épanouissement intérieur.
Ecrit à la demande de son père spirituel, son témoignage488 a été partiellement traduit en français489, ce qui nous permet de goûter sa qualité unique. Sa Vie nous donne un compte-rendu véridique, pénétrant et réaliste de sa trajectoire mystique : partant de la folie de l’ascèse propre à son temps, passant par des angoisses et des difficultés psychologiques autant que spirituelles, elle fut conduite à une plénitude de grâce qu’elle partagea autour d’elle. Marie est la preuve qu’une vie béguinale parfaite a existé bien après les grandes figures des Hadewijch I et II 490.
Née aux Pays-Bas espagnols d’une famille aisée de commerçants, elle reçut une bonne éducation chrétienne. Toute jeune, elle recherchait la solitude pour prier et suivre sa « voix intérieure ». Elle entra à dix-neuf ans au couvent des chanoinesses de Saint-Augustin à Gand qu’elle dut bientôt quitter, sa vue déficiente la gênant pour chanter l’office :
(I, 24 :) 491 Je ne pouvais plus participer à la vie régulière et j’étais comme un membre coupé du corps […] Cela dura environ trois semaines, en attendant que mon père vînt me chercher. Cette séparation […] me fut néanmoins fort pénible et réellement crucifiante ; d’autant plus que j’avais remarqué que certaines sœurs croyaient toujours que j’avais simulé afin de pouvoir sortir honorablement.
Dans le couvent régnait la folle ascèse habituelle du temps :
Peut-être certaines religieuses suspectaient-elles mes intentions à cause d’un détail qu’elles avaient remarqué dans ma conduite : j’avais en effet une peur instinctive, parfois manifestée, à la vue de certains instruments de pénitence tels que lanières, disciplines garnies de pointes, etc. Au début ces disciplines m’avaient causé un grand souci. J’avais peur de me les appliquer et ce n’est pas sans grands efforts que je réussis à surmonter cette aversion naturelle. Cela dura quelque temps, jusqu’au jour où je résolus de me donner vigoureusement la discipline, d’abord avec des orties, ensuite avec des chaînettes. Après avoir fait souffrir ma chair de diverses façons, j’en arrivai à me haïr moi-même et ainsi disparut la peur que j’avais eue. Je n’éprouvais plus guère d’aversion pour les disciplines ; mais sans doute les religieuses gardaient l’impression que je leur avais faite au début. Dieu l’avait ainsi voulu et cette disposition providentielle devait lui permettre d’accomplir sa volonté dans la suite.
(I, 26 :) Et tandis que j’étais dans cette indécision, Dieu éclaira mon âme comme d’un rayon lumineux. Il m’incitait à me jeter dans ses bras paternels, comme une enfant, à l’aimer comme une enfant et n’avoir recours qu’à Lui seul. Ce rayon de la grâce opéra immédiatement son effet dans mon âme et je me sentis aussitôt revigorée et fortifiée en Dieu. Toutes mes peines et mes tourments disparurent. Rien de ce qu’on pouvait me faire souffrir ne me touchait plus.
Puis elle trouva asile au petit béguinage de Gand, dont elle ne supporta toujours pas les pénitences corporelles. De plus, son directeur spirituel eut l’initiative inopportune de vouloir la mettre en oraison passive sans attendre que la grâce l’y pousse. Elle tentait donc d’établir le vide par la force, empêchant la libre circulation de la grâce. Heureusement, elle finit par comprendre son impuissance :
(I, 28 :) J’avais pris tellement l’habitude de me mortifier quant à la vue que certaines béguines demandèrent à la Grande Dame 492 si j’étais aveugle. Elles ne m’avaient jamais vu lever les yeux. Parfois, pour mortifier ma vanité, mon confesseur me donna l’ordre de froisser et de chiffonner ma belle guimpe ou de frotter de craie mon voile noir, etc. Quant aux pénitences corporelles, celles-ci étaient assez rudes étant donné ma complexion assez faible et ma jeunesse. Je n’avais pas vingt ans. Pendant six semaines il me fit prendre la discipline une fois par jour. Pour le surplus, nuit et jour, je devais porter autour du corps des ceintures garnies de petites pointes. Cela me faisait très mal surtout lorsque je prenais mes repas et que le corps gonflait. […]
À cette époque j’éprouvais souvent de grandes difficultés pour combattre le sommeil qui me prenait lorsque j’étais à l’oraison ou à l’église. C’est que je dormais très peu la nuit à cause de mes instruments de pénitence dont j’ai parlé déjà : malgré tous mes efforts pour résister au sommeil, il m’arrivait de m’endormir le front au sol à l’église ou dans ma chambre. Je dormais debout ou en marchant ; et cela m’était un véritable tourment.
Lorsque j’eus acquis une certaine assurance dans cette pratique au point d’y sembler bien établie, sa révérence me conseilla d’abandonner de plus en plus toute activité propre pour arriver par degrés à me contenter d’une foi nue en la présence divine et d’une conformité de volonté tournée vers Dieu. Dans les débuts cette pratique me fut fort difficile et j’y trouvais peu de goût. Il m’était dur d’être sevrée de la douceur des consolations intérieures sensibles. Car en même temps notre Seigneur avait commencé de me placer dans un état de sécheresse, d’obscurité, de souffrances intérieures, de pauvreté et d’abandonnement spirituel. Cet état de mon âme a duré un an environ.
[Cette nouvelle pratique me coûtait aussi] parce que je n’étais guère habituée à me tenir intérieurement attentive à Dieu une façon si dépouillée, simple et purement spirituelle. Je ne connaissais pas encore l’accès au désir de l’esprit. Toujours fort mêlé à ce qui relève des sens, l’esprit ne percevait rien qui ne fut mélangé de sensibilité, de goût sensible. Je restais pour ainsi dire entièrement enfermée dans ma propre personne. C’est pourquoi l’oraison et la pratique de la présence de Dieu par la foi nue me paraissaient si difficiles et dures et sans saveur aucune. Il m’arrivait d’être très fatiguée de lutter contre mes pensées, de tâcher de les réduire au silence, de les supprimer ou de les oublier. Parfois les distractions et les pensées importunes me submergeaient créant en moi un réel vacarme. Les sens eux-mêmes se déchaînaient et se dispersaient comme des bêtes sauvages ; et je ne parvenais plus à les faire taire ou à les reprendre en main, si ce n’est parfois après avoir longuement prié.
(I, 44 :) Ce fut en réalité par un dessein providentiel de Dieu que je fus ainsi placée dans un état de sécheresse malgré l’ardeur de mes désirs et la générosité de mon application. Dieu voulait me mortifier à fond pour me conduire ainsi à la connaissance fondamentale et à la méfiance de moi-même. Jusqu’à présent j’avais beaucoup trop compté sur mes propres forces pour acquérir les vertus et les grâces spirituelles. Je m’étais comportée comme si tout cela pouvait s’obtenir à force d’application et de travail actif. Le fait d’éprouver le contraire me donna une grande méfiance de moi et je confessai volontiers mon impuissance à tout bien, si mon Bien-aimé ne daignait lui-même mettre la main à l’ouvrage. Je comprenais maintenant que ni celui qui plante ni celui qui arrose ne sont rien, mais Dieu seul donne la croissance ; et j’ai su qu’il est vain de se lever avant le jour si la grâce divine ne prévient, n’accompagne et ne suit.
(I, 45 :) Ces sentiments de jalousie que je ressentais en voyant d’autres, plus favorisées de grâce, m’étaient particulièrement pénibles, car je voyais parfaitement qu’ils étaient contraires autant à la raison qu’à l’amour fraternel. Malgré les efforts que je faisais en tâchant de cultiver et de mettre en œuvre la vertu contraire, je ne parvenais pas à surmonter ces mouvements spontanés. J’étais forcée de me placer dans un état d’acceptation silencieuse et de passive soumission au bon vouloir de Dieu, dans l’attente qui lui plût de me débarrasser de cet amour-propre. Cette tentation causa en moi une humiliation extrême dont il résulta un réel dégoût de moi-même. Je ne pouvais plus me supporter.
Elle avait beaucoup de doutes sur toutes ces pratiques :
(I, 101 :) Il m’était venu une grande tristesse et j’éprouvais une réelle aversion de notre genre de vie. Il me semblait impossible d’y persévérer jusqu’à ma mort. Cette perpétuelle solitude surtout et ce silence étaient devenus insupportables. Quand je me rendais à notre cellule, de terreur mes cheveux se dressaient sur ma tête. […] J’avais au plus haut degré le doute que notre genre de vie pût réellement plaire à Dieu. Je doutais que Dieu m’eût appelée à cette façon de vivre, puisque ma nature y éprouvait une telle répugnance. Il me semblait que tout ce qui m’y avait poussée et déterminée n’avait été que pure erreur et tromperie.
Elle s’établit alors avec une amie dans une maison pour y vivre selon une règle inspirée du Carmel donnée par son confesseur ; elle fait profession de tertiaire du Carmel. Heureusement a lieu une rencontre capitale : le Grand Carme Michel de Saint-Augustin va la délivrer de ces pratiques qui lui font du mal, et la dirigera pendant trente ans. Il sauvera sa biographie et ses lettres. Voici comment elle décrit sa délivrance et sa relation avec ce père spirituel :
(I, 47 :) Les enseignements qu’il me proposait tendaient tous à ce seul point : faire place à la grâce divine en purifiant, en vidant l’homme intérieur, en le purgeant de tout esprit de vaine possession.
(I, 48 :) Afin de me faire acquérir plus de constance et de facilité dans la pratique de cette doctrine, mon confesseur m’enseigna la sainte liberté de l’esprit. […] Il me dit que par la simplicité d’esprit je devais tâcher de progresser tellement que j’en arriverais à ne plus même faire attention à mon état intérieur ni au travail qui s’opérerait en moi, ne sachant plus si la nature était ou non dans la souffrance. Hors Dieu, je ne devais m’arrêter à rien, ne m’appuyer à rien qu’à lui seul. Je devais m’efforcer sans cesse de surnager comme un certain oiseau, me disait-il, qui bâtit son nid sur les eaux et y demeure en sécurité soit que le flux le soulève ou que le reflux l’abaisse, sans s’inquiéter du mouvement des eaux […] Cette comparaison fut pour moi un trait de lumière. Elle me fit comprendre qu’il faut bâtir son nid en Dieu et sur sa volonté sainte. C’est là qu’on doit se tenir sans bouger, sans s’inquiéter du flux et du reflux de la grâce. Indifférent à tout ce qui est au-dessous, l’âme tâche de surnager sans cesse, par un mouvement intérieur d’amour. Toute créature et tout ce qui n’est pas Dieu, il faut le considérer comme une eau mouvante qui s’écoule et fuit, et à laquelle il n’est pas possible de s’appuyer à demeure. Cette comparaison et quelques autres restèrent fixées dans ma mémoire pendant deux ans et j’en ai tiré grand profit.
[Elle lui demande de la prendre en charge :] Mais comme il voyait bien que j’y tenais et que mon zèle était si grand pour suivre son esprit, il se sentit intérieurement porté à accepter cette charge. Il consentit donc et me permit de lui écrire une fois tous les quatre mois pour lui rendre compte de ce qui s’était passé dans mon âme pendant ce temps. Il m’imposa cependant de le relater en peu de mots. […] Mon esprit se stabilisait assez bien. La sensibilité, (50) la tension et les affections de l’âme ne se fixaient guère sur des sujets divers et ne s’éparpillaient pas ici et là. Aussi me fut-il possible de poursuivre avec plus de vigueur et exclusivement l’Unique nécessaire. Quoique j’en eusse parfois fort envie, je renonçai à satisfaire ma curiosité par la lecture de toutes sortes de livres spirituels ; et je m’en trouvais fort bien. […] La lumière divine croissait considérablement et me permettait de mieux découvrir la présence de mon bien-aimé en moi et dans toutes les créatures. Je les voyais comme saturées de son Être.
Elle s’aperçoit que son père spirituel lui est présent à chaque instant :
(I, 51 :) [Son soutien fut] efficace pour me soutenir et me conduire dans le chemin de l’esprit. En effet partout où je me trouvais, je croyais toujours voir mon père spirituel présent au côté de mon Dieu. Cette présence provoquait en moi un grand respect et une grande réserve en toutes circonstances. […] Toutes les instructions qu’il m’avait données jadis paraissaient alors d’une façon si claire qu’elles semblaient m’être adressées à l’instant même. Bien plus : je comprenais, je saisissais leur sens profond beaucoup mieux qu’auparavant. Je dois à la vérité de dire que j’ai été souvent assistée de cette manière, encouragée et consolée autant et même plus que si mon père spirituel avait été physiquement présent. J’ai joui de cette faveur pendant environ sept ans, si j’ai bon souvenir ; jusqu’au temps où vraisemblablement je commençais à acquérir une certaine stabilité de l’âme et quelque expérience de la vie intérieure et de sa pratique.
Cette présence de mon père spirituel au côté de notre Seigneur me semble avoir été une certaine impression dans la mémoire et dans l’intelligence. On pourrait l’appeler une image intellectuelle. Elle était très simple et presque entièrement spirituelle. Elle ne s’alourdissait jamais de mouvements naturels, n’entraînait ni multiplicité, ni affection sensible, ni sympathie humaine, comme il arrive souvent dans les débuts, surtout quand il s’agit d’une personne dont on reçoit beaucoup de secours et que l’on chérit de tout son cœur en Dieu.
En 1657, elle s’installe à Malines, dans une maison proche des carmes. Elle est toujours dirigée par Michel de Saint-Augustin. Avec d’autres femmes spirituelles se crée une communauté qui vivra d’une manière très retirée.
Dans les comptes-rendus qu’elle donne au père Michel, voici comment elle décrit son écriture sous l’empire de la grâce:
(I, 56 :) Tout ce que j’écris m’est dicté au moment voulu, phrase par phrase, d’une manière étonnante. Mon cœur demeure dans la simplicité et le calme ; et les sujets se présentent à point nommé : « ceci et rien de plus ». […] Il me vient à la mémoire tout juste ce que la plume peut transcrire tant que le loisir me le permet […] Avant comme après, je n’y pense pas. Quand je vais commencer d’écrire, mon cœur en est totalement détaché et la plupart du temps je ne sais pas ce que je vais écrire. Puis lorsque je prends la plume, tournant vers Dieu un regard d’amour, tout m’arrive à la mémoire petit à petit, même ce qui s’est passé il y a très longtemps et à quoi je n’avais plus pensé depuis des années. Quand j’écris, je me comporte d’une façon plus passive qu’active. C’est comme si j’écoutais quelqu’un qui me dicte et m’inspire ; et quand bien même j’aurais écrit pendant plusieurs heures d’affilée, je ne ressens aucune fatigue. Au contraire de ce qui m’arrive dès que je suis forcée d’écrire sur d’autres sujets.
Selon A. Derville, « elle égale sainte Thérèse d’Avila dans la description des répercussions de la grâce sur sa psychologie »493:
(I, 121 :) Je crois avoir fait surtout des progrès dans la connaissance foncière de mon propre néant. La médiocre estime que j’avais et la défiance de moi-même se sont accentuées, et ma confiance en Dieu seul s’est considérablement accrue. L’humilité est devenue plus profonde et sa pratique plus constante. La pureté du cœur et la pauvreté d’esprit ont bien augmenté. Il me semble que mon esprit s’est dépouillé davantage de toute attache, de toute inclination, de toute affection pour les créatures, même pour les créatures de l’ordre surnaturel.
(I, 125 :) Quand approcha la fin de cet état dont je viens de parler, je me trouvai placée non dans l’obscurité ni non plus dans la lumière. C’était comme une aube, entre la nuit et le jour. Il faisait à moitié clair, à moitié obscur. Cependant cette lumière était pauvre et ce n’était pas elle qui me poussait à faire ou à omettre ce que Dieu voulait ou ne voulait pas. Seule la lumière de la raison naturelle m’y poussait ; et cette lumière est obscure. Elle suffisait cependant à me montrer en temps voulu ce que mon Bien-aimé voulait me voir faire ou ne pas faire. […] Il semble d’ailleurs presque impossible et contradictoire dans les termes qu’une âme, quant à la sensibilité, soit abandonnée et privée de toute influence divine et de toute tendance au bien, mais qu’en même temps, quant à la partie supérieure (qui est purement spirituelle, qui est l’être et la substance de l’âme) elle reste habituellement orientée vers Dieu et les choses divines, sans être le moins du monde, me semble-t-il, inclinée vers le créé ou dispersée dans des objets créés. […]
C’est à ce va-et-vient des puissances qui s’évadent que se passait pour moi le temps de l’oraison. Aussi n’avais-je jamais le sentiment d’y récolter quelque fruit appréciable de simplicité, de silence du cœur, de rapprochement de Dieu. Pourtant je ne me sentais pas éloignée de mon Bien-aimé. Je me savais avec lui ou tout au moins assez près. Mais cela se passait dans l’obscurité. Je ne le voyais pas d’un regard clair de la foi. J’étais dans la situation de quelqu’un qui se trouve dans une chambre avec un ami lorsque soudain toute lumière s’éteint. Il ne se croira pas pour autant séparé de son ami. Il ne doute pas de sa présence quoiqu’il ne puisse plus le voir. Il attendra avec patience que la lumière se rallume pour pouvoir regarder son ami comme il le voudrait. Cependant, malgré l’obscurité qui s’est faite, il lui reste possible de converser avec son ami et de traiter avec lui comme auparavant. Il y aura simplement un peu moins de satisfaction et d’agrément. C’est ainsi que mon âme se comporte avec son Bien-aimé lorsque celui-ci se cache dans l’ombre. Elle traite avec lui comme s’il était là. Car si le regard clair de la foi sensible ne lui montre pas son Bien-aimé, elle sait cependant, par la foi nue, qu’il est présent.
La lumière divine m’a enseigné et montré la voie d’une plus grande pureté encore, en ce sens que la consolation et la douceur que je goûtais à faire la volonté de Dieu, il ne fallait pas s’y reposer ni s’y attacher. J’ai compris que je ne devrais jamais m’arrêter à cette saveur, pas même un instant. Même en ceci il faut refuser cette satisfaction donnée à la nature et cette subtile nourriture qui la maintient en vie. […]
Si, au cours des années précédentes, je me suis élevée dans la connaissance de la pureté intérieure, de l’élévation du cœur, des ascensions de l’esprit vers Dieu, et si j’ai gravi ces échelons sous l’impulsion d’un amour brûlant et par diverses considérations, maintenant au contraire il me semble descendre les marches et m’enfoncer, et sombrer ; mais non pas dans les créatures ni dans les sens ni dans la nature. Par une vue sans cesse renouvelée d’un anéantissement plus complet, je descends dans la connaissance fondamentale de mon indignité. Si bien que du plus profond de mon cœur monte vers mon Bien-aimé cette supplication qui exprime ce qu’il y a de plus vrai en moi : « Seigneur, détruisez-moi, car je ne suis pas digne de vivre, d’être comptée au nombre des créatures de vos mains. »
(I, 132 :) On voit ainsi dans la nature que les brouillards s’accumulent au creux des vallées profondes. Mais quand le jour se lève et que le soleil commence à darder ses rayons sur la terre, il aspire le brouillard et l’attire au-dessus de la terre au plus haut du ciel. Ainsi de même les brumes de la grâce divine descendent habituellement dans les profondeurs des âmes humiliées. Parfois alors, le soleil divin aspire ces âmes et les élève au-dessus d’elles-mêmes, au-dessus de tout ce qui est d’ici-bas.
(I, 133 :) Il m’a été mieux montré, intérieurement, comment il faut pratiquer cet esprit d’humilité, cet amoindrissement et anéantissement de mon moi. Cela doit se faire d’une manière plus élevée, plus dégagée d’images, en plus grande solitude et simplicité et profondeur. Cette pratique implique que l’on oublie immédiatement, instantanément et son propre moi et toutes les autres choses. Tout doit être, en un seul instant, absorbé par l’infinie grandeur de Dieu : comme une petite étincelle qui, lancée dans un brasier immense, y disparaît aussitôt et ne se voit plus. […]
Dans tout l’homme, tant intérieur qu’extérieur, il règne alors un grand et profond silence qui fait taire les puissances sensibles et rationnelles. Ce silence règne sur tout autant de l’oraison. Il est un doux repos, un sommeil d’amour en Dieu. Peut-être est-ce là cet état dont jouit l’épouse du cantique quand l’époux commande à toutes les créatures de ne point la réveiller avant qu’elle ne le désire. Ce repos en Dieu m’était le plus souvent donné lorsque j’avais eu à supporter de lourde charge ou à subir de pénibles difficultés. Mon être tout entier s’en trouvait alors réconforté, nourri, dans la joie.
Elle accède à un état sans image, ce qui l’inquiète au début, puis elle se met à vivre habituellement dans cette “simplicité essentielle” :
(I, 144 :) Un jour de Noël je me suis trouvée dans une union à l’être sans image de Dieu. Je ne pouvais plus réfléchir à rien et mes puissances internes n’avaient plus d’autre opération que de s’immobiliser et de demeurer dans cette union. Il me vint alors comme une tendance à m’inquiéter parce que je me trouvais tellement privée de toute opération d’amour sensible. Je ne percevais en moi aucun mouvement d’admiration de Dieu ni d’humilité. Aucune connaissance, aucune considération au grand mystère que l’Église propose à notre méditation. […]
La contemplation ardente s’opère par le recueillement, un éloignement et une séparation de toutes choses, etc. Mais la fruition essentielle opère de toute autre façon. Il n’y est plus question d’introversion ou d’extraversion : elle est simple. Elle est forte et non tendre comme l’autre. Elle possède aussi une plus grande liberté et domine les choses créées parce que les sens et les autres puissances ne la contrarient pas et n’empêchent plus la contemplation constante, l’adhésion à Dieu et la fruition. Les sens et les puissances sont à ce point réunis dans l’esprit et unis à lui qu’ils n’ont plus avec lui qu’un même objet.
(I, 145 :) Placée dans cet état, l’âme n’est pas soulevée au-dessus des sens ou retirée au-dessous d’eux. […] Quand on se trouve dans cet état, il ne semble plus permis de pratiquer intentionnellement l’une ou l’autre vertu ni de méditer un objet distinct, pas même l’amour de Dieu. J’entends par là qu’il ne peut y avoir d’acte. Il ne faut pas non plus que ces choses soient présentes à la pensée dans une forme imaginative. […] Cela ne veut pas dire que l’âme ait été vidée de tout acte d’amour de Dieu ou qu’elle ne soit plus capable de pratiquer les vertus en temps opportun. Il ne lui serait pas possible de demeurer quelque temps dans cet état de simple fruition divine si toutes les choses ne se trouvaient pas essentiellement en elle, de la façon la plus parfaite ; et si, tout au moins pour le temps que perdure cet état, les vertus n’étaient pas pour ainsi dire incorporées à sa nature. […] La plus parfaite et nue simplicité, c’est cela : lorsque l’Un sans image est devenu le seul et unique objet pour une âme.
(I, 147 :) Mais l’état de simplicité essentielle dont je traite ici ne résulte pas d’un choix ou de quelque intention. L’âme y est beaucoup plus indifférente à tout et ne recherche pas ce qui pourrait être un indice de la volonté divine. Elle est beaucoup plus libre et détachée. Ni la crainte de Dieu ni celle de perdre son repos silencieux ne trouvent ici autant de place que dans l’autre état. La raison en est que cette solitude suit l’âme partout où elle va, quoique d’une façon moins intime et savoureuse, mais plutôt essentielle et simple.
Ici il n’y a plus, comme dans les autres états et pratiques, des élévations de l’esprit ou des retraites dans les profondeurs. L’âme semble simplement vivre en Dieu, respirer, reposer en lui, tout en demeurant au milieu des choses créées. Mais rien ne trouble son équilibre. Elle n’éprouve [pas] le besoin de se détourner de rien, de ne rien faire.
Elle décrit avec précision le passage à l’union avec « Dieu tel qu’il est », au-delà de tout état :
… mais quelque privée que je me sente de grâce sensible, d’amour sensible, de dévotion, etc., cela ne me tourmente en rien ni ne m’attriste. À peine y fais-je attention. Au contraire, lorsque, à l’improviste, me survient une réflexion sur cet état de privation, il jaillit dans mon esprit une certaine joie, un contentement et une paix intérieure. C’est que je me sens alors toute indigne des grâces et faveurs du Bien-aimé. Je considère que je ne mérite absolument rien de bon ; que cette privation me revient à juste titre. Je me sens totalement vide d’attente ou de prétention à la moindre grâce, comme si jamais encore je n’avais goûté et expérimenté quoi que ce soit d’exceptionnel en Dieu.
D’autre part cette joie intérieure, mais d’une pure et sincère tendance vers Dieu tel qu’il est, c’est-à-dire dépouillé ou non revêtu de lumière ou de quelque attribut. Car tous les attributs, quelques nobles et éminents et excellents, ne sont tout de même pas Dieu lui-même. Aussi faut-il les dépasser, les perdre en Dieu afin d’obtenir une réelle union avec Lui. En effet, tant qu’il reste dans l’âme ne fût-ce qu’un rien, une parcelle de sensibilité ou d’émotion, la moindre représentation ou forme de quoi que ce soit, ou quelque attache, cela crée un intermédiaire entre elle et Dieu. […]
Cette simplicité est telle qu’elle répugne à écrire :
(I, 177 :) j’ai ressenti quelque trouble dans l’âme et un obscurcissement de l’esprit parce que la sainte obéissance me forçait à noter mes états intérieurs, ma manière de prier, les opérations de l’esprit, les illuminations, etc. Cela, me semble-t-il, avait été commandé sans la moindre raison, car cet esprit était si peu de chose, si petites les grâces, si faibles les opérations de l’esprit en moi que tout cela ne valait pas une relation écrite. J’estimais que l’on se faisait de moi une opinion meilleure que ce qu’il en était en réalité. Je ressentais une répulsion à écrire ces choses parce que j’aimais m’attacher au repos en Dieu sans retour sur moi-même, sans remarquer ce qui se passait en moi, ce que Dieu y opérait. Et cette absence de réflexion et d’images, je craignais de la perdre par des notations écrites et de subir ainsi l’immixtion d’intermédiaires dans mon union d’amour avec le bien suprême, le Bien-aimé sans images.
Sur le couple humilité-amour :
Les deux extrêmes de l’amour et de l’humilité se conjuguent parfaitement dans l’âme qui en est favorisée : ils s’y trouvent également nécessaires l’un et l’autre pour tempérer et harmoniser leurs mutuels excès. Car l’amour sans l’humilité serait trop téméraire, trop ardent, sans prudence nécessaire. Il dépasserait facilement les limites permises. Et l’humilité, sans l’amour, serait trop timorée, trop peu libre. Mais quand ces deux vertus sont réunies, tout réussit, et l’amour et l’humilité se partagent l’un à l’autre leurs propres qualités.
Elle décrit différentes modalités d’immersion de l’âme dans le divin :
(I, 233 :) Après avoir été comblée pendant quelque temps de prévenances et de communications divines et d’avoir joui de confidences amoureuses du Bien-aimé, etc., il lui a plu de me replacer dans un état un peu moins élevé et moins exceptionnel. Ce fut un certain repos en Dieu, un silence, une sainte inaction, une très retirée solitude du sommet de l’âme dépouillée de toutes images ou formes dans l’obscurité de la foi, afin de contempler ainsi et sans cesse Dieu dans un regard simple et nu de la foi.
Mon Bien-aimé m’a fait expérimenter un autre mode encore d’union. Celui-ci est tout différent de ceux dont je viens de parler. Cette rencontre de l’époux et de l’épouse commence par une contemplation, par une perception de l’infini de l’être divin sans mesure. Dans cet infini de Dieu, mon âme se trouve absorbée, immergée. […] Elle sent, elle sait avec certitude qu’elle repose en Dieu, en son Tout, en son origine et sa fin d’où elle s’est écoulée et où elle reflue, espérant pouvoir y reposer éternellement. L’âme se tient immobile et coite […] Le calme et le silence sont tels que l’époux et l’épouse semblent être seuls au monde. J’éprouve alors en toute réalité ce qui est écrit de l’âme aimante : « Je la conduirai dans le désert et là je parlerai à son cœur » [Osée 2, 14]..
(III, 31:) Toutes ces opérations de l’esprit se développent dans un silence, un mystère, une élévation d’esprit vraiment admirables. Elles s’ordonnent en grande simplicité, l’une suivant l’autre, sans que l’on sache comment, tant l’âme est prise et absorbée. […]
Cette immersion, cette disparition, cet anéantissement en Dieu ne se produisent pas à la suite d’un ravissement d’esprit ou par une surélévation, comme je l’ai dit autrefois. Il s’agit ici d’une chute au plus profond de mon fond, en parfait recueillement et silence des puissances. Ce silence et ce recueillement sont tels qu’aucune des puissances de l’âme ne peut plus agir de quelque manière, car le moindre de leurs mouvements retarderait le total anéantissement requis pour être transformée et unifiée d’esprit en Dieu. Tant qu’il reste un mouvement ou une activité propres, si minimes soient-ils, l’âme demeure en elle-même. Mais lorsque Dieu, tout soudain, prend possession de l’âme et l’absorbe, il suspend aussi les puissances et leurs opérations tant que durent l’union et la transformation. Aussi l’âme n’a-t-elle aucune difficulté à les réduire au silence.
Mais lorsque l’attraction du Bien-aimé se fait un peu moins puissante, l’âme peut intervenir quelque peu. Avec une adresse toute spirituelle, elle tâche de s’enfoncer dans son néant ; et lorsqu’elle y parvient, anéantissant tout ce qu’en dehors de ce Rien elle pourrait comprendre, percevoir, découvrir ou éprouver, son fond réduit au Rien se trouve enlevé et possédé par Dieu. […]
Sachez, révérend père, qu’un feu d’amour brûle très doucement dans le cœur et qu’en s’étendant il attire à lui ce que l’esprit d’amour actif lui signale afin d’y être purifié dans son brasier. Ce qui se passe très secrètement, paisiblement, sans que les puissances sensibles participent.
(III, 36 :) Mais parfois, lorsque l’esprit d’amour agissant est destiné à attirer certaines âmes pour les purifier de quelque défaut, imperfection, etc., toutes les puissances de l’âme semblent agir : l’intelligence pour comprendre la mission de l’esprit d’amour, la mémoire pour s’en souvenir, la volonté pour supporter et le prendre à cœur, etc. […] Mais tout cela se fait en très peu d’instants, puis tout rentre dans le recueillement et la solitude du fond de l’âme où le feu d’amour poursuit silencieusement l’œuvre de purification. […] L’âme reste alors immergée en Dieu.
(III, 66 :) (le 15 novembre 1672) Le soir avant de me coucher l’esprit d’amour actif cessa d’opérer en moi et en même temps aussi l’esprit de prière silencieuse. Je me suis trouvée pauvre, abandonnée, sans lumière, bannie du Palais royal comme une misérable mendiante. […] Je crois avoir été avertie ainsi de donner moins d’importance et de liberté à l’esprit d’amour agissant et de m’en tenir, comme je l’avais fait déjà, à l’esprit de prière en simplicité et solitude qui est plus constant et plus parfait.
(III, 84 :) Actuellement la façon de prier pour telle ou telle chose ou pour quelqu’un […] doit se faire uniquement lorsque je vois qu’il veut me voir prier à cette intention, et rien de plus.
Il m’est appris à recevoir cette lumière divine d’une manière toute passive. Je la laisse monter par elle-même. J’en jouis sans y apporter la collaboration de l’esprit naturel ni aucune spéculation de la pensée. Car les pensées sont toujours accompagnées par la fantaisie qui crée aussitôt les images. Et celles-ci ne sont pas tolérées dans cet état. Il faut au contraire une tranquillité et une simplicité suréminentes. La moindre pensée, la moindre réflexion faite sur cette lumière sont de trop…
À un autre moment, j’ai perçu une lumière plus éminente encore. Elle m’attirait et me conduisait dans une profonde solitude, dans un désert de l’esprit. […] J’ai appris comment il faut fuir les sens internes et m’en tenir très éloignée en m’enfonçant dans une profonde solitude. Là mon Bien-aimé parlera à mon cœur. Il me fera comprendre et exécuter sa volonté. […] Mais il faut pour cela que je me garde libre de tout trouble et de toute collaboration des puissances inférieures et même d’une certaine façon, des supérieures, surtout de la raison. Car je remarque ceci : lorsque la raison commence à saisir quelque lumière concernant certaines choses, elle entre en travail avec trop de vivacité et elle communique ses connaissances aux autres puissances, imaginatives, concupiscibles, irascibles, etc. […] Ces puissances sont par là invitées à prêter leur collaboration imparfaite de pétulance et d’émotions. […]
Voici un magnifique billet daté du 27 juin 1671 :
(IV, 11 :) Je contemple Dieu dans une obscurité, dans une ténèbre à l’intérieur de mon fond. Toutes les puissances de l’âme sont dans un paisible repos et dans le silence. Cette contemplation s’opère par un simple et ardent regard de l’âme. Ce regard est bien plus passif qu’actif. Tout ce que je reçois dans cette oraison se réduit à nier ou à ignorer ce que l’esprit naturel peut connaître et savoir de Dieu. Et l’âme sombre dans l’abîme caché de l’Etre inconnaissable, se perdant elle-même dans cet Etre avec tout ce qui la touche. Par cette perte et disparition dans le Tout, l’âme devient une avec ce Tout.
Elle adresse une dernière lettre à son père spirituel :
(287 :) 494 la parfaite pauvreté d’esprit que, depuis quelque temps, l’Aimé semble avoir implantée en moi, me paraît être le siège de l’amour où le très pur amour de Dieu repose et se maintient.
Suit une relation des derniers jours par Michel de Saint Augustin :
Et cependant elle dut encore attendre sur le seuil de la mort et y souffrir une dernière maladie et une nuit obscure de son âme. Tout le temps de cette maladie, malgré les maux atroces, elle demeurait joyeuse et amicale pour tous et surtout pour les sœurs de la maison. Elle les encourageait de bonnes instructions et leur témoignait sa gratitude pour leurs soins. Un jour comme lentement approchait l’heure de la mort, elle dit au révérend père Marius de saint François, sous-prieur : « On dit que les gens se trouvent dans la peur, anxiété et tentation lorsque la mort approche. Dieu soit loué, je ne connais pas les tentations et intérieurement je suis toute tranquille et en paix ». Mais ensuite rappelant le révérend père, elle s’accusa d’avoir en toute simplicité prononcé ces paroles présomptueuses.
Marie Hélyot (1644-1682) et Claude Hélyot (1628-1686) sont l’exemple rare d’un couple uni dans la mystique. Mariés en 1662, ils menèrent la vie mondaine de riches bourgeois : très jolie, Marie aimait le luxe, les bijoux et les beaux vêtements. Mais une grande épreuve les atteignit : ils eurent un fils, mais celui-ci mourut à quatre ans. Alors, au grand scandale de la famille, Marie quitta le monde pour se consacrer à l’oraison, à la mortification et aux oeuvres de charité495. Contrairement à toutes ces femmes qui durent attendre le veuvage pour être libres, Marie reçut l’appui indéfectible d’un mari rempli d’une tendresse toute paternelle et qui ne pouvait lui résister :
Elle se coupa les cheveux pour ne perdre point tant de temps à se coiffer […] de sorte qu’elle n’avait qu’un simple bonnet sous sa coiffe, au grand étonnement des personnes de son sexe […] Ensuite elle se défit de tous ses bijoux, de ses perles et de ses diamants et n’eut point de repos que son mari, pour la contenter, n’eût ôté les couleurs à ses laquais, qu’il n’en eût retranché le nombre, jusqu’à se contenter d’un seul, et ensuite qu’il ne se fût défait de son carrosse et de ses chevaux496.
Dans sa Vie de Mme Helyot, son confesseur jésuite, le P. Crasset, visiblement ému lui aussi, la décrit comme la plus douce, la plus humble et la plus aimable personne du monde (p.42).
La douceur était tellement peinte sur son visage qu’il n’y avait qu’à la regarder pour calmer ses passions (p. 81).
On ne pouvait lui parler sans concevoir un grand désir de changer de vie (p. 85).
Elle passait ses journées auprès des pauvres :
Elle faisait entrer dans son logis des laitières, des bouquetières et autres femmes de très vile condition, et après avoir acheté leur marchandise qu’elle payait double, elle les instruisait… (p. 100).
Nous n’avons malheureusement aucun écrit de Marie, car elle détruisit les pages qu’elle avait écrites sur le « mariage de l’âme avec Dieu ». Seul nous reste le témoignage admiratif du père Crasset. Dans un style pieux, il a tenté laborieusement de rendre une expérience qui n’était pas la sienne tout en y mêlant ses souvenirs de lectures pour la garder dans un cadre orthodoxe :
Dès lors qu’elle commençait son oraison, elle s’élevait par une vue transcendante au-dessus de tout ce qui est créé et contemplait la Divinité sans forme et sans figure, sachant bien que Dieu n’est rien de ce qui tombe sous les sens et qu’étant infini et incompréhensible de sa nature, il est impossible à l’esprit humain de le renfermer dans ses connaissances […] Elle entrait dans un abîme de ténèbres qui environnent le trône de la Divinité et qui le rendent inaccessible à tous les esprits créés s’ils ne sont éclairés et fortifiés par la lumière de la gloire. Comme Dieu n’est que lumière, il est impossible qu’il y ait des ténèbres dans son palais ; mais ce grand abîme de clarté est à notre esprit qui n’en peut supporter l’éclat, un abîme de ténèbres qui l’éblouissent, qui l’aveuglent et qui lui dérobent la connaissance des créatures.
Après qu’elle avait fait s’évanouir toutes les images dont la nature a tant de peine à se défaire, qu’elle s’était plongée dans ces ténèbres mystérieuses qui font tant de frayeurs aux âmes qui n’ont point marché dans ces routes, elle se trouvait tout à coup élevée dans la Jérusalem céleste, où il n’y a ni lune ni soleil, parce que c’est l’Agneau de Dieu qui en est la lumière. Elle se voyait comme plongée dans ce grand et vaste océan de la Divinité où elle se perdait heureusement. Elle voyait l’être de Dieu sans pouvoir rien comprendre de sa nature que sa grandeur immense […] Son esprit, pénétré comme un globe de cristal, de cette lumière substantielle, demeurait tout ravi de se trouver dans Dieu, sans pouvoir dire ce qu’il voyait et par cette perte heureuse de sa raison, elle arrivait jusqu’à ces obscurités lumineuses qui surpassent toutes nos vues et toutes nos intelligences […]
Un fleuve est toujours fleuve, tandis qu’il est resserré et bordé de deux rivages ; mais dès lors qu’il a quitté ce lit de terre et qu’il s’est déchargé dans la mer, il cesse d’être fleuve et devient mer par le mélange et la confusion de ses eaux avec celles de l’océan […] Il en est de même de notre âme ; elle se resserre et se rétrécit en quelque façon dans elle-même, tant qu’elle est bornée par ces espèces créées et ces images sensibles, mais dès lors qu’elle s’est plongée dans Dieu […] elle se transforme en quelque manière en Lui, non pas par la perte de son être qu’elle conserve toujours, mais par un écoulement dans celui de Dieu et une union sacrée qui des deux n’en fait qu’un (p.118).
Son mari, Claude Hélyot, un peu plus rétif, ne fit d’abord que soutenir sa femme. Puis il tomba gravement malade en 1669, et fut guéri après un vœu à St François de Sales. Il suivit alors le même chemin que Marie : ils furent unis dans l’oraison et l’amour des pauvres. Nous avons la joie de pouvoir le lire puisqu’il a laissé la description de ses états spirituels : loin de l’ennui que suscitait le texte du P. Crasset, le style de Claude nous émeut par sa joie, sa simplicité et sa poésie. On voit sa modestie profonde et son réalisme précis dans cette lettre au P. Crasset devenu son confesseur :
J’ai bien de la peine à me tenir dans la contemplation après la communion ; car il me semble toujours que si l’esprit et les autres puissances de l’âme ne trouvent de quoi discourir, c’est perdre le temps inutilement. Néanmoins je puis vous dire que le jour de Pâques-fleuries, Dieu me fit la grâce de m’en faire comprendre quelque chose, si je ne me trompe. Car m’étant recueilli quelque temps après, j’entrai dans un si grand repos que toutes les facultés qui ont coutume d’agir en pareilles occasions d’une manière si distinguée et si sensible me parurent comme liées et sans action.
Il m’arriva quelque temps après cette grâce sensible dont j’ai eu l’honneur de vous entretenir quelquefois et dont j’avais été sevré il y a plus de trois mois, que je ne puis vous mieux représenter que par un vaisseau qu’on vide et que l’on remplit aussitôt d’une autre liqueur. Car il me semblait que c’était un silence de ces mêmes puissances qui facilitait l’entrée à quelque chose de plus noble et de plus grand ; et ayant été près d’une demi-heure en cet état, je sentis un mouvement intérieur, comme une voix douce qui me disait au cœur que je devais servir Dieu dans la personne des pauvres (Œuvres…, p. 15).
Il servit en effet les pauvres :
C’est pour assister les pauvres qu’il a quitté le carrosse, qu’il s’est dépouillé de ses meubles les plus précieux, et qu’il ne se servait à table que de vaisselle de terre, s’étant défait presque de toute son argenterie […] Il a fait venir à son logis pendant plusieurs années quantité de petits ramoneurs […] Comme le nombre de ces petits enfants croissait de jour en jour et que cela faisait beaucoup d’éclat dans le voisinage, il […] prit la résolution de recevoir chez lui, au lieu de ces enfants, de pauvres personnes qui voudraient faire des retraites […] Il allait le soir très souvent à l’hôpital Saint-Gervais où les pauvres se retirent pour passer la nuit … (p. 26)
Sa spontanéité et sa profonde sensibilité à la nature nous touchent quand il chante l’amour divin :
La campagne n’est jamais si belle qu’au lever de l’aurore, lorsque le ciel est pur et sans nuage. Toute la nature nage dans la joie ; l’air est serein et transparent, la terre riante de verdure, l’eau brillante de lumière. […] Il en est ainsi de l’amour dans l’âme qui […] en a reçu les premières atteintes. Le coeur se dilate, s’épanouit ; c’est une terre qui devient profonde… (p. 110).
Il n’y a pas de mouvement plus vif ni plus inquiet que celui du petit ruisseau qui bat le pays. Ce sont des eaux qui roulent par la campagne, qui arrosent les prairies ou qui bondissent contre les rochers. Enfin, étant las de courir, il entre dans les eaux plus spacieuses et plus étendues, où il demeure en paix, n’ayant plus de mouvements que le cours majestueux d’une grande rivière. O l’heureux état que celui d’une âme qui s’écoule de la sorte, qui calme ses désirs et qui les fait reposer dans le sein de la Providence ! Elle s’y éclaircit aussitôt, elle y perd toutes ses ordures. Enfin ce n’est plus elle qui agit, mais Dieu seul, qui en a pris possession, comme ce n’est plus ce petit ruisseau qui dispose de lui-même, mais un grand fleuve qui s’en est rendu le maître.
Ainsi le pur amour est une vaste solitude, où l’on ne trouve aucune créature.[…] Voilà ce qui arrive à l’âme qui tend au pur amour. Il ne faut pas qu’elle espère voir au ciel et sur la terre autre chose que Dieu seul (p. 111).
Comme il dessinait très bien, il avait fait le portrait de son épouse. C’est en allant faire tirer de nouvelles gravures qu’il attrapa froid : quelques jours plus tard, il rejoignit sa femme bien-aimée auprès de Dieu.
Nous nous sommes limités jusqu’ici au seul domaine catholique français à cause de sa richesse exceptionnelle. Mais pour respecter quelque peu le titre général d’Expériences mystiques en Occident, nous allons esquisser maintenant le paysage qui entoure ce jardin de langue française en évoquant quelques figures parmi les nombreuses qui vécurent outre-Rhin, dans les îles britanniques, dans le monde juif. Quelques noms sont incontournables dont nous ne pourrons donner que quelques citations.
Les conditions sont différentes entre terres catholiques et terres réformées : les traces de la vie mystique, que l’on peut supposer également distribuée dans l’humanité, sont inégalement préservées de part et d’autre. En Italie et en Espagne, l’expression de la vie intérieure est surveillée par l’autorité implacable du roi, du pape et de l’Inquisition ; la classe bourgeoise, condition de la culture et de la liberté de pensée, n’existe pratiquement pas. Au contraire en France on peut encore se débrouiller pour jouir d’une relative liberté : malgré la censure royale, les bourgeois sont cultivés donc indépendants d’esprit ; les enceintes conventuelles sont le lieu de la formation des novices et attirent les tempéraments mystiques ; les confesseurs sont obligatoires et étouffent souvent les âmes, mais, quand ils sont bons, ils demandent des comptes-rendus qu’ils préservent ou même éditent : la « bonne Armelle » fut publiée par son confesseur jésuite, Marie de l’Incarnation du Canada par son fils bénédictin, Marie des Vallées par Jean Eudes. Les riches bâtiments religieux contiennent des bibliothèques : même quand les vieilles structures disparaîtront, leurs rayonnages conserveront mieux les précieux manuscrits que les fonds privés. On peut donc à propos des textes mystiques parler d’un miracle français sur quelques décennies.
Par contre, en terres protestantes, il n’existe pas de contrôle sur l’éducation, donc pas de recrutement religieux. Aucun confesseur n’est à la recherche d’un(e) dirigé(e) qui mettrait en valeur sa direction : les traces de vie mystique ne sont pas encouragées. Les individus cherchent en leur âme et conscience, armés de leur bible. La vie intérieure n’est pas favorisée mais le culte et l’étude de l’Écriture, qui ne sont plus que formalisme et dogmatisme, au grand dam de certains paroissiens. Une réaction497 va donc avoir lieu : outre-Rhin, le mouvement piétiste va mettre l’accent sur la prière individuelle ; au sein de l’Eglise d’Angleterre ont lieu des « réveils »498, dont celui des « quakers ». On parlera de dissidents de la « troisième voie »499. Le lecteur pourra trouver des trésors chez les anabaptistes mennonites des Pays-Bas, les hussites ou frères moraves, les sociniens… à condition de connaître l’allemand.
Mais parlons tout d’abord du monde juif car il est regrettable et faux d’opposer judaisme et mystique500.
Un faible nombre de juifs vivaient en France sous la royauté : trente mille environ sous Louis XIV, répartis en « portugais » du sud-ouest (assez bien intégrés), « allemands » (plus ou moins misérables d’Alsace), « juifs du pape » avignonnais, enfin quelques centaines à Paris (ville qui ne connaissait alors que des juifs munis d’un laissez-passer501). L’influence de la plus ancienne s’exerça en France par l’intermédiaire des hébraïsants. Au XVIIe siècle, elle ne déborda guère du domaine des idées, mais à ce niveau elle fut considérable502.
La Kabbale est le nom donné à la mystique juive médiévale. Elle sera relayée au XVIIIe siècle par le grand mouvement hassidique né en Europe orientale.
La Kabbale est redécouverte depuis un peu plus d’un siècle503. Le Zohar ou Livre de la Splendeur, attribué au rabbi Shimon bar Yohai (2e siècle), en constitue le joyau perpétuellement commenté504 : Dieu est le « sans fin » (ein-sof), la création s’opère par contraction ou limitation de l’infini… La Kabbale n’est pas inhumaine : les mystiques juifs spiritualisent les textes bibliques, tel celui du Cantique, et célèbrent l’amour mystique505.
La Kabbale s’est rapprochée de son environnement chrétien, par exemple par sa conception de la présence divine, et par là elle a pu l’influencer. L’idée de la Shekinah (présence divine) pourrait être un lien entre le judaïsme et le christianisme si on l’interprète comme une présence en suivant l’interprétation de Nahmanide (contre celle de Maïmonide pour qui la Shekinah n’est qu’un intermédiaire)506.
La Kabbale fut reprise par des chrétiens, mais ces kabbalistes, mal acceptés de part et d’autre, furent le plus souvent ignorés. Pourtant, des croisements d’influences eurent lieu entre les deux traditions. Dès le Moyen Age, Ramon Lull (-1316) a pu être regardé comme le père spirituel des kabbalistes chrétiens ; le franciscain Roger Bacon écrit une grammaire hébraïque ; Nicolas de Lyre (-1340) se consacre à l’étude de l’hébreu et enseigne à la Sorbonne. Une kabbale chrétienne prit son essor lors de la Renaissance en Italie, ce dont témoignent, entre autres écrits, les 900 Conclusions (1486) de Pic de la Mirandole507. Pic influença Johann Reuchlin (-1522), qui sera en relation avec l’abbé bénédictin Trithème de Sanheim (-1516) et enseignera Œcolampade (-1531) et Melanchthon (-1560), le compagnon de Luther.
Le jeune Luther (1483-1546) espéra une conversion de juifs avant de se retourner violemment contre eux. Les liens se poursuivirent surtout de par le retour biblique protestant : Milton (-1674) connaissait l’hébreu tandis que les Puritains trouvèrent quelque analogie entre leur sort et celui de l’ancien Israël (l’analogie laisse des traces encore aujourd’hui).
Enfin, la Kabbale fut connue et reprise, partiellement, par le juif le plus illustre et le plus controversé du XVIIe siècle, Baruch Spinoza.
Son « panthéisme » et son rationalisme cartésien en firent aux yeux de ses contemporains l’ennemi premier des religions508 : il ne pouvait y avoir de conciliation entre sa métaphysique et une conception religieuse juive traditionnelle personnaliste. Dans le domaine des idées, Spinoza provoqua une révolution des études bibliques en voulant les soumettre à la critique rationnelle et historique, comptant sur la raison pour connaître Dieu et non sur les doctrines des Eglises509. Cette critique très moderne de la Bible fut reprise par l’oratorien Richard Simon (-1722) qui fut condamné par Bossuet510.
Spinoza fut chassé de sa communauté d’Amsterdam en 1656 et vécut à Rijnsburg de son travail de tailleur de verres optiques. Toute l’Europe des esprits libres vint le visiter, en particulier Leibniz.
Spinoza a pâti de sa condamnation par Bayle comme athée alors que, comme le montre le jésuite H. Laux dans sa présentation des cinq premières définitions de l’Éthique, « on pourrait même dire que Spinoza ne parle que de Dieu »511. En effet, Dieu est un « être unique dont toutes les autres choses ne sont que des modifications », « Il ne crée pas, il produit, il est ce qu’il produit, de sorte que tout est Dieu ». Nous serions en présence d’une « expérience de paix intérieure par rapport à soi et de générosité vis-à-vis d’autrui », « mystique de pleine affirmation et d’intelligibilité ». Voici en effet ce qu’écrivait Spinoza à Oldenburg :
[…] qui, enfin, ne peut gouverner ses désirs, ni les contenir par la crainte des lois, bien qu’il doive être excusé en raison de sa faiblesse, ne peut cependant jouir de la paix de l’âme, de la connaissance et de l’amour de Dieu, mais périt nécessairement. (Lettre 78).
Sans doute la rationalité s’inclinait-elle pourtant devant une intuition plus profonde, dont se fait écho la Proposition 23 de l’Ethique 512 :
Proposition 23. L’esprit humain ne peut être absolument détruit avec le corps, mais il en subsiste quelque chose qui est éternel.
Scolie. […] il n’est pas possible que nous nous souvenions d’avoir existé avant le corps, puisque aucune trace n’en peut rester dans le corps, et que l’éternité ne peut être définie par le temps ni avoir aucune relation au temps. Mais néanmoins nous sentons et nous faisons l’épreuve 513 que nous sommes éternels. Car l’esprit ne sent pas moins les choses qu’il conçoit par l’entendement que celles qu’il a dans la mémoire. […] nous sentons […] que notre esprit, en tant qu’il enveloppe l’essence du corps sous l’espèce de l’éternité, est éternel, et que cette existence de l’esprit ne peut être définie par le temps ou expliquée par la durée.
Le Piétisme s’enracine dans l’héritage spirituel du Luthéranisme par un mouvement de piété qui se fait jour autour de 1600. Surgirent des auteurs attirés par la mystique au centre de l’Europe et tout particulièrement en Silésie514 .
« Père du piétisme » il déploie son activité en Allemagne du Nord et déplace l’accent luthérien mis sur la foi en la justification vers l’unio mystica, nouvelle naissance de l’homme intérieur515. Dans son Vrai Christianisme, il insiste sur
…deux manières de chercher Dieu, l’une extérieure, l’autre intérieure. La première est la voie active, quand l’homme cherche Dieu ; la seconde est la passive, quand Dieu cherche l’homme […] Maintenant si l’homme pouvait de ses yeux corporels voir une telle âme en cette union, il verrait la plus belle créature du monde … car une telle âme est unie à Dieu, et par conséquent partage sa gloire, non par nature mais par grace.
Le plus connu est Jakob Böhme : fils de paysan, il ne fit pas d’études et devint le simple « cordonnier de Görlitz ». Mais ce chrétien fervent vécut une grande expérience en 1600. Voici comment il la décrit dans une lettre :
Jamais je n’ai nourri le désir de connaître quelque chose du Mystère divin, encore moins compris comment le chercher et comment le trouver […] avec sérieux je priai Dieu de me donner son Esprit Saint et sa grâce pour qu’il me bénît en lui et pour qu’il me conduisît, pour qu’il m’otât ce qui me détournait de lui, afin que je m’abandonnasse entièrement à lui […]
Dans cette recherche et dans ce désir qui m’animaient avec un sérieux extrême, […] la porte s’était ouverte devant moi, si bien qu’en un quart d’heure j’ai vu et j’ai su plus que si j’avais fréquenté l’université pendant de nombreuses années. Cela m’a grandement étonné, je ne savais pas ce qui m’arrivait, et alors, j’ai tourné mon coeur vers la louange de Dieu.
En effet, je vis et je connus l’être de tous les êtres, le fonds et le sans-fonds, également la naissance de la sainte trinité, l’origine et l’état originel de ce monde et de toutes les créatures par la Sagesse divine.516
Böhme a donc cru avec candeur qu’il avait connu “le fonds et le sans-fonds”: cet état a changé sa vie et il passera le reste de ses jours à l’expliciter par ses écrits. Bien que respectable, cette expérience, si forte soit-elle, n’est pas mystique : un effleurement réel du divin fait mourir. Cette illumination, cette compréhension, si belle soit-elle, n’est pas l’irruption du divin dans l’humain, mais l’inverse : cette extase est celle, purement humaine, de l’intellect et de l’imagination créatrice qui surimposent leur activité sur la réalité divine.
Ses écrits commencèrent à circuler, mais suscitèrent la colère du pasteur de Gorlitz : Böhme fut condamné à ne plus écrire. En fidèle obéissant, il ne recommencera qu’après 1619, laissant une oeuvre abondante : loin des concepts intellectuels, parfois obscure, elle est très admirable par l’ampleur poétique de ses visions, de ses mythes et de ses symboles.
Par la force de ses images, il a fécondé la pensée des philosophes jusqu’à l’époque moderne. Hegel lui-même a lu le témoignage rapporté par le disciple et biographe de Böhme, le médecin Abraham von Frankenberg (1593-1652). Voici comment il résume le récit de la célèbre vision suscitée par un pot d’étain517 : « Il vit dans sa chambre, raconte-t-il, une ustensile d’étain décapé et « à l’aspect subit offert par l’aimable brillant jovien » de ce métal, il fut introduit … dans la lumière de l’essence divine … il sortit de la ville … gagna la campagne … sa vue pouvait pour ainsi dire pénétrer dans le cœur et dans la nature la plus intime de toutes les créatures … ensuite de quoi, pénétré d’une grande joie, il remercia Dieu et s’en retourna en paix chez lui. » A l’époque moderne, le philosophe Alexandre Koyré écrira son chef-d’oeuvre sur Böhme. Voici comment il analyse cette même vision : [Boehme a vu] “dans la lumière qui, invisible en elle-même, se révélait dans sa splendeur et son éclat en s’opposant, en se heurtant à la surface polie et opaque de l’étain, le vrai symbole de Dieu, de la lumière divine qui, pour se révéler et se manifester, avait besoin d’un « autre », d’une résistance, d’une opposition ; qui pour tout dire, avait besoin du monde pour s’y réfléchir, s’y exprimer, s’y opposer, s’en séparer518”.
Böhme eut également une grande influence sur le christianisme ésotérique (Louis-Claude de Saint-Martin), en particulier son thème de l’émergence du Dieu vivant au sein de l’obscurité du sans-fond divin ; celui des correspondances entre Dieu, le monde et l’homme qu’il faut apprendre à déchiffrer, sera repris par l’anthroposophie de Rudolf Steiner. A notre époque, Böhme continue à fasciner le mouvement New Age.
Maximilien van der Sandt naquit à Amsterdam. Jésuite, il voyagea dans toute l’Europe. Il mourut à Cologne. Prédicateur et écrivain spirituel estimé, il est l’auteur de soixante-quinze livres denses, en particulier la ProTheologia mystica clavis519, qui influencera Angelus Silesius. Cet ouvrage de fond se présente comme la “clef”donnant le sens des termes utilisés par les mystiques. Il comporte un large florilège de citations bien choisies. Son importance est considérable hors de France. Ce texte indispensable pour définir le vocabulaire mystique520 reste à traduire en français.
Silesius remerciait Dieu d’avoir lu Jacob Böhme ! De son vrai nom Johann Scheffler, il étudia à Leyde, où il devint l’ami de Frankenberg, médecin comme lui, qui venait faire éditer Böhme en Hollande. Leur amitié fut si profonde que Franckenberg lui lègua sa bibliothèque. Scheffler retourna en Silésie et, sous le nom d’Angelus Silesius, publia le Pèlerin chérubinique (1657, 1675)521 : s’il s’inspire de l’Aurore naissante, le premier ouvrage écrit par Böhme, et des distiques de Czepko, un ami de Frankenberg, le fonds provient de Ruusbroec et de la Clavis (1640) du jésuite Sandaeus, dictionnaire de termes mystiques dont on possède l’exemplaire soigneusement annoté de sa main.
Il n’est pas certain que ses distiques traduisent une expérience personnelle522, mais ils témoignent d’un génie métaphysique qui se rapproche de celui d’Eckhart :
Je ne sais pas ce que je suis, je ne suis pas ce que je sais : une chose sans être une chose ; un point et un cercle (I, 5).
… c’est Toi sans doute qui est Moi en moi : aussi je te rends à Toi seul, mon Dieu, la gloire (II, 180).
La déité est une source, tout provient d’elle ; et tout s’écoule de nouveau en elle : aussi est-elle également une mer (III, 168).
Quand tu amènes ton navire dans la haute mer de la Déité, heureux es-tu alors, si tu t’y noies (IV, 139).
Dieu n’aime pas la multiplicité, c’est pour cela qu’Il nous attire en Lui… (V, 149).
Homme, tout change de forme : comment donc peux-tu seul être toujours, sans un progrès, le même bloc de chair ? (VI, 33).
Silesius est important pour la pensée allemande : il a été très lu par les poètes et philosophes jusqu’à Heidegger.
L’une des très grandes poétesses autrichiennes523 :
Ce qu’il faut dire de Dieu, c’est lui-même qui l’insuffle.
L’art qui exalte le ciel appartient à son trésor.
Ce qui vise à l’honorer trouve sa source là-haut.
Sur le malheur, mer amère
Naviguer devient trop rude.
Je me jette par temps rude
En Dieu grand comme la mer .
Louée soit l’étoile fleur
Le noyau de la cerise ;
Qu’en jaillisse un tronc solide.
De la gratitude fuse
Bénédiction, sève et force :
Plus doux coulera la grâce.
Dans les milieux luthériens allemands, des fidèles, insatisfaits de la seule lecture de la Bible et d’un culte réfrigérant, réclamaient davantage d’intériorité : c’est ainsi qu’autour du pasteur Philippe Jacob Spener, nommé Grand Prédicateur de Dresde en 1686, s’organisèrent des petits groupes de prière, les collegia pietatis, ressuscitant les assemblées des premiers temps chrétiens524. La morale pratiquée y était sévère : leurs critiques qui n’épargnaient personne, suscitèrent l’hostilité des mondains, en particulier du prince électeur de Dresde. Surtout, et cela nous intéresse davantage, ces groupes, que leurs adversaires surnommèrent les « piétistes », préféraient la spiritualité à la connaissance, la prière en privé plutôt que le culte public. Ils s’attirèrent donc l’opposition des Eglises officielles525 et Spener fut obligé d’interrompre les collegia. En 1691, sa situation étant difficile, il se rendit à Berlin, invité par le futur Frédéric Ier de Prusse, tandis que la controverse était vive en Allemagne. Son influence devint cependant considérable, surtout à partir de 1694 quand fut fondée la faculté de théologie de Halle : son disciple A. H. Francke (1663-1727) en fait le foyer rayonnant du piétisme. Enfin en 1729, un édit de Frédéric-Guillaume Ier de Prusse stipule qu’aucun théologien luthérien ne pouvait accéder à un poste d’état sans avoir passé deux ans à Halle : le piétisme devenait ainsi religion de la cour.
On regroupe souvent sous le terme de « poètes métaphysiques » les poètes anglais du XVIIe siècle dont l’inspiration est liée à la spiritualité526. Nous n’en citerons que deux, qui furent pasteurs, et reconnus saints par l’Église anglicane.
Georges Herbert a été célébré en France par Simone Weil et par A. J. Festugière527. Sa mère, très cultivée, était amie de poètes comme John Donne. Herbert fit de bonnes études, mais après avoir côtoyé les honneurs de la cour, il préféra devenir le pasteur d’un petit village près de Salisbury. Il traitait ses paroissiens avec beaucoup d’amour. Il mourut de la tuberculose.
Ses deux grands thèmes sont Dieu et l’amour. Le poème que nous citons, Love, appartient au recueil The Temple (1633). Il peut être une réponse au Château de Kafka, car né d’une même angoisse :
Love bade me welcome : yet my soul drew back,
Guilty of dust and sin.
But quick-eyed Love, observing me grow slack
From my first entrance in.
Drew nearer to me, sweetly questioning
If I lacked anything.
A guest, I answered. worthy to be here.
Love said, You shall be he.
I, the unkind, ungrateful? Ah, my dear,
I cannot look on thee.
Love took my hand and smiling did reply:
Who made the eyes but I ?
Truth, Lord ; but I have marred them; let my shame
Go where it doth deserve.
And know you not, says Love; who bore the blame?
My deare, then I will serve.
You must sit down, says Love, and taste my meat.
So I did sit and eat.528
Mon esprit
J’étais ma vie toute simple, toute nue.
Cet acte si fortement brillait,
Sur la terre, la mer, et le ciel,
Qu’il était la substance de l’esprit.
J’étais le sens lui-même.
Je ne sentais ni impureté ni matière dans mon âme,
Ni bords ni limites, comme nous en voyons
Dans un vase ; mon essence était capacité.
Cela sentait toutes choses…529
« Joyau de la prose mystique anglaise » pour Jean Mambrino, la prose poétique de Traherne n’a été redécouverte que récemment530 : il avait donné ses manuscrits à son frère sans les signer et ils ont failli être perdus. Son œuvre resta inconnue de son vivant.
Né au Pays de Galles dans un milieu très simple, Traherne devint pasteur d’un petit village. Puis parallèlement il fut aumônier du Lord Gardien du Grand Sceau et précepteur de ses enfants.
Son expérience mystique est évidente, comme en témoigne ce texte des Select Meditations531 écrites en 1665 :
La première fois que je la vis, cette inépuisable compréhension de mon âme immortelle me saisit de ravissement et transporta mon esprit si intégralement que pendant la quinzaine qui suivit, je pus à peine penser à quoi que ce soit d’autre, ni rien dire ou écrire d’autre. Comme un homme titubant de délice et d’extase, j’en parlais nuit et jour comme si toute joie du Ciel et de la Terre y était contenue. Car je voyais là réellement l’Image divine lumineuse et étincelante, je voyais là le fondement de l’excellence de l’homme et ce qui le rendait fils de Dieu. Jamais je ne pourrai en oublier la gloire.
Pour son amie Suzanna Hopton, il écrivit les Centuries of Meditations dont Jean Mambrino nous dit qu’elles « rayonnent d’une lumière, d’une musique presque issue d’un autre monde, à travers une prose où l’on entend comme un écho de l’innocence divine » :
Centurie I, 2 : … j’ai découvert que les choses inconnues exercent une influence secrète sur l’âme et, comme le centre de la Terre qu’on ne voit pas, l’attirent violemment. Nous aimons nous ne savons quoi et ainsi chaque chose nous séduit. Comme le fer est attiré à distance par l’aimant, d’invisibles communications existant entre eux, ainsi y a-t-il en nous un monde d’amour pour un “je ne sais quoi” bien que nous ne sachions pas ce que cela peut être dans le monde. C’est par des modes invisibles de transmission que quelque Grande Chose touche nos âmes et que nous tendons vers elle. Ne vous sentez-vous pas mû par l’attente et le désir de quelque Grande Chose ?
Centurie I, 29 : Vous ne goûtez pas le monde comme il se doit tant que la mer elle-même ne coule pas dans vos veines, tant que vous n’êtes pas vêtus des cieux ni couronnés des étoiles, tant que vous ne vous percevez pas l’unique héritier du monde entier, ceci d’autant plus fortement que les hommes s’y trouvent, chacun d’eux, uniques héritiers tout comme vous. Tant que vous ne chantez ni ne vous réjouissez ni ne vous délectez en Dieu, comme les avares le font de l’or et les rois des sceptres, vous ne goûtez pas le monde.
Centurie I, 30 : Jusqu’à ce que votre esprit emplisse le monde tout entier, que les étoiles soient vos joyaux, que vous soyez aussi familier des voies de Dieu en tous temps que de votre marche ou de votre table, que vous soyez parmi les intimes de ce Rien nuageux d’où le monde est tiré, que vous aimiez les hommes de sorte que vous désiriez leur bonheur avec une ardeur aussi grande que le zèle employé à chercher le vôtre, que vous vous délectiez en Dieu d’être bon envers tous, vous ne goûtez jamais le monde. Jusqu’à ce qu’il vous soit davantage perceptible que votre domaine privé, et que vous soyez davantage présent dans l’Hémisphère que dans votre “chez vous”, considérant les gloires et les beautés qui s’y trouvent. Avant de vous rappeler que vous n’avez été créés que tardivement, et combien c’était merveilleux de venir [en ce monde]…
Centurie II, 66 : Cette fougue avec laquelle un homme s’éprend parfois d’une créature n’est qu’une toute petite étincelle de cet amour, égal envers tous, tapi dans sa nature. Nous sommes faits pour aimer : à la fois pour satisfaire l’impératif de notre nature active et pour répondre aux beautés [présentes] en chaque créature. Par l’amour nos âmes épousent les créatures et y sont soudées et c’est notre devoir, comme Dieu, d’être uni à toutes. Nous devons les aimer infiniment mais en Dieu, pour Dieu et Dieu en elles, c’est-à-dire [aimer] toutes Ses excellences manifestées en elles. Quand nous nous éprenons des perfections et des beautés de quelque créature, nous ne l’aimons pas trop mais nous aimons le reste trop peu. Jamais une chose au monde n’a été trop aimée mais bien des choses l’ont été de fausse manière : toutes l’ont été dans une trop faible mesure.
Centurie II, 94 : […] De même qu’aucun homme ne peut expirer plus d’air qu’il n’en inspire, ainsi aucun homme ne peut offrir plus de louanges qu’il ne reçoit de bienfaits pour les renvoyer en louanges. Car les louanges sont transformées et renvoient des bienfaits. Dieu désire donc tellement qu’on le connaisse, parce que Dieu, quand Il est connu, est tout Amour; et les louanges qu’Il désire sont le reflet de Ses rayons, qui ne s’en retourneront pas avant d’avoir été appréhendés. Le monde n’est donc pas seulement le temple de ces louanges et l’autel où ils sont offerts, mais le combustible qui les embrase et la substance même qui les compose. Ce qui vous sert d’autant plus puisqu’Il embrase en vous un désir que Dieu soit loué et vous conduit à vous délecter en tout ce qui le loue. De sorte qu’en même temps qu’Il incite les vôtres, Il vous donne un intérêt pour les louanges des autres ; et c’est une vallée de vision, dans laquelle vous voyez, vue bénie, les louanges de tous les hommes qui montent et toutes les bénédictions de Dieu qui descendent sur eux.
L’Écosse a eu un rayonnement bien supérieur à ce que l’on pouvait attendre d’un pays pauvre à la population clairsemée, situé aux confins de l’Europe (il en sera de même pour la Suède plus tard) : les noms de David Hume (1711-1776) et d’Adam Smith (1723-1790) illustreront le dynamisme d’un pays qui ne comptera qu’un peu plus d’un million d’habitants vers 1750.
Sa situation excentrée permit une évolution moins radicale qu’en Angleterre et facilita peut-être le maintien d’une tradition mystique liée au maintien d’une vie monacale encore médiévale. Une filiation de spirituels traverse le XVIIe siècle à Aberdeen, dont se détachent quelques figures épiscopaliennes remarquables532. Au début du siècle suivant, ils seront en relation avec Mme Guyon et ses disciples, grâce aux liens politiques avec la France de Louis XIV et ses exilés, grâce au Dr Keith à Londres et au pasteur Poiret en Hollande (la liaison maritime était facile en période de paix).
Au XVIIe siècle, avant ces figures que nous présenterons dans le prochain tome, se détache la figure de Henry Scougal, auteur d’une Life of God in the Soul of Man : cet admirateur de Renty et disciple des platoniciens de Cambridge, mourut trop tôt. Il eut cependant le temps d’être Professor of Divinity au King’s College d’Aberdeen, comme l’avait été John Forbes auteur de The Spiritual Exercises (1624-1647) et le sera James Garden, auteur de Comparative Theology (1699), apprécié par Poiret. Forbes, Scougal et Garden se succèdent ainsi dans une tradition spirituelle propre à Aberdeen, autour de la « cathédrale » d’Old Machar : cette belle église entourée de tombes, au centre du vieil Aberdeen, reste aujourd’hui un lieu de promenade paisible et presque champêtre, à côté de la vivante capitale du pétrole.
Le livre fut publié en 1677 et exercera son influence au siècle suivant sur J. Wesley (1703-1791), le fondateur du méthodisme, et sur G. Whitefield (1714-1770), évangéliste célèbre des deux côtés de l’Atlantique. Il reste apprécié533, car le texte limpide est remarquable par sa fraîcheur, par l’absence de tout caractère morbide (trop souvent présent dans le catholicisme français de l’époque), comme par son refus de tout sectarisme et de tout « enthousiasme » fanatique.
Il comporte trois parties : I. Présentation de la vie naturelle et divine, dont Jésus-Christ est le prototype ; II. Sur l’amour divin ; III. Sur les difficultés concrètes rencontrées dans une vie chrétienne.
Le début de la première partie situe clairement la position du christianisme intérieur, de la vraie religion quand elle est vécue en liberté au milieu des formes religieuses ou sectaires du temps :
Je ne peux parler de la religion, mais dois regretter que dans le nombre de ceux qui y prétendent, si peu comprennent ce qu’elle signifie : quelques-uns la réduisent à la compréhension, aux notions orthodoxes et aux opinions ; le témoignage qu’ils peuvent en donner tient en ce qu’ils ont tel ou tel avis, qu’ils se sont attachés à l’une ou l’autre des nombreuses sectes entre lesquelles le christianisme est bien malheureusement divisé. D’autres placent la religion à l’extérieur de l’homme, dans une course perpétuelle pour accomplir des devoirs selon un modèle performant. S’ils vivent en paix avec leurs voisins, observent la tempérance, le calendrier des obligations en fréquentant l’église et si parfois ils font l’aumône, ils pensent s’être acquittés de leurs devoirs. D’autres placent toute la religion dans les sentiments, dans les cœurs exaltés et la dévotion extatique ; tout leur but est de prier passionnément, de penser au ciel et d’être sensibles à ces expressions tendres par lesquelles ils font la cour à leur Seigneur, jusqu’à ce qu’ils se persuadent qu’ils sont amoureux de Lui : ils affichent alors une grande confiance dans leur salut, qu’ils estiment être la principale grâce chrétienne […] Mais la religion est très certainement tout autre chose ; ceux qui en ont la pratique ont des pensées bien différentes et dédaignent toutes ces ombres et fausses imitations. Ils savent par expérience que la vraie religion est l’union de l’âme avec Dieu, une participation réelle à la nature divine, la véritable image de Dieu dessinée en l’âme, ou, selon l’Apôtre, « le Christ formé en notre intérieur. » Je ne vois pas comment la nature de la religion peut être mieux et pleinement exprimée de manière brève, qu’en la nommant une Vie Divine : et je vais en parler sous ces termes, montrant d’abord, comment elle est nommée une vie ; et ensuite, comment elle est appelée divine.
J’ai choisi premièrement de l’exprimer sous le nom de vie à cause de sa permanence et de sa stabilité. La religion n’est pas un départ soudain, ou une passion de l’esprit ; on ne doit pas penser qu’elle doive s’élever à la hauteur d’un rapt et sembler porter l’homme à des performances extraordinaires. […] La religion peut encore être désignée du nom de vie, parce qu’elle est intérieure, libre, principe automoteur : ceux qui ont progressé ne sont pas seulement conduits par des motifs extérieurs, par des craintes, ni achetés par des promesses, ni limités par des lois ; mais ils sont puissamment inclinés vers ce qui est bon, et trouvent leur joie dans cet accomplissement. L’amour qu’un homme pieux porte à Dieu et à la bonté, n’est pas tant le fait d’un commandement lui enjoignant d’agir ainsi, que d’une nouvelle nature l’instruisant et le poussant.534
La seconde partie est un hymne à l’amour non sans référence à l’expérience de l’amour humain :
Love is the greatest and most excellent thing we are masters of and therefore it is folly and baseness to bestow it unworthily. It is indeed the only thing we can call our own: other things may be taken from us by violence, but none can ravish our love. […]
First, I say, love must needs be miserable, and full of trouble and disquietude, when there is not worth and excellency enough in the object to answer the vastness of its capacity. […]
Again, Love is accompanied with trouble, when it misseth a suitable return of affection. Love is the most valuable thing we can bestow, and by giving it, we do, in effect, give all that we have…
Le mouvement quaker est, du point de vue de l’expérience mystique, d’une exceptionnelle importance. Osant dépasser les cultes extérieurs et les querelles de dogme, ils retournèrent à l’expérience de la grâce dans son dépouillement originel. Leur surnom fut inventé par un juge qui les traita de quakers (« trembleurs ») puisque Georges Fox exhortait à « trembler au nom du Seigneur ».
Georges Fox (1624-1691)535 fut leur grand initiateur : épris de simplicité et plein de foi, après plusieurs années de voyages et de méditations, il connut ce qu’il appella « openings » (ouvertures), des évidences qui lui venaient de Jésus-Christ. Il comprit alors l’inutilité des rites : ce qui importe, c’est que Jésus-Christ donne la grâce. Vers 1648, il se mit à prêcher sur les marchés, dans les champs, se fondant sur l’Ecriture pour revenir au christianisme originel. La puissance de son discours rassembla les foules. Un groupe voyageait avec lui à la recherche d’âmes à convertir. Ce fut le début de la Société des Amis, qui est leur nom réel.
La patience de Fox « vis-à-vis des insultes ou même des coups, possédé qu’il était par sa conviction d’avoir à répondre à ce qu’il y a de Dieu en chacun »536, ne fut pas étrangère à l’émergence d’une solide communauté. Beaucoup quittaient ainsi croyances et dogmes, sources de terribles conflits dans l’Angleterre du XVIIe siècle, au profit de la « Lumière intérieure » découverte dans le silence des réunions : le culte qui est la grande particularité quaker, consistait - et consiste toujours - à s’asseoir tout simplement en silence pour attendre que l’Esprit se manifeste intérieurement.
Contrairement à son époque, Fox prônait l’égalité entre hommes et femmes, et entre tous les êtres humains : il refusait d’ôter son chapeau devant qui que ce soit. Il ne prêtait aucun serment même devant un tribunal. Il récusait toute violence. Il se moquait des sacrements car ils ne sont que des formes extérieures. Voici comment il exprime sa mission avec conviction et simplicité :
Quand le Seigneur Dieu et son Fils Jésus Christ m’envoya dans la monde pour prêcher Son évangile et royaume éternels, j’étais heureux qu’il me soit ordonné de tourner les gens à voir cette Lumière intérieure, Esprit et Grâce par lesquels tous peuvent connaître leur salut et leur chemin vers Dieu ; et même que cet Esprit Divin les conduirait à toute vérité et, je le savais avec certitude, ne déçoit jamais personne.
Mais avec et par ce pouvoir divin et Esprit de Dieu, et Lumière de Jésus, j’étais là pour mener les gens hors de leurs manières propres à Christ, la nouvelle vivante voie ; et de leurs églises, faites par les hommes qui s’y assemblent, à l’Église en Dieu, l’assemblée générale inscrite au ciel, dont Christ est la tête. Et j’étais pour les enlever des maîtres de ce monde fait par les hommes, pour apprendre de Christ, qui est la Voie, le Vrai et la Vie, de qui le Père dit « C’est mon Fils aimé, écoutez-le » ; et hors de tous les cultes du monde, pour connaître l’Esprit du Vrai dans leur intérieur, et pour être conduits par là ; qu’en cela ils puissent adorer le Père des esprits qui le recherche pour Lui rendre hommage. Et je vis qu’ils n’adoraient pas l’Esprit du Vrai et ne savaient ce qu’ils adoraient.
Et j’étais là pour les mener hors de toutes les formes religieuses du monde, qui sont vaines, afin qu’ils puissent connaître la pure religion ; puissent visiter ceux qui sont sans père, les veuves, et les étrangers, et se garder eux-mêmes des taches du monde. Alors il n’y aurait plus tant de mendiants, dont la vue a souvent blessé mon cœur, car cela montre tant de dureté de cœur chez ceux qui professent le nom du Christ.
J’étais là pour les mener hors des compagnies du monde et des prières et des chants qui demeurent formes sans pouvoir ; que leur communauté pouvait être au sein du Saint Esprit et dans l’Esprit Éternel de Dieu ; qu’ils pouvaient prier en Saint Esprit et chanter en Esprit et avec la grâce qui vient par Jésus ; faisant mélodie dans leur cœur pour le Seigneur qui a envoyé son Fils bien-aimé pour être leur Sauveur ; et a établi Son soleil céleste pour briller sur le monde entier, et Sa pluie céleste pour tomber sur le juste et l’injuste, comme Sa pluie naturelle tombe et Son soleil extérieur brille sur tous.
J’éais là pour mener les gens hors des cérémonies juives et des fables païennes et des inventions humaines et des doctrines du monde, par lesquelles ils chassent des gens d’ici à là, de secte en secte ; et hors de tous leurs notions élémentaires coquines, avec leurs écoles et collèges pour fabriquer des ministres de Christ, qui sont en vérité des ministres de propre fabrication mais non de Christ ; et de toutes leurs images, et croix, et aspersion d’enfants, tous leurs jours saints [holy-days], et de toutes leurs vaines traditions qu’ils ont institués depuis l’époque des Apôtres, contre lesquelles le pouvoir du Seigneur était disposé : dans la crainte et par l’autorité de ce pouvoir, j’étais agi à déclarer contre eux tous, contre tous deux qui prêchent sans liberté, comme étant ainsi pour n’avoir reçu de Christ avec liberté.
De plus, quand le Seigneur m’a envoyé [prêcher] dans le monde, il m’a défendu d’enlever mon chapeau devant quiconque, élevé ou bas : et j’ai été tenu de dire Tu et Toi à tous homme et femmes, sans aucun respect à riches ou pauvre, grand ou petit. Et comme je voyageai partout je ne devais pas saluer par ‘Bonjour’ ou ‘Bonsoir’ ; ni ne devais m’incliner ou racler [la terre] avec ma jambe devant quiconque ; et cela enrage les sectes et les professions. Mais le pouvoir du Seigneur m’a transporté sur tout pour Sa gloire, et nombreux retournèrent à Dieu en peu de temps ; parce que le jour céleste du Seigneur s’élança d’en haut et dompta rapidement, à la lumière duquel nombreux en vinrent à voir où ils étaient 537.
Cette rectitude suscita de violentes oppositions et il fut souvent mis en prison pour trouble à l’ordre public. Mais son énergie prodigieuse et sa santé à toute épreuve lui permirent de résister aux persécutions. Une fois, il fut enfermé « à Doomsdale dans un cachot dont, généralement, on ne sortait pas vivant : les excréments des prisonniers qui y avaient déjà séjourné n’avaient pas été enlevés depuis des années et, par places, on enfonçait jusqu’aux chevilles dans l’eau et dans l’urine. Des personnes compatissantes leur apportaient des chandelles et un peu de paille, et ils brûlaient un peu de leur paille pour combattre la puanteur »538. En 1655, l’état eut peur d’un complot car les réunions attiraient des milliers de personnes : il réussit à rassurer Cromwell et gagna son estime.
Après 1666, il standardisa les réunions mensuelles dans tout le pays. Entre 1671 et 1673, il voyagea aux Etats-Unis et rencontra des Indiens qu’il apprécia beaucoup, puis alla aux Pays-Bas. En 1689, l’Edit de Tolérance permit enfin aux quakers de sortir de prison. À sa mort en 1691, il laissait cinquante mille Amis dans les îles britanniques ainsi que des groupes en Hollande et dans les colonies américaines.
L’Ecossais Robert Barclay (1648-1690) fut un disciple exceptionnel qui s’attacha aux pas de Fox dès l’âge de dix-huit ans. Il commença par visiter les communautés quakers en Angleterre, aux Pays-Bas et en Allemagne. Homme très cultivé, d’une expérience mystique profonde, il sut décrire dans son Apologie539 les fondamentaux de la vie intérieure chez les Quakers. Tout repose sur l’expérience individuelle de la grâce qui est donnée par le Christ selon sa promesse à ses disciples : « Voici, je suis avec vous jusqu’à la fin du monde » (Mat. 28, 20). Ces quelques passages donneront une idée de ce très grand texte du « théologien quaker » :
… ces révélations divines intérieures que nous posons comme absolument nécessaires pour servir de fondement à la vraie foi, ne contredisent jamais et ne peuvent contredire le témoignage extérieur des Ecritures ni la droite et saine raison […] cette révélation divine, cette illumination intérieure, est une chose évidente et claire en elle-même qui, par sa propre évidence et sa clarté, force à y acquiescer tout entendement bien disposé ; de même que les principes communs des vérités naturelles entraînent la conviction de l’’esprit, à savoir, par exemple, que “le tout est plus grand que la partie”… [140]
La connaissance du Christ qui ne provient pas de la révélation de son Esprit dans le cœur n’est donc pas la vraie, pas plus que le bavardage d’un perroquet à qui l’on a appris quelques mots ne peut être regardé comme la voix d’un homme. [145]
… Ainsi donc, la conscience naturelle de l’homme se distingue nettement de la Lumière, car la conscience suit le jugement, mais ne l’éclaire pas ; la Lumière, au contraire, si elle est bien accueillie, dissipe l’aveuglement du jugement, ouvre l’entendement et rectifie à la fois le jugement et la conscience [187][…] c’est donc vers la lumière du Christ dans leur conscience, et non vers cette conscience naturelle, que nous invitons sans cesse les hommes à se tourner. […] Mais cette lumière ou semence de Dieu en lui, il ne peut l’éveiller et la faire agir quand il veut : ce n’est que lorsque le Seigneur le juge bon qu’elle se manifeste, brille et lutte avec l’homme. [188]
[…] notre doctrine tend, plus que toute autre, à attribuer entièrement notre salut à la puissance, à l’Esprit et à la grâce de Dieu seul. […] à mesure que l’homme se laisse façonner par elle, elle développe en lui une volonté qui lui permet [189] de devenir un ouvrier coopérant avec cette grâce. […] Dans ces moments particuliers de visitation accordés à chaque homme, […] celui-ci, croyons-nous, est totalement incapable, par lui-même, de coopérer avec la grâce et de faire un seul pas pour se sortir de son état naturel, tant que celle-ci ne s’est pas emparée de lui. En revanche, ce qui lui est alors possible, c’est soit d’être passif et de ne pas résister à cette grâce,soit, au contraire, de s’opposer à son action. [190]
Parce qu’il repose sur la grâce, le mouvement quaker se situe au-delà de toute doctrine et controverse. Il est ouvert à tous :
L’Eglise […] n’est rien d’autre que la société, la réunion ou la communauté de tous ceux que Dieu a appelés à sortir du monde et de l’esprit du monde, pour marcher dans sa Lumière et dans sa vie. […] elle comprend absolument tous les hommes, à quelque nation, race, langue ou peuple qu’ils appartiennent […] la vie secrète ou vertu de Jésus est communiquée à bien des hommes qui demeurent au loin, tout comme la vie naturelle est transmise de la tête et du coeur jusqu’aux extrêmités du corps par le sang qui coule dans les veines et les artères. Il peut donc y avoir des membres de cette Eglise catholique [universelle] aussi bien parmi les païens, les Turcs et les Juifs que chez les Chrétiens de toutes sortes, hommes et femmes au coeur simple et intègre… [223]
Barclay explique comment sont nées ces assemblées en silence, particulières aux Quakers :
… cette attente de Dieu dans le silence, on ne peut l’accepter et la comprendre correctement que si, renonçant à cette volonté et à cette sagesse [humaines], on se contente d’être entièrement soumis à Dieu. Aussi ce culte n’a-t-il été prêché et ne peut-il être pratiqué que par ceux qui ont constaté qu’aucune cérémonie, aucune observance, aucune parole, pas même les meilleures et les plus pures fussent-elles celles de l’Ecriture, ne sont capables de satisfaire leurs âmes fatiguées et affligées. […] Ceux-là, dis-je, ont été contraints à renoncer à toutes les pratiques extérieures et à se tenir en silence devant le Seigneur.
C’est donc de ce principe, à savoir que l’homme doit rester en silence et ne pas agir de lui-même dans les choses de Dieu tant qu’il n’y est pas poussé par sa Lumière et sa grâce dans le cœur, qu’a pris tout naturellement naissance cette manière de s’asseoir ensemble en silence et de s’attendre à Dieu. […] chacun s’est employé à se retirer intérieurement, selon la mesure de grâce qui était en lui. Et leur silence a consisté non seulement à ne pas parler, mais même à s’abstenir de tout ce qui est pensée, imagination et désir personnels. [249]
Dans ces réunions, les quakers expérimentent la force de l’action de la grâce et constatent qu’elle peut passer par un intermédiaire humain :
… [Le cas suivant] peut même se produire. Plusieurs personnes réunies, gardant extérieurement le silence, mais laissant cependant leur esprit errer à l’aventure, ne prêtent pas attention à la mesure de grâce qui est en elles […] mais en revanche, il se trouve dans l’assemblée, ou il y entre, quelqu’un qui, lui, y est attentif, et en qui la Vie se manifeste intensément. Ce dernier, comme il demeure vigilant à sa place, sent alors [s’opérer en lui] un travail secret en faveur des autres personnes […] Et comme il veille fidèlement dans la Lumière et persévère dans cette œuvre divine, Dieu répond souvent à ce travail secret de sa propre semence à travers lui, et touche alors les autres au plus intime d’eux-mêmes, sans l’aide d’aucune parole. Semblable à une sage-femme, ce fidèle, par le travail secret de son âme, fait naître ainsi la Vie en eux, tout comme un peu d’eau versée dans une pompe y fait monter le reste. Cette Vie s’épanouit alors en tous, leurs vaines imaginations sont réduites à néant, et ils prennent conscience que c’est lui qui la leur a communiquée sans cependant avoir rien dit. (251)
On lira aussi l’émouvant Journal de John Woolman (1720-1772) : ce grand texte du début de la littérature américaine fait revivre l’existence aventureuse des visiteurs qui allaient voir les communautés isolées dans les Etats-Unis naissants. On y trouve le contact avec la nature (qui annonce les romans de F. Cooper), le sens de l’unité profonde dans toute la création (autre qualité rencontrée chez quelques poètes américains) :
Nous attachâmes nos chevaux à l’abri et rassemblâmes quelques broussailles sous un chêne. Nous nous couchâmes. Mais les moustiques étaient nombreux et le sol humide : je dormis peu. Alors allongé dans ce pays sauvage, regardant les étoiles, je considérai la condition de nos premiers parents quand ils furent chassés du Jardin ; comment le Très Haut, quoiqu’ils aient été désobéissants, continua à être leur père…
Je fus mené si près des portes de la mort que j’oubliai mon nom. Alors désireux de savoir qui j’étais, je vis une masse de matière de terne et sombre couleur, du sud à l’ouest, et je fus informé que cette masse représentait les êtres humains gisant dans une misère la plus grande où ils puissent se trouver ; et vivant, que j’étais mélangé avec eux, que désormais je ne pouvais pas me considérer comme être distinct ou séparé [choisi] 540.
Suivant l’impulsion intérieure donnée par le Seigneur, les Quakers furent très actifs socialement : un ami de Barclay, William Penn (1644-1718), partit en Amérique du Nord où il fonda Philadelphie et tissa des liens d’amitié avec les Indiens Delaware. Les idéaux quakers eurent une grande influence sur les institutions américaines.
Mais les Amis ne furent jamais nombreux, à cause de leur exigence de vie : au XVIIIe siècle, ils furent les premiers à libérer leurs esclaves, perdant ainsi volontairement une grande richesse. Récemment la Religious Society of Friends ne comporterait que seize mille membres en Grande-Bretagne541. Mais le mouvement est encore vivant et ouvert542.
Après avoir constaté la grande vitalité de la mystique catholique durant tout le XVIIe siècle, nous avons vu (rapidement) l’effervescence spirituelle parcourir le monde protestant surtout dans la seconde moitié du siècle : en Allemagne avec le piétisme de Spener, en Grande-Bretagne avec les Quakers (Fox, Barclay), s’est opéré un retour vers l’intériorité et une exigence de liberté individuelle dans la recherche de Dieu.
Durant cette seconde moitié du siècle en France de grands mystiques surgissent, dont la plus importante sera madame Guyon (1648-1717) présentée au prochain tome avec ses proches. “Quiétistes”, ils furent persécutés de la même façon que les quakers auxquels ils ressemblaient par une même attente de la grâce en silence et l’absence de clergé. On trouvait d’ailleurs les oeuvres de madame Guyon dans leurs foyers aussi bien en Angleterre qu’en Amérique, parce qu’ils la comprenaient bien.
Ces mystiques français ont été liés entre eux par des relations de maître à disciple qui ont duré tout le XVIIe siècle à travers plusieurs générations : nous jugeons cette “école” si exceptionnelle que nous lui consacrons tout le tome suivant.
Cette chronologie qui couvre le début du siècle permet de situer le contexte dans lequel prennent place les réformes du clergé entreprises par Olier et d’autres543.
1608 François de Sales : Introduction à la vie dévote.
François de Sales a 41 ans, Bérulle 33 ans, Vincent de Paul et Saint-Cyran 27 ans, Bourdoise 24 ans, Condren 20 ans, Eudes 7 ans.
1609 Benoît de Canfield : Règle de perfection.
Réforme de Port-Royal par Angélique Arnauld.
1610 Début de la Visitation d’Annecy
Vincent de Paul aumônier de la reine Marguerite de Valois.
1611 Fondation de l’Oratoire
1614 Bérulle visiteur des carmélites – Vœu de servitude à Marie.
1615 L’Assemblée du Clergé reçoit les décisions du Concile de Trente
1616 Traité de l’Amour de Dieu
1617 Entrée de Condren à l’Oratoire.
1618 Mort de madame Acarie, première Marie de l’Incarnation.
Réforme de Saint-Maur
1619 Bérulle contesté par les Carmes et par les Jésuites
1622 Création de la Congrégation De Propagande Fide
Paris devient archevêché
Canonisations de saint Ignace, Thérèse d’Avila, Philippe Néri, François Xavier — Mort de François de Sales à Lyon.
1623 Élection d’Urbain VIII
Édit contre les Alumbrados de Séville
1625 Élévations sur sainte Madeleine
1626 Les Oratoriens aux Pays-Bas, à la demande de Jansénius
La congrégation de la Mission est approuvée
1627 Bérulle cardinal
1628 Vincent de Paul prêche à Beauvais
1629 Mort de Bérulle — Condren supérieur général de l’Oratoire.
1630 Libellé anti-hiérarchique de Knot et Floyd
Action du P. Joseph contre les Guérinets de Montdidier
Mars : première réunion de la Compagnie du Saint-Sacrement
Début de la Confrérie de Charité à la paroisse Saint-Sulpice
1631 Dom Grégoire Tarrisse fait de l’abbaye bénédictine de St-Germain-des-Prés le chef-lieu de la congrégation réformée de St-Maur
1632 Nouvel envoi de Jésuites au Canada — Début des missions de Jean-François Régis en Languedoc, Vivarais, Velay (1632-1640)
1633 débuts des conférences ecclésiastiques des « mardis », établies par M. Vincent.
1634 À Loudun, procès et exécution de Grandier
Fondation des filles et des dames de la charité par Vincent de Paul
Bourdoise prêche avec grand succès au clergé d’Arles
1635 Zamet, évêque de Langres, rompt avec Saint-Cyran
Les Guérinets sont déclarés innocents à Amiens et relâchés
Saint-Cyran devient confesseur à Port-Royal
1636 Jansénius évêque d’Ypres
1637 J Eudes : La vie et le royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes.
Création du séminaire interne de la Mission. — Le P. de Condren envisage la création d’un séminaire avec l’évêque de Carcassonne. En novembre, il conclut un concordat avec l’évêque de Meaux pour établir un séminaire à Juilly et il invite Olier à contribuer aux premiers frais.
1638 Vœu de Louis XIII
Début de l’installation des Solitaires à Port-Royal
Arrestation de Saint-Cyran
1639 J.-P. Camus, L’esprit de saint François de Sales
Condamnation de l’ouvrage de Du Puy sur les libertés de l’Église gallicane
L’ursuline Marie de l’Incarnation fonde la communauté de Québec
1640 Le P. de Condren confie à Marie Rousseau sa résolution de mettre par écrit le projet d’un séminaire puis expose son projet.
En Autriche, Barthelemy Holzhauser fonde l’institut des prêtres séculiers en vie commune
Publication de l’Augustinus
1641 Bourgoing devient supérieur général de l’Oratoire
La Faculté de Théologie de Sorbonne prononce (mais ne peut publier) la censure contre la Somme des péchés du P. Bauny, accusée de laxisme
Condamnation de l’Augustinus à Rome (et suppression des thèses que les jésuites de Louvain avaient opposées à ce livre)
Antoine Arnauld est reçu docteur en théologie
1642 M. Vincent, subventionné par Richelieu, ouvre au collège des Bons Enfants un séminaire pour douze élèves.
Le Conseil de l’Oratoire supprime la première édition des écrits de Condren préparée par le P. Barrême
Fondation du séminaire de Caen par S. J. Eudes
Le théologal de Paris prêche à ND contre la doctrine de l’Augustinus.
§
Si je veux
parvenir à ce noble néant
et être fait rien, il est nécessaire que ce rien,
c’est-à-dire mon âme, avec rien, qui est Dieu, soit faite rien :
car Dieu lui-même n’est rien de toutes les choses que nous pouvons dire de lui.
La manière donc par laquelle nous devons nous avancer en son amour, est que toutes choses créées nous soient faites rien et que nous soyons tellement remplis de sa divinité, que nous n’en puissions pas dire le moindre bien du monde en sorte qu’il nous soit tellement totalement rendu innominable [impossible à nommer] que nous le sentions n’être rien du tout [du tout : totalement], voire moins que rien, de toutes les choses qu’on peut dire de lui. Et mettant arrière toute action intérieure, jetons-nous au centre, ou point de l’essence divine, tellement que nous n’en revenions jamais. Là alors sera l’essence comprise de l’essence. Là ce rien, c’est-à-dire Dieu, est rencontré de cet autre rien, c’est-à-dire de l’âme. Là, rien, qui est cette âme, est enveloppée et noyée dedans le rien, c’est-à-dire Dieu. Là enfin, le rien est absorbé et englouti du rien. J’habiterai là, d’autant que c’est mon repos, par les siècles des siècles, et me reposerai assis sous l’ombre d’icelui [lui]. J’entrerai bien moi, mais ce sera Dieu qui sortira : je me tairai et Dieu parlera ; je serai en repos et
laisserai opérer Dieu. En cette pauvreté et en ce néant, c’est à [dire] savoir que
nous ne sommes rien, si nous nous jugeons nous-mêmes
droitement, toutes les vraies
richesses de Dieu y sont
comprises 544.
Tableau I reliant spirituels jésuites à leurs ami(e)s.
La première colonne situe le pic d’activité des figures de sensibilité mystique. Figures laissées de côté : Saint Jean de Brébeuf -1649, Baiole (Jean-Jérémie) 1588-1653), Baiole (André) 1590-1660, Claude La Colombière 1641-1682, Crasset (Jean) -1692, Boutauld (Michel) 1608-1689, Lalemand (Charles) 1593-1673, Le Jeune (Paul) -1664, Médaille (J.-P.) -1669, Maillard (Jean) -1704, Nouet (Jacques) 1605-1680, Saint-Jure (J.-B.) -1657, etc.
1610 |
Breve Compendio Coton (1564-1626). Antoine Le Gaudier 1572-1622 |
|
|
1630 |
Louis Lallemant 1588-1635 |
Julien Hayneufve 1588-1663 |
|
1650 |
Jean Rigoleuc 1596-1658 |
Surin 1600-1663 J. Maulnoir –1683 F. Ragueneau †1665 P. Ragueneau –1680 I. Jogues †1646 |
Armelle Nicolas dite la bonne Armelle 1606-1671 |
1670 |
Vincent Huby 1608-1693 |
Antoine Civoré 1608-1668 François Guilloré 1615-1684 |
Mectilde- Catherine de Bar (Mère du St Sacrement) 1614-1698 |
1690 |
Champion 1633-1701 |
Louise du Néant (de Bellère du Tronchay) †1694 |
|
État d’un relevé d’influences : Breve Compendio > Coton > Lallemant > Surin & Maunoir & P. Ragueneau & Jogues… ; Breve compendio > Guilloré ; Coton > M. de Beauvilliers (il l’aide à réformer Montmartre). Lallemant > Rigoleuc (dont les notes du troisième an sont la source utilisée tardivement par Champion : Doctrine spirituelle) & Huby > Armelle > Guilloré = Mectilde-Catherine de Bar > Louise du Néant ; Surin = Mère Ste Elie = Maur de l’E.J.Tableau II reliant oratoriens et sulpiciens à leurs ami(e)s.
Condren 1588-1641 [> directeur d’Olier] & Marie Rousseau ~1596-1680 [> dirige et soutient Olier] & Mère Agnès de Langeac 1602-1634 [apparaît à Olier] |
Jean-Jacques Olier 1608-1657 [mystique en crise puis fonde Saint-Sulpice] |
A.de Bretonvilliers 1621-1671(1) [succède à Olier] L. Tronson [succède à Bretonvilliers, dirige le jeune Fénelon] 1622-1700 |
Fénelon 1651-1715 |
… Libermann 1802-1852 |
TABLE REDUITE
Table des matières
EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT 1
ORDRES NOUVEAUX ET FIGURES SINGULIÈRES 1
EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT 2
EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT 3
ORDRES NOUVEAUX ET FIGURES SINGULIÈRES 3
Jeanne de Chantal et François de Sales : la création de la Visitation 24
Une vague mystique chez les jésuites 54
Pierre de Bérulle et l’Oratoire. 92
Jean-Jacques Olier (1608-1657) et Saint-Sulpice. 104
3. mystiques actifs dans le monde. 118
Monsieur de Bernières (1602-1659) 120
Des capucins défendent la mystique. 158
Des jésuites défendent la mystique 232
L’influente « sœur Marie » des Vallées (1590-1656). 246
La « bonne Armelle » (1606-1671) 304
Claudine Moine (1618 - apr.1655), couturière. 314
La béguine Marie Petyt (1623-1677) 322
Des mystiques d’outre-Rhin 345
1Les mystiquesles célèbres rencontrés au tome I étaient Bernard et Guillaume de Saint-Thierry, François d’Assise, Ruusbroec, Teresa et Juan de la Cruz.
2Mystiques accomplis comme ceux de la note précédente : des réformatrices bénédictines, les carmélites Marie de l’Incarnation et Madeleine de Saint-Joseph, le grand carme Jean de Saint-Samson, le capucin Benoît de Canfield, le franciscain Jean Chrysostome de Saint-Lô…
3Pour exemple citons l’excellent livre d’Yves Krumenacker, L’école française de spiritualité. Des mystiques, des fondateurs, des courants et leurs interprètes, Cerf, 1998. Rempli de respect pour Bérulle, l’ouvrage n’aborde que rarement certains spirituels que nous présentons longuement.
4Une liste de Figures remarquables présentées par ordre chronologique conclut notre enterprise et constitue un outil de référencement (v. tome V). Son analyse confirme la réalité d’un essor exceptionnel concentré sur la première moitié du Grand Siècle.
5Thomas d’Aquin, De veritate, q. 27 a. 1 : « Voluntas ejus est efectrix boni et non causata a bono sicut nostra », DS 3.1428 (art. « Divinisation »). – Nous livrons en italiques les citations d’époques anciennes ; ou en caractères romain avec retrait les citations longues d’auteurs récents. Cela facilite l’alternative histoire ou florilège, lecture continue ou saisie en liberté à fin spirituelle.
6Histoire du christianisme, tome IX, « L’âge de raison… », Desclée, 1997, 932-933. - Voir aussi « Quatrième partie », chap. II & V par F. Laplanche, 931sq. & 1089 sq.
7Denis Crouzet, Les guerriers de Dieu, La violence au temps des troubles de religion, vers 1525 – vers 1610, Champ Vallon, 1990, t. I et II. [ l’angoisse et la peur sont sources de violence].
8J. Rohou, Le XVIIe siècle, une révolution de la condition humaine, Seuil, 2002, 14-15.
9Le Shinto fut intrumentalisé dans un sens nationaliste ; l’umma musulmane est invoqué par des intégristes très semblables aux guerriers de Dieu si bien présentés par D. Crouzet, op. cit.
10J. Rohou, op.cit. , 20 et 21.
11La science ne laissera pas le temps de reprendre son souffle, comme le soulignent les décès proches de Galilée (-1642), de Descartes (-1650), de Pascal (-1662) ; en attendant une ‘seconde vague’ qui achèvera ‘ l’École ’ et ses tenants : Leibniz (-1716), Newton (-1727)…
12L’existence du vide, le jeu et son approche statistique, l’arithmétique mise en machine.
13Dans le Tractatus theologico-politicus (1670), Traité des autorités théologique et politique. Première traduction française ‘huguenote’ en 1678. La même année 1678, l’oratorien Richard Simon reproche aux théologiens de n’avoir « pas fait assez de réflexion sur les différentes manières de parler de l’Ecriture ». Il ouvrira des débats avec les réformés et sera critiqué par Bossuet.
14Première république des Provinces-Unies (1588-1621) : Oldenbarnevelt est exécuté, Grotius parvient à fuir ; deuxième république (1650-1672) : les frères De Witt sont assassinés. Première révolution anglaise (1640-1660), illustrée par Cromwell, J. Milton ; deuxième révolution (1688), illustrée par Locke et la rule of law. Puis Déclaration d’Indépendance américaine (1776) (P. Nemo, Histoire des idées politiques…, P.U.F., 2002, 213 sq. ). - Enfin en France vint la « Grande Révolution » ! Mais elle sera suivie de retours de toutes formes politiques possibles (cf. J. Julliard, Les Gauches françaises 1762-2012, Flammarion, 2012).
15P. Nemo, op. cit., 115 sq. – Respect moral guère possible pour le Grand Turc, le Grand Soufi ou le Grand Moghol, car l’Etat de droit n’existe pas dans les despotismes purs où la lutte pour la prise du pouvoir n’est plus canalisée : effet pervers imprévu d’une séparation à priori souhaitable entre pouvoirs civils et religieux en terres d’Islam (le vizir assassin est proclamé calife dans la grande mosquée le vendredi qui suit sa prise de pouvoir).
16Ibid., 135.
17Ibid., 131. « Les lettres « de cachet » sont une variante des lettres « closes » (par opposition à «patentes »). Elles sont des « ordres du roi ». Or nul tribunal n’a le droit de connaître de ces ordres. Le 26 juin 1759, Louis XV dit aux représentants du Parlement de Paris : « Par des considérations ou des raisons d’État dont les magistrats ne peuvent être juges, le roi peut, sans donner atteinte aux lois, user du pouvoir qui réside en sa personne par des voies d’administration dont qui que ce soit ne doit se dire exempt dans son royaume. »
18P. Nemo, page 132, se réfère à Olivier Martin, Les Parlements contre l’absolutisme traditionnel au xviiie siècle, 463-465 .
19D. Crouzet, op.cit.
20M. Bataillon, Erasme et l’Espagne, 1937, évoque les épreuves vécues par les réformé(e)s du Carmel espagnol ; voir sur un autre aspect mondial mais souvent oublié : Histoire du christianisme, tome IX, L’âge de raison…, Desclée, 1997, 615-664 décrivant la colonisation du Nouveau Monde ; C. G. Calloway, One vast winter count, Nebraska, 2003, quantifie le terrible sort des Indiens à l’âge des conquistadors (et des épidémies ; ce dernier point à compléter par Jared Diamond, Guns, germs and steel […], 1997, trad. De l’inégalité parmi les sociétés, 2000.
21L. Kolakowski, Chrétiens sans Eglises, la conscience religieuse et le lien confessionnel au XVIIe siècle, 1969, 29-30.
22Ce qui eût été positif sans le contrôle théologique scolastique. Notons l’apport : des relations ordonnées par les confesseurs ; de centaines de Vies imitées de la Vida offerte par sainte Thérèse contrôlée par ses confesseurs jésuites ouverts ; les relations par et sur Marie des Vallées, Armelle Nicolas, Marie de l’Incarnation, Maria Petyt, madame Guyon, dont nous allons tirer grands partis ; les tentatives d’explicitation de vocabulaire publiées par les mystiques catholiques (Sandaeus, Civoré, Guyon, Honoré de Sainte-Marie).
23J.Rohou, op.cit., 118.
24Cité par J. Orcibal, “Les spirituels…”, Etudes d’histoire et de littérature religieuse, Klinsieck, 1997, 219 - et repris dans “John Wesley”, 533.
25Tarissement jugé d’après les seuls imprimés. Une immense masse de manuscrits spirituels furent toujours créés et abrités au sein de clôtures. Mais elles sont aujourd’hui en voie de disparition rapide : tous les efforts possibles de ‘sauvegarde du patrimoine’ sont requis ! Nous avons pour notre part assisté au transfert de la bibliothèque jésuite de Chantilly puis du fond issu du Grand carmel de Paris : un monde disparaît, non physiquement, mais en repérage possible dans des ensembles à dimension humaine abritant tel connoisseur amoureux.
26Louis Cognet, Crépuscule des mystiques, Bossuet Fénelon, Desclée, 1958 (réédition 1991). La plus grande partie de cette célèbre étude porte sur madame Guyon.
27Jacques Le Brun, dans le cours magistral qui acheva ses séminaires dispensés à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, insista sur une nécessaire recherche de continuité. Il s’agit de dépasser des querelles que l’on espère caduques pour retrouver le fil qui en occident relie l’antique chrétienté aux philosophes et aux créateurs de nouvelles sciences.
28Saint François de Sales et Sainte Jeanne de Chantal, Une extraordinaire amitié, Correspondance, recueillie et mise en orthographe actuelle par les soins des Religieuses de la Visitation d’Annecy, Monastère de la Visitation Sainte-Marie, Annecy, 2010. - Ce fort volume constitue une bonne entrée à la Correspondance très abondante de François figurant dans la monumentale édition d’Annecy des œuvres du saint (27 volumes ; il en existe une édition numérisée). - L’édition de la Correspondance propre à Jeanne a été réalisée par sœur Burns, Cerf, 1986, 6 volumes (avec de remarquables notes et chronologies).
29Saint François de Sales, Œuvres, Bibl. de la Pléiade, 1969 [substantielle préface d’ A. Ravier, augmentée d’une chronologie : I-CXXXII ; Vie dévote, Traité de l’amour de Dieu, Entretiens : 1-1885]. - Florilège : Anthologie spirituelle, & La vie dévote, Anthologie salésienne pour l’honnête homme d’aujourd’hui, par Max Huot de Longchamp, Editions du Carmel et du Centre Saint Jean-de-la-Croix, 2004 & 2012 - DS 5.1057/97, art. François de Sales (P. Serouet) - Biographies par Trochu puis par E.-J. Lajeunie, Saint François de Sales, Paris, 2 tomes, 1966.
30C’est pourquoi il est le patron des journalistes et des écrivains catholiques.
31“Nommé archevêque de Milan en 1564 il se démit de toutes ses autres charges pour aller résider dans son diocèse … Lors de la peste qui désola Milan en 1576, il accourut dans cette ville du fond de son diocèse, et bravant la contagion, porta partout des secours et des consolations.” Par ailleurs ferme défenseur de la Contre-Réforme il “rétablit partout la discipline … fit poser des grilles aux parloirs…” (Wikipedia).
32Lettre 630 à dom Jean de Saint-François (Annecy, 26 décembre 1623).
33Dans le Traité de l’amour de Dieu, le livre IX a pour titre : « De l’amour de soumission par lequel notre volonté s’unit au bon plaisir de Dieu ».
34Hélène Michon, Saint François de Sales, une nouvelle mystique, Cerf, 2008, présente sa théologie, son anthropologie, les degrés d’oraison et du pur amour (‘François de Sales entre saint Bernard et Fénelon’).
35Citations prises dans les Œuvres, Bibl. de la Pléiade, op.cit.
36Ps 118, 94.
37Ct 3, 4.
38Ct 8, 6. – Catherine de Gênes, Livre de la Vie Admirable…, trad. Debongnie, 1960, “Chapitre 18, Comment elle ne voulait pas d'un amour pour Dieu ou en Dieu ni intermédiaire entre elle et Dieu…” : …Cet amour est d'une telle générosité, d'une telle excellence spirituelle qu'il dédaigne de perdre son temps à autre chose si belle et si précieuse qu'elle soit. Il n'a souci que de limpidité et de pureté, d'où jaillissent des rayons brillants d'une force brûlante et enflammée…
39Terme rural : essaim d’abeilles qui quitte la ruche.
40Ct 4, 11.
41Jn 20, 11-16.
42Il s’agirait, d’après la mère de Chaugy, de la mère Anne-Marie Rosset, une des premières visitandines.
43Ct 2, 7.
44Lc 10, 39.
45Petite salle.
46Ct 5, 13.
47Lc 10, 41-42.
48Gal 2, 20.
49Col 3, 3.
50Eau de senteur à base de fleur d’oranger.
51Rm 6, 4-11.
52Aigle est féminin au XVIIe siècle.
53Ps 102, 5 : [Le Seigneur] renouvelle votre jeunesse comme celle de l’aigle.
54Mémoire qu’elle adressa à dom Jean de Saint-François concernant sa vocation (Annecy, 26 décembre 1623).
55Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal, Correspondance, op.cit., 1986.
56Sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal, sa vie et ses œuvres – Œuvres diverses , Paris, Plon [le vol. I contient le Mémoire de la mère de Chaugy ; les vol. II, 1875, et III, 1876, conservent un très grand intérêt ; mais les mss. des Archives de la Visitation d’Annecy ont été transcrits plus ou moins fidèlement ; l’éd. Burns rend caducs les vol. IV à VIII de la Correspondance. - Œuvres complètes, Migne, 3 tomes, 1862. – Un Florilège est en préparation au Centre Saint-Jean-de-la-Croix, incluant la meilleure source : le ms. de Verceil.
57Bremond l’estimait plus avancée que François, ce qui valut à sa Sainte Chantal (Paris, 1912) d’être mise à l’Index.
58La source essentielle de toutes les biographies est le Memoire très fidelle pour la vie… de Françoise-Madeleine de Chaugy qui avait été communiqué aux premiers biographes, Fichet (1643, …) et Henri de Maupas (1644, …) (DS 8.868) ; Sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal…, op. cit., I.
59Elle demanda en effet que l’on mette sur elle dans son cercueil, les papiers de ses vœux de chasteté, d’obéissance et de pauvreté, propres à la vie religieuse, écrits par François de Sales et par elle, ce dernier signé de son sang. (Sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal…, op. cit., II, 49).
60Cantique, 3, 6.
61Madame Guyon, Vie par elle-même, 1. 4. 8.
62Nous donnons les numéros de lettres [L.] de la Correspondance, op. cit., 1996, ou bien des extraits de ses Oeuvres, op. cit., 1875 : [numéro du tome, page].
63Passer par l’étamine, être soumis à des épreuves (Littré).
64E. Lecouturier, Françoise-Madeleine de Chaugy et la tradition salésienne au XVIIe siècle, Paris, 1933.
65DS 16.1002/10, (art. « Visitandines » par sœur Burns, l’éditrice citée de la Correspondance).
66Coutumier, Annecy, 1850, 120 [l’édition s’avère très exacte comparée à ses sources, à la différence des Œuvres éditées en 1875 et destinées à un public élargi].
67Boudon, Œuvres, Migne, I, « Le Règne de Dieu en l’oraison mentale », 607 ; ce beau passage est reproduit également dans la note 4 attachée par soeur Burns à la lettre n°1858.
68Réponses de notre sainte mère Jeanne-Françoise Frémiot, baronne de Chantal… sur les Règles, Constitutions et Courtumier de l’Institut, Annecy, 1849 [comme précédemment, l’édition s’avère très exacte].
69La fondation de la Congrégation est associée à François de Sales par la Mère de Chantal.
70Claude La Colombière, né en Dauphiné, avait une sœur visitandine à Condrieu ; jésuite ascétique plutôt que mystique, il mourut à Paray-le-Monial après avoir été expulsé d’Angleterre. Il est connu pour sa direction de la visitandine Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690) : « Il eut bien soin de la maintenir dans l’humilité… » (DS 2.942). Nous ne consacrerons aucune section à la visionnaire qui joua un grand rôle dans l’histoire de la dévotion au Sacré-Cœur. J. Le Brun indique que cette dévotion « qui ne s’affirmera qu’au 18e siècle, sera due à d’autres causes qu’à la seule personnalité de la visitandine. » (DS 10.350).
71DS 7.278/9 (I Noye). Le ms. « recueil des grâces » figure en copie aux A.S.-S. ; F. Tournier, Vie de Madame D’Herculais..., Paris, 1903 - Notre extrait se situe au début d’un témoignage qui couvre les pages 209 à 211.
72Louise de Ballon (1591-1668) : nous l’avons rencontrée au tome II parmi les réformatrices bénédictines. - Cit. : Ecrits spirituels, 1979, Introduction, VII.
73Voir notre tome II, 129 sq.
74Mais le Dictionnaire de Spiritualité fournit la preuve de l’intérêt de nombreux jésuites pour la vie mystique ; la collection “Christus” a édité de beaux textes de leurs contemplatifs. Bremond a consacré son tome V à “l’école du père Lallemant et la tradition mystique dans la Compagnie de Jésus”, qui demeure une bonne introduction, même si l’on peut reprocher à l’auteur quelque parti-pris lié à sa sortie de la Compagnie.
75Ce que reconnaît le grand mystique jésuite Surin (citation infra) - tout en soulignant le caractère préliminaire des Exercices. Il n’en reste pas moins que le pli volontaire imposé risque de perdurer et crée une forte tension chez des êtres jeunes.
76M. de Certeau, La Fable mystique I, 357, cite ici N. du Sault, Caractères du vice et de la vertu, Paris, 1655 ; il ajoute : « C’est déjà du Bossuet… ».
77Questions / importantes à la vie spirituelle / sur l’amour de Dieu, éd. Pottier & Mariès, Téqui, 1930.
78M. de Certeau, La Fable mystique, 371.
79Intérieure occupation d’une âme dévote, 1608, rééd. Pottier, Téqui, 1933 ; Sermons … en forme de méditations, « Orateurs sacrés », Migne, t.1, 363-700, Paris, 1844 (voir 231 sq., 286 sq.) - DS 2.2422/32.
80DS 9.529/39.
81Plusieurs traductions : Petit traicté du Très Sainct Amour de Jésus-Christ Dieu et Homme, / auquel sont expliquées les causes, la pratique et les fruits de cet amour, / composé en Latin par le R. P. Antoine Le Gaudier de la Compagnie de Jésus. /… A Reims, Nicolas Constant, 1620 ; Traicté de l’amour de Jésus-Christ Dieu, et Homme. / Dans lequel sont exposées les causes, la pratique et les fruits de cet Amour, par le R.P. Anthoine Gaudier de la Compagnie de Jésus. / Traduict du Latin en François par Jean Bachou, A Paris, Jean Henault, 1619 [traduction moins intérieure et moins précise que la précédente].
82Conclusion du volume, précédant des oraisons.
83 Pierre Champion, La Vie et la doctrine spirituelle du Père Louis Lallemant, Paris, 1694. Introduction et notes par Fr. Courel, Desclée, « Christus », 1959, 8.
84Marie de l’Incarnation, Correspondance, éd. Oury, Solesmes, 1971, Lettre 110, 323.
85DS 9.126/35, art. “Lallemant”.
86Pierre Champion, La Vie et la doctrine spirituelle du Père Louis Lallemant , op. cit. , 9.
87Ibid., 53.
88M. de Certeau, La Fable mystique, 371-372.
89La Vie et la doctrine spirituelle du P. Louis Lallemant, Paris, 1694. - Nos citations paginées qui suivent sont extraites de : Pierre Champion, La Vie et la doctrine spirituelle …, 1959.
90 Voir D. Salin, Le Père Jean Rigoleuc un guide spirituel, revue « Christus », 2000, 482-491 : la Doctrine spirituelle de Lallemant serait « tout bonnement une copie des originaux de la main de Rigoleuc », les trois premiers traités dont De la garde du cœur, sont de Lallemant, sept traités manuscrits des archives jésuites de France « révèlent une mystique nettement plus hardie ». Leur étude reste à faire.
91Histoire littéraire…, Tome V, Chap. I « La Doctrine Spirituelle de Louis Lallemant », 6. « L’Ecole du Père Lallemant… » : tel est le début du titre donné par Bremond à son tome V.
92La Vie du Père Jean Rigoleuc de la Compagnie de Jésus avec ses traitez de dévotion, et ses lettres spirituelles, par le P. Pierre Champion de la même compagnie, à Paris chez Estienne Michallet, 1686 [l’édition que nous utilisons], et 1698 [cette dernière plus complète est reprise dans :] La Vie du Père Jean Rigoleu [sic] de la Compagnie … à Lyon…, 1739. – Outre les Traités cités, v. les belles lettres I-IX « A la sœur Catherine de S. Bernard, ursuline ». – L’ouvrage a été réédité récemment sous son titre d’origine.
93Bremond, Hist. littéraire…, V, 71 ; lire les récits très vivants des chap. I, 6 & II, 69 sq. –- DS 13.674/80.
94Recueil inédit des archives jésuites, dont la première partie est intitulée “Traité sur la recherche de la vérité », DS 13.678.
95André Moisan, Trois mystiques… en Brocéliande, 2008, éd. Mine de Rien – Bretagne, Le Bois de la Roche, 56430 Néant-sur Yvel, page 13, note 9. - L’oubli d’Huby par Bremond est compensé par l’étude d’Henry Marsille , DS 7.842/51.
96Ce qui donne lieu à une littérature d’opuscules (« tracts »), DS 7.843 ; ils sont analysés en 54 entrées, DS 7.844/48.
97DS 7.851.
98Vincent Huby, Petit traité spirituel VII. (Voir P. de Longchamp, Prier à l’école des saints, op.cit., 286 sq. : « Huby donne le secret presque enfantin de la parfaite union à Dieu : l’anéantissement vrai. Cet anéantissement n’est pas destruction mais légèreté d’âme et indifférence à soi-même. »).
99Voir notre section infra sur Armelle Nicolas.
100DS 8.855.
101Histoire littéraire …, t. V, chap. III, « Jean Rigoleuc et la Bretagne mystique ».
102André Moisan, Trois mystiques…, op.cit.
103DS. 2.921/2 : “Il y a là un effort très intéressant […] pour faire appel à l’observation psychologique courante, voire même aux données de la médecine […] employées avec un très grand jugement. Le tout présenté dans un style savoureux… » (Guibert).
104En bonne compagnie de Sandaeus par sa Theologia mystica clavis … (1640), de madame Guyon (aidée par Fénelon) par ses Justifications (1694), d’Honoré de Sainte-Marie par sa Tradition des Pères et des Auteurs Ecclésiastiques sur la Contemplation…(1708). Ces auteurs d’expérience personnelle confirmée clarifient le vocabulaire mystique français.
105A. Civoré, Les secrets de la science des saints où sont déclarés la nature et la pratique, les travaux et la douceur de la vie intérieure et la théologie mystique, rendue claire et facile…, Lille, 1651 ; voir en particulier le « Troisième traité, La nature et la pratique de l’oraison de repos et de la contemplation, jointe à l’action », pages 241 à 654 ; voir les définitions des pages 274 sq. - Réédition : Antoine Civoré, Les Secrets de la science des Saints, Introduction, notes et tables par Marie-Thérèse Lacroix, Ed. ARSA, Religieuses de Saint-André, Tournai, 1994.
106Ordre toujours actif . L’Introduction à Antoine Civoré, Les Secrets de la science des Saints, 1994, op.cit , livre dates et emplois et un témoignage d’époque d’où nous tirons la citation. Outre cette belle étude on trouvera dans les notes d’utiles commentaires aux Secrets.
107Michel de Certeau, La fable mystique,1, 1982, rééd. 1995, 358-360. Parmi les seize noms cités - Pierre Cluniac étant « le moins connu » d’entre eux -, on note la figure de Jean Labadie, « aventurier de génie ». Sur la vie tourmentée de ce jésuite devenu pasteur et finalement un « perpétuel errant, » v. DS 9.1/7, art. Certeau : « Labadie et Surin tranchent par leurs dons exceptionnels sur la petite troupe des « réformés spirituels ». Labadie aurait inspiré le célèbre piétiste Spener. Un contact trop rapide ne nous a pas convaincu (il en est de même pour l’intéressante Antoinette Bourignon influente sur Pierre Poiret).
108Ibid., 360 & 361 : les deux citations sont extraites par M. de Certeau de la Relation de notre frère Pierre Cluniac sur les choses extraordinaires qui lui sont arrivées dans l’oraison… adressée à Vitelleschi en 1627, Archivio romano societatis Iesu, Rome, 45, f°310r° et v°.
109Nous sont parvenus : les Cantiques spirituels (1639-1655), le Catéchisme spirituel (1654-1655), les Contrats spirituels (1655), les Dialogues spirituels (1655-1658), le Guide spirituel (1660), le Triomphe de l’amour (1660), commencé en 1636, ses Poésies spirituelles (1660-1661), La science expérimentale (1663) et des Questions importantes à la vie spirituelle (1664).
110J.-J. Surin, Correspondance, Paris, 1966, texte établi, présenté et annoté par Michel de Certeau. Nous citons la « Préface », pages 43 & 45. Le premier extrait provient de la lettre 356 à Jeanne des Anges, écrite la mi-mars 1661 par l’homme âgé. M. de Certeau prend ensuite la main dans l’extrait qui lui fait suite. Sur le « délire collectif » et l’affaire de Loudun, on lira les récits de M. de Certeau, pages 243-251, 301-304, 357-359... Il intercale ainsi, entre les lettres de Surin, de remarquables notices (qui ne sont malheusement pas signalées dans la table des matières !).
111Expériences mystiques en Occident II L’Invasion mystique en France des Ordres anciens.
112Correspondance, Notice de Certeau à la Lettre 320 « A la Mère Jeanne de la Croix, prieure des carmélites, à Toulouse », 996, dont nous donnons l’extrait.
113Extrait de Surin, La Science expérimentale, III, 6, cité par Certeau, Ibid. p. 46.
114Ibid., Notice p. 433-460, « La nouvelle spiritualité ». Nous omettons quelques points de cette longue liste. Voir aussi : M. de Certeau, La Fable mystique, Gallimard, 1982, Chap. 8, « Les petits saints d’Aquitaine ».
115Ibid., Notice « 1645 », p. 472 : Certeau cite La Science expérimentale II, 4.
116Ibid., Lettre 449 à Mère Jeanne des Anges, 1662.
117La Science expérimentale (II, 4). On peut voir le fémur brisé conservé à Bordeaux.
118Ibid., « La guérison d’octobre 1655 », 516, citant la Science expérimentale, II, 12-15.
119Sc. Expérimentale II, 15, citée par Certeau, Ibid., 523.
120Questions importantes à la vie spirituelle sur l’amour de Dieu, éd. Pottier & Mariès, Téqui, 1930. – Nos citations de l’imprimé paginées entre crochets.
121Guide Spirituel, Desclée, 1963. Voir VI, 5 “Des auteurs mystiques”.
122Note de Michel de Certeau : Chéron revient plusieurs fois sur ce point. Cf. Chéron, Examen de la théologie mystique, 88, 198 sq. - La forte personnalité du père Jean Chéron (1596-1673), ennemi des mystiques, donna bien du souci à Maur de l’Enfant-Jésus (notre tome II).
123Lettre 146 de 1653 pour la Mère Marie de la Trinité, carmélite, à Saintes.
124Lettre 164 du 17 février 1658 à la Mère Marie-Thérèse Cornulier, supérieure du second monastère de la Visitation, à Rennes.
125Lettre 188 du 26 août 1658 à Madame du Houx, à Rennes.
126De Surin : Cantiques spirituels de l’Amour divin…, Paris, 1654. – Il existe un recueil (mais qui ne contient pas les merveilles des Cantiques spirituels – sauf la reprise du poème « De l’abandon… » par Jean Mambrino, La poésie mystique française, Seghers, 1973) : Jean-Joseph Surin, Poésies spirituelles suivies des Contrats sprirituels, par Etienne Cattta, Vrin, 1957.
127DS 2.498/503 : citations col. 501 & 502.
128 La Croix de Jésus où les plus belles vérités de la théologie mystique et de la grâce sanctifiante sont établies, 1647 (rééditions Cerf, Paris, 1937 et 2004). Nous citons III, chap. I.
129Malaval publie en 1670 la Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation en forme de dialogue. Nous l’abordons dans notre prochain tome.
130Clef du pur amour citée par Brémond, Hist. Litt. VIII, 169-170.
131DS 12.1779/85 (art. « Piny Alexandre »).
132Alexandrin de la Ciotat (1629-1706) est présenté infra : “Des capucins « tardifs » défendent la mystique.”
133Alexandre Piny, Etat du Pur Amour, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 1999 [texte établi par Hervé Benoît sur l’édition de 1682 (1ere éd. à Lyon en 1676). Nous modernisons le français et la ponctuation].
134Cet extrait daté du 26 juillet 1683 fait partie d’un recueil manuscrit qui comprend les lettres envoyées de juillet 1683 à novembre 1686 à la supérieure (57 lettres), et aux soeurs (123 lettres) d’une maison de franciscaines annonciades près de Paris. Le Père Piny venait de prêcher une retraite de dix jours aux religieuses. (Vie Spirituelle, Juillet-Août 1927). - Edition moderne : Alexandre Piny, Lettres spirituelles, précédées de L’édit du pur amour. Alexandre Piny en extrême héritage, par Daniel Vidal, J. Millon, 2000.
135Ce qui explique la faible part occupée par les auteurs de “l’école française” dans nos tomes II à IV.
136Voir Brémond, III, 155 sq.
137Sur tous ces épisodes, voir le tome II.
138Dont témoignent : DS 1.1539/81 (Bérulle) ; DS 11.847/53 (Oratoire bérullien) ; S.-M. Morgain, Pierre de Bérulle et les Carmélites de France, op.cit.
139Voir l’irénique S.-M. Morgain, Pierre de Bérulle et les Carmélites de France, Cerf, 1995 [l’historien carme réagit cependant avec netteté lorsqu’il le faut : v. son Ch.ap. VI , « Une amitié changeante » et l’analyse du formulaire du double vœu de servitude à Jésus et Marie imposé par Bérulle qui conduira en 1620 à « La Tempête » (Chap. XI)]. - V. aussi les Mémoires … des carmélites déchaussées de 1894, tome II : il fallait à l’époque redresser une historiographie déviée, ce qui est accompli par l’excellente rédactrice restée anonyme. Bremond bénéficia avec tout son talent de conteur d’un travail pionnier qu’il reconnait d’ailleurs justement.
140Oeuvres complètes de Bérulle..., Migne, 1856, “Traité des énergumènes”, col. 835-874.
141Bourgoing, préface des Œuvres complètes de Bérulle, p. 102.
142Voir : Bérulle, Oeuvres complètes, Migne, tome unique, 1856 [v. “Vie de Jésus”, (427-508) et la belle mais très oratoire “Elévation sur Sainte Madeleine”, 550-588] ; nouvelle édition critique en cours des œuvres ; Pierre de Bérulle, Dieu si grand … Jésus si proche, anthologie remarquablement présentée par C. Bottin et al., Cerf, 2000.
143Bremond, III La conquête mystique, L’école française, 43 (et note page 47).
144Œuvres, p. 1294, cité par Brémond, Ibid., 17.
145Oeuvres, p. 1296, cité par Brémond, Ibid., 18.
146Cité par M . Terestchenko, Amour et désespoir, de François de Sales à Fénelon, Seuil, 2000, 394 : la note 50 à la “Notice historique sur la querelle du pur amour” cite Bérulle, Discours de l’état et des grandeurs de Jésus, p. 392/3.
147Cité par Brémond, Histoire…, III, 117-118.
148Oeuvres, p. 964. – “Ravissante” est toutefois à prendre au sens premier d’être ravi, enlevé !
149DS 2.1373/88 (A. Molien) ; Bremond, III. La conquête mystique, p. 358 note complète [citations « B »] ; v. Collectanea Cisterciensia 1999-3, G.M. Oury, « Entre Condren et Olier, dom Hugues Bataille », p. 215-223 ; L’idée du sacerdoce et du sacrifice de Jésus-Christ donnée par le R.P. de Condren …avec quelques éclaicissements… Paris, Armand, 1725 [c’est l’édition par Quesnel ; « La première édition est de 1677 … les pages 42 à 132 (la seconde partie) sont seules du P. de Condren, v. p. XVII, il faut ajouter 7 ou 8 pour avoir la référence des pages citées par Brémond » (annotation I. Noye), citations « Q »] ; A.S.-S, mss. établis sur la demande de Tronson [« Ces trois volumes sont le résumé des conférences du P. de Condren… », en dos de reliure : « Des fêtes et mystères de Jésus-Christ » tomes 1, 2… A.S.S. pièce réf. 320-321, citations « T »]. – Nous attendons l’étude et l’édition de Condren promise par le P. Marxer !
150Amelote, Vie (1643), II, 207.
151DS 2.1374.
152Amelote, Vie, I, 41 sq.
153DS 2.1373/5.
154Amelote, op. cit., Abrégé.
155Lettres, p. 149 (cité par Bremond III, 360).
156Considérations sur les mystères, p. 74 sq. (cité par Bremond, III, 369).
157Citations dénotées T, B, Q : voir supra note en début de section Condren.
158Considérations sur les mystères, p. 196, cité par Bremond, III, 378.
159IV Rois 4, 3.
160Ce qui rappelle la lumière « arrêtée » par le pot d’étain, l’observation profondément méditée par Jacob Boehme.
161Honoré de Sainte-Marie, Grand Carme (1651-1729), v. notre tome II, 242.
162Bremond, III. La conquête mystique, p. 287 : « premier modèle de biographie psychologique ».
163DS 2.1387.
164DS 2.1376.
165Cité par Bremond, III, 294.
166Note de Levesque à la lettre à la Mère de Saint-Michel, p. 422 du t. 1 des Lettres d’Olier: « Les pénitents de Saint-François (chez qui Olier commençait sa retraite) établis par le P. Vincent Muffart d’abord dans le diocèse de Beauvais en 1594, puis en 1601 à Paris dans le quartier de Picpus, comptèrent bientôt un grand nombre de couvents. M. Olier était particulièrement lié avec ces religieux dont il avait embrassé le tiers ordre et dont le dernier supérieur, le P. Chrysostome, avait été son intime ami. » – Il aurait embrassé aussi le Tiers Ordre de la pénitence de St Dominique (I. Noye, Chronologie, p. 35, ajout) ce qui s’accorde avec sa relation avec la dominicaine Agnès de Langeac.
167DS 11.737/51, art. “Olier” (Noye et Dupuy) dont nous résumons la biographie en tenant compte d’une Chronologie établie par I. Noye et reprise en fin de volume dans notre Chronologie de la France religieuse .
168Edition critique dans la collection Mystica, Honoré Champion, 2014.
169Les Mémoires de Jean-Jacques Olier en 8 volumes ont été dactylographiées (1965-1975) par M. Charles Rabeau p.s.s., Archives Saint-Sulpice. – Leur caractère répétitif et parfois excentrique limite l’intérêt d’une édition d’un très long ‘journal de crise’.
170Lettres de M. Olier, éd. par E. Levesque, Paris, 1935 (les 2 volumes que nous utilisons et citons par leur numéro suivi de la page).
171Attributs divins, 61 (cité en DS 11.743).
172Cités par Jean Bruno, La transmission spirituelle chez J.-J. Olier, Coll. Hermès 3, Les Deux Océans, p. 194.
173Du latin influere : écoulement.
174Cité par J. Bruno, Ibid., p. 202.
175Cité par J. Bruno, Ibid., p. 200.
176Cité par J. Bruno, Ibid., p. 196.
177Nous avons lu sans enthousiasme : Alain Niderst, La poésie baroque à l’âge classique, Laffont, 2005 ; Terence Cave et Michel Jeanneret, La Muse Sacrée, Anthologie de la poésie spirituelle française (1570-1630), José Corti, 2007. Ils n’ont pas satisfait notre recherche de poètes mystiques français partageant la profondeur d’Herbert ou de Traherne que nous retrouverons en fin de volume. Grâce au recueil de Jean Mambrino, La poésie mystique française, Seghers, 1973, auteur avec lequel nous entrons en résonance, nous pouvons cependant livrer quelques extraits.
178Voir de ce poète Les Tragiques, édition critique par Jean-Raymond Fanlo, Coll. « Champion Classiques », Paris, 2006.
179DS 7.738/43 où A.Rayez distingue l’inspiration du Cantique, l’influence d’Augustin, de la théologie négative, enfin les influences « sanjuaniste » et de la médiation christique : cela fait beaucoup ! v. Les divins élancements d’amour… édités par Jacqueline Plantié, Champion, « Sources classiques », 1999.
180Nous avons rencontré ce jésuite atypique devenu pasteur puis errant, qui appartint au cercle mystique d’Aquitaine. Voir Certeau et Wikipedia.
181Nicolas Barré, Le Cantique spirituel suivi de lettres spirituelles, Arfuyen, 2004 (nous citons la pièce 45 de la page 67 – voir aussi ses belles lettres de directions !) ; Nicolas Barré, Oeuvres complètes, Cerf, 1994 ; DS 10.1239/55, art. « Minimes ».
Nicolas Barré (1621-1686) est une figure brillante de l’Ordre des minimes, demeuré méconnu jusqu’à sa redécouverte récente, contrairement au scientifique et minime Mersenne (-1648). Nicolas Barré sera très tôt chargé de la grande bibliothèque du couvent de la place Royale fréquenté par les élites intellectuelles. A l’âge de trente-six ans, épuisé, dans l’angoisse et le doute, il est envoyé à Amiens, sa ville natale, pour refaire ses forces, puis à Rouen. Touché par la misère des jeunes de quartiers pauvres, il soutient la naissance d’écoles populaires à Rouen puis à Paris tout en continuant sa tâche de directeur spirituel.
À sa mort, « des foules se précipitent jusqu’à son couvent au quartier du Marais, en s’écriant : « Le saint des minimes est mort ! »
182Nous avons présenté la figure de ce franciscain dans Expériences mystiques II, 361 sq.
183Souriau, Deux mystiques normands au XVIIe siècle, M. de Renty et Jean de Bernières, Paris, 1913 (& 1923 sous un autre titre : Le mysticisme en Normandie au XVIIe siècle) ; R. Heurtevent, L’œuvre Spirituelle de Jean de Bernières, Beauchesne, 1938 ; L. Luypaert, « La doctrine spirituelle de Bernières et le Quiétisme », Revue d’Histoire Ecclésiastique, 1940, 19-130 ; Rencontres autour de Jean de Bernières mystique de l’abandon et de la quiétude, coll. ‘Mectildiana’, Parole et Silence, 2013, premier ouvrage collectif publié depuis la mort de Bernières. – Ces études portent sur le milieu, la doctrine et le rayonnement mais n’abordent guère Jean dans sa vie personnelle.
184[Un choix :] Jean de Bernières, Le Chrétien intérieur [livre VII]. Textes choisis suivis des lettres à l’Ami intime […] par Dominique et Murielle Tronc, Arfuyen, Paris, 2009 ; [le corpus de l’œuvre :] Jean de Bernières, Œuvres Mystiques I, L’Intérieur chrétien suivi du Chrétien intérieur augmenté des Pensées, Edition critique avec une étude sur l’auteur et son école par Dominique Tronc, Ed. du Carmel, coll. « Sources mystiques », 2011 ; Œuvres Mystiques II, Correspondance, Edition critique présentée par le P. Eric de Reviers, Ed. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, même collection, à paraître.
185Le Père Chrysostome, figure éminente du Tiers Ordre Régulier franciscain, a été présenté largement : tome II, 361-374.
186Dom G. Oury, Marie de l’Incarnation, Mémoires de la Société Archéologique de Touraine, tome LVIII, 1973, pages 280 sq. (que nous citons) & Les presses de l’Université Laval, Québec / Abbaye Saint-Pierre, Solesmes, 1973.
187Grande mystique largement présentée infra.
188Dom Oury, op.cit., 297-299.
189Dom Oury, op. cit., 320 ; v. DS 10.490. - Suivront des procès entre madame de la Peltrie, aidée par Bernières, et sa famille qui tentait de la faire frapper d’interdiction comme prodigue de son bien parce qu’elle avait un peu trop rapidement réglé ses affaires françaises.
190Boudon, Œuvres II, 1313.
191Souriau, Deux mystiques…, 115 ; Chrétien Intérieur, 380.
192Œuvres Spirituelles II, 61. – Son serviteur Roberge ira plus tard en Nouvelle-France…
193Souriau, Deux mystiques…, 119.
194Annales des Ursulines de Caen citées par Charles du Chesnay, « La mort de M. de Bernières à Caen et l’arrivée de Mgr de Laval à Québec au printemps de 1659 », Notre Vie [revue eudiste], 1959.
195Mectilde / Catherine de Bar (1614-1698) a été présentée au tome II : ‘La Mère du Saint-Sacrement et ses bénédictines’, 115 sq.
196Citée par Souriau, Ibid., 271.
197Jean de Bernières, Œuvres Mystiques II, Correspondance, Edition critique présentée par le P. Eric de Reviers, coll. « Sources Mystiques », à paraître ; Dom Joël Letellier, « L’entourage et la spiritualité de Jean de Bernières », Bernard Pitaud, « La correspondance spirituelle entre Jean de Bernières et mère Mectilde du Saint-Sacrement » in Rencontres autour de Jean de Bernières, op.cit.
198Œuvres spirituelles, II, 469-470 ( Lettre du 11 novembre 1654 ).
199Chrétien Intérieur, VII, 2.
200Œuvres spirituelles, II, 244 & 245-246 (Lettre du 20 octobre 1654).
201Chrétien Int. VII, 5.
202Chrétien Int. VII, 6.
203Chrétien Int. VII, 5.
204Jean de Bernières, Œuvres spirituelles, II, « Lettres à l’ami intime » : au nombre de 18, leur destinataire non cité est probablement Jacques Bertot. Voir notre édition, Le Chrétien intérieur, Arfuyen, 2009, p. 151 sq.
205Lettres à l’Ami intime n°18.
206Chapitre 13 du 3e livre du Chrétien intérieur [dans l’édition en huit livres].
207Souriau, Deux mystiques…,196.
208Bernières, Chrétien Intérieur, VI, 11.
209Bernières, Œuvres Spirituelles, II, 122.
210L’art. « charité » DS 3.507/691 reste théorique. - Références : J.-M.Gourvil, « Jean de Bernières dans l’histoire sociale et spirituelle de l’époque moderne » (paru dans Rencontres autour de Jean de Bernières, Parole et Silence, 2013) : Jean Imbert, Les hôpitaux en France, 1958 ; Michel Mollat, Les pauvres au Moyen-Age, 1978 ; Jean Imbert (sous la direction de-), L’histoire des hôpitaux, Privat, 1982 ; Branislaw Geremek, La potence et la pitié, l’Europe et les pauvres du Moyen-Age à nos jours, 1987 ; Jacques Depauw, Spiritualité et pauvreté à Paris au XVII ème siècle, 1999.
211DS 16.841/63.
212Vincent de Paul, Correspondance, Entretiens, Documents, 15 volumes, éd. Coste, Paris, 1920-1970, XII, 432.
213L. Abelly, La vie du vénérable serviteur de Dieu, Vincent de Paul, Paris, 1664 [en 3 livres], III, 208.
214DS 16.848/9 : « À Dax, le jeune Vincent s’était appuyé sur la bienveillance de M. de Comet, à qui il devait sa nomination à la riche paroisse de Tihl. Mais il parlera bientôt des “désastres” de sa fortune. Il fait emprisonner un garnement qui lui avait volé 300 écus. Deux ans plus tard, il écrit à Comet que ses dettes ont scandalisé son entourage. Il essaie de piquer la curiosité du vice-légat en Avignon en lui parlant de secrets d’alchimie. Mais, au bout de quelques mois, le prélat largue le jeune conteur. Quand il quitte Rome, il ne regagne pas son diocèse. Il se dirige vers Paris. […] Il a cru faire une excellente acquisition en obtenant de Paul Hurault de l’Hopital, archevêque d’Aix, l’abbaye Saint-Léonard de Chaumes, diocèse de La Rochelle, ordre de Cîteaux. Bon prince, l’archevêque la lui a offerte contre 1200 livres de pension à prendre sur les revenus de l’abbaye. Vincent s’apercevra, mais un peu tard, que l’abbaye est abandonnée depuis dix ans et qu’elle n’a que des débiteurs introuvables. De nouveau, Vincent s’endette, emprunte. Après brouilles et contestations, il résignera cette abbaye ruineuse le 29 octobre 1616 ».
215Abelly, op.cit., III, 117-19.
216Vincent de Paul, Correspondance, Entretiens, Documents, op.cit., XIII, 36 & 201 : Desengaño de l’âge baroque.
217Vincent de Paul, « Dieu est très simple » Entretiens spirituels présentés par Jean-Pierre Renouard, Arfuyen, 2007, v. « note biographique », 122. - Nos citations infra : p. 92 puis 37.
218DS 16. 859.
219P. Milcent, Saint Jean Eudes…, Cerf, 1992, 43-44.
220« Eudistes » de la Congrégation de Jésus et Marie.
221DS 8.488/501. Citations : 8.492, 499, 496. Voir aussi, outre la belle biographie de P. Milcent, op.cit. : Ch. Berthelot du Chesnay, Les Missions de Saint Jean Eudes…, Procure des Eudistes, 1967.
222J. Eudes, La vie et le royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes, Lethielleux, 1947. – A l’’édition dite « complète » - mais elle omet la Vie de Marie des Vallées - en 15 volumes, éd. Coste, op.cit., il est préférable de s’en tenir au beau choix du Lectionnaire…, éd. du Cid, Paris, 1977.
223DS 13.363/9 (art. Renty, par R. Triboulet).
224DS 13.368.
225La Vie de Monsieur de Renty par Saint-Jure (1651) fut traduite et publiée à Londres dès 1658 puis adapté par Poiret et diffusé dans toute l’Europe sous le titre Le chrétien réel (1701). Voir sur l’influence du marquis les pages 166-170 par J. Orcibal, “Les spirituels français et espagnols … chez John Wesley et ses contemporains”, Etudes…, op. cit.
226Nous sommes surpris par son attachement à Marguerite du Saint-Sacrement, la visionnaire carmélite de Beaune : peut-être avait-elle une qualité humaine que l’on ne retrouve pas dans sa Vie ? Voir La Vie de sœur Marguerite du S. Sacrement…, Paris, 1655. – Tome II, 230.
227Renty, Correspondance, éd. par R.Triboulet, Desclée de Brouwer, 1978, lettre 16, par ailleurs citée en DS 13.366 .
228Lettre 164.
229Lettre 176 à Saint Jure, p. 476-477.
230Lettre 315 à Mère Elisabeth de la Trinité, prieure de Beaune, 721.
231 Lettre 322 à Mère Thérèse de Jésus-Languet, prieure de Dijon, 732.
232Lettre 332 à Saint-Jure, 746. – Jean-Baptiste Saint-Jure (1588-1657) (DS 14.154/163), auteur de La Vie de Monsieur de Renty, 1651. Ce jésuite spirituel fut apprécié de Pascal.
233Lettre 339 à Saint-Jure, 754.
234Lettre 387 à Saint-Jure, 818-819.
235Cyprien de la Nativité, Recueil des vertus et des écrits de Madame la baronne de Neuvillette..., Paris, 1660, extraits des pages 72 à 80.
236Philippe Sellier, Port-Royal et la littérature II Le siècle de saint Augustin, La Rochefoucauld, Mme de Lafayette, Sacy, Racine, Honoré Champion, 2000, 38-39.
237Les travaux considérables à toutes époques des « Amis de la vérité » : Sainte-Beuve, Port-Royal, 1838-1867, rééd. 2004 ; les travaux de Louis Cognet ; ceux de Jean Orcibal ; DS 12.1931/52 (art. « Port-Royal », 1985) ; les travaux de Philippe Sellier, dont Port-Royal et la littérature II, op.cit., qui succède au tome I Pascal , 1999 ; Jean Lesaulnier, Images de Port-Royal, Nolin, 2002 ; collectifs dont : Dictionnaire de Port-Royal, 2004 & contributions des journées organisées par la Société de Port-Royal, éditées dans les Chroniques de Port-Royal (très ouvertes : citons L’ordre de saint-Benoît et Port-Royal, 2003, Dom Thierry Barbeau, « Port-Royal et le mysticisme, une controverse sur la prière entre Pierre Nicole et dom Claude Martin »).
238Expériences… II, 129 sq.
239« Comment prendre des distances avec certaines thèses excessives, en refusant de porter atteinte à un géant de la pensée catholique ? Il eût fallu un courage intellectuel que des instances ont rarement. […] phénomène caractéristique de bouc émissaire : les thèses condamnées d’Augustin furent chargées sur le dos de Jansenius. » (Philippe Sellier, Port-Royal… , II, op.cit.)
240 La présence de disciples guyoniens n’est pas étrangère à ce réveil de piété en Suisse. La permanence de noyaux locaux piétiste et quiétiste à Morges près Lausanne créait un milieu favorable à la spiritualité. Sainte-Beuve, interdit d’enseignement parisien par manque de titres universitaires, fut invité à Lausanne pour donner en 1837-1838 des conférences religieuses : ainsi la redécouverte du christianisme français janséniste s’est faite parallèlement aux derniers feux piétistes et quiétistes, mais Sainte-Beuve ne sut pas tirer parti d’une telle conjonction improbable. (Sur la genèse du chef d’œuvre et l’évolution de son auteur, v. la préface de Ph. Sellier, rééd. 2004, XVII).
241L. Cognet, Le Jansénisme, P.U.F., « Que sais-je ? », 1968, 124. - Les intuitions de Sainte-Beuve sur le mouvement restent globalement valides.
242J. Rohou, Le XVIIe siècle, une révolution de la condition humaine, Seuil, 2002, « 4. De l’avidité du bonheur à l’art d’être heureux », 518 sq. (Bossuet, Malebranche et Lamy contre Fénelon).
243M. Cottret, “La querelle janséniste”, 351-407, in Histoire du Christianisme IX L’âge de raison, 1620/30-1750, Desclée, 1997.
244Jacques Julliard, Les gauches françaises 1762-2012, Flammarion, 2012, 85 sq. – v. sur le « primat du sentiment » et « saint Robespierre », 205.
245Les rencontres humaines directes furent vives mais fortuites : profonde attirance de la jeune veuve pour un prêtre janséniste inconnu à ce jour, décrite longuement dans la Vie par elle-même ; opposition à Marseille « des soixante-douze disciples de Saint-Cyran » ; plus tard de Nicole au Moyen Court. Quelles qu’en soient les raisons, méfiance et opposition sont patentes, dont témoigne le relevé de passages de la Vie ou de la Correspondance qui font allusions aux « j… ». Mais madame Guyon eut pourtant recours aux livres nés de l’activité inlassable du groupe de Port-Royal : traduction de la Bible par Sacy, dont elle demande un exemplaire lors d’une réclusion, des Pères des déserts par Arnauld d’Andilly, du mystique Lopez.
246Au tome IV nous évoquerons l’interdit porté sur le couvent de Jourdaine de Bernières, le très critique Mémoire pour faire connaître l’esprit et la conduite de la Compagnie établie en la ville de Caen appelée l’Hermitage parue en 1660…
247v. Orcibal, Etudes…, Le Cardinal Le Camus, 810 ; Dictionnaire de Port-Royal, art. « Marcel, Louis », 716 : « Fénelon peut écrire […] : Le Faubourg Saint-Jacques [est celui] d’où est sortie la plus implacable critique des mystiques ».
248Sur tous ces points, v. Dictionnaire de Port-Royal : art. “Dufour, Jacques”, 359 (attaques de Jean Eudes et de Marie des Vallées); “Nicole, Pierre”, 760 ; art. “Luynes, Louis-Charles d’Albert…” (les combats intimes du père du duc de Chevreuse ont dû écarter ce dernier de Port-Royal), etc.
249J. Orcibal, « John Wesley », Etudes…, op.cit., 550 ; v. aussi 217. – Le cliché de l’opposition entre vérité et cœur est rejeté. C’est plutôt les mots permettant de décrire les vécus intérieurs, comme cœur, intériorité, etc., qui manquent de précision en français et doivent être approfondis.
250DS 8.102/148, art. « Jansénisme » par Michel Dupuy, cit.143, 147.
251Michel Dupuy suggère des niveaux différents dans la vie intérieure des uns et des autres : « l’antithèse [vouloir janséniste, non-vouloir quiétiste] serait-elle aussi radicale si le problème abordé et le niveau où on l’aborde n’étaient pas les mêmes ? » (DS 8.147).
252Dict. de Port-Royal, 2004, 98a-101b (J. Lesaulnier).
253M.-L. Gondal, L’œil de l’âme, ou l’oraison selon mère Agnès Arnauld de Port-Royal (1593-1671), La Compagnie de Trévoux, 2000, citant, pages 24-25, la lettre n°7, éd. 1858, tome 1, 11.
254M.-L. Gondal, citant page 27 la lettre nº 16, éd. 1858, tome 1, 25.
255Lettres de la mère Agnès Arnauld (par R. Gillet), Introd. Faugère, Paris, Duprat, 1858, lettre n°63, 450.
256Ibid., lettre 68, 455.
257Ibid., lettre 104, 506.
258Ibid., lettre 107, 511.
259Dict. de Port-Royal, 2004, 504b-509a (J. Lesaulnier).
260Le paludisme et la variole sont les grandes maladies du siècle jusqu’à ce que drainage (tenant compte du cycle larvaire) et vaccination (après Jenner, 1796) aient opéré leurs effets bénéfiques. La tuberculose prendra le relais.
261DS 7.64/71 (art. « 3. Hamon (Jean) » par Cognet, citation : DS 7.71 ; il répertorie ses publications sous 21 postes dont : Traitez de piété, Tome second, contenant / Gémissements d’un cœur chrétien exprimées dans les paroles du Psaume 118…,Paris 1681 ; Traité de l’Oraison continuelle, divisé en quatre livres,1-647 (suivi d’autres textes, 1-162), Paris 1689 ; Recueil de lettres et opuscules de M. Hamon, 2 tomes, Amsterdam, 1734 ; De la solitude, Amsterdam, 1735).
262Traité de la prière continuelle, avec divers moyens de la pratiquer. Divisé en quatre livres par M.H****. Tome premier. Paris. 1735.
263Nous avons eu recours à : Pascal, Œuvres complètes, « L’Intégrale », Seuil, 1963, (Louis Lafuma), à défaut de l’édition Mesnard, chef d’œuvre inachevé ; Pascal, Pensées, « Classiques Garnier », 1991 (Philippe Sellier). – Philippe Sellier : Port-Royal et la littérature I Pascal , H. Champion, Paris, 1999 ; DS 12.279/291 art. Pascal par Jean Mesnard ; Dictionnaire de Port-royal, 2004, « Pascal » 779a-786b par Jean Mesnard ; Hélène Michon, L’ordre du cœur […] dans les Pensées de Pascal, Honoré Champion, 1996.
264Lettre du 1er avril 1648 à sa soeur Gilberte.
265Ph. Sellier, Port-Royal et la littérature I Pascal, Champion, 1999, 89-90.
266Sur la conversion du pécheur, 1658, Lafuma 290b & 291ab.
267Pensées (Sellier), note au fragment 742, p. 547 : “A la mort de Pascal, on trouva dans la doublure son pourpoint un petit parchemin plié et dans ce parchemin une feuille de papier. Sur chacun de ces deux supports figurait à peu près le même texte, autographe, trace d’une intense expérience religieuse. Gilberte et ses amis convinrent qu’il s’agissait là d’une sorte de “Mémorial”, qu’il gardait très soigneusement pour conserver le souvenir d’une chose qu’il voulait avoir toujours présente à ses yeux et à son esprit, puisque depuis huit ans il prenait soin de le coudre et découdre à mesure qu’il changeait d’habits » (3e manuscrit Guerrier).
L’autographe sur parchemin est perdu, mais il en subsiste une copie figurée, effectuée vers 1692 par Louis Périer et insérée maintenant en tête du Recueil original.”.
De même trouve-t-on à l’époque des carmélites portant sur elles le livre intime de leurs retraites et lectures : elles se les transmettaient même de génération en génération.
268Jean Mesnard, DS 12.284.
269Philippe Sellier, op.cit., Pascal et Jean de la Croix, 300.
270Nous utilisons le texte de l’édition Sellier.
271Paroles de Dieu à Moise lors de la théophanie du Buisson ardent (Exode, 3, 6).
272Jean, 20, 17 : [Je monte à mon Père et à votre Père, à] mon Dieu et à votre Dieu.
273Ruth, 1, 16.
274Jean, 17, 25.
275Jérémie, 2, 13 : Ils m’ont délaissé, moi qui suis la fontaine d’eau vive.
276Souvenir de la messe : « … ne permets pas que je sois jamais séparé de toi. »
277Ph. Sellier, Port-Royal…, op. cit., « Sur les fleuves de Babylone », 242-243.
278Fragment 360 (Sellier).
279Nous suivons la chronologie donnée dans Pensées (Sellier), op. cit., 93-102.
280Lettre à M. et Mme Périer …à l’occasion de la mort de M. Pascal le père …17 octobre 1651, Lafuma, 278a.
281Gilberte Pascal, La Vie de M. Pascal, dans Pensées (Sellier), op. cit, p. 103-145.
282Selon la très sobre fin de la Vie de M. Pascal.
283Traduction anglaise du néerlandais de 1637: The Kingdom of God in the Soule, or, within you, Anvers, 1639, rééditée à Paris en 1657, « …printed in english at Paris by Lewis de la Fosse in the Carmes street… ». Il en a été fait récemment une traduction italienne très partielle : I Frati Cappuccini – parte IV, 650-668, suivie, parte IV, 671-704, d’une traduction du livret anonyme de 1718, Geestelycke oeffeninge voor de novitien – Esercizi spirituali per i novizi dans lequel Jean-Evangéliste continue d’exercer son influence.
284Nous remercions vivement le Père Paul Vandre Stuyft traducteur de plusieurs chapitres que nous seront éditerons prochainement dans La vie mystique chez les Franciscains du dix-septième siecle, Florilège …, op.cit.)
285Gregorio da Napoli est présenté dans I Frati Cappuccini [4 épais volumes parus qui couvrent siècle après siècle divers aspects de la réforme capucine en Europe mais dans lesquels nous n’avons pas trouvé un mystique comparable à Gregorio], Sezione I, « Introduzione », 186-203. Son manuscrit est édité pour la première fois en Parte III « Letteratura spirituale », 895-1085.
286Le 30 janvier 1694, Bossuet, qui avait terminé l’examen des écrits de madame Guyon, “prétendait qu’il n’y a que quatre ou cinq personnes dans tout le monde qui aient ces manières d’oraison et qui soient dans cette difficulté de faire des actes.” - “Il y en a plus de cent mille dans le monde…” lui répondit Mme Guyon. (Vie, 3.14.13). - Le capucin Simon de Bourg-en-Bresse, que nous retrouverons bientôt, avance la proportion d’un mystique sur deux cents : proportion assez cohérente avec la réplique guyonienne puisque la population du Royaume était proche de vingt millions d’âmes…
287Il n’épargne même pas Jean de la Croix !
288Allusion à Teresa et à d’autres, dont Benoît de Canfield !
289La dispute mit aux prises en Flandre espagnole le bouillant Père carme Gratien (Graciàn, le confesseur de Teresa), obnubilé par une supposée influence protestante et de jeunes capucins mystiques ; elle est très précisément exposée par P. Hildebrand : « Les premiers capucins belges et la mystique », RAM, 1938, 245-294.
Gratien écrivait en 1612 : « Toutes les Béguines et même les personnes séculières ont tant de désir de l’oraison et de la perfection, sans avoir personne qui le leur enseigne, que sous le titre d’une étroite union à Dieu, une nouvelle hérésie, composée de ceux quon appelle Perfectistes [sobriquet issu de la Règle de Perfection qui venait d’être publiée en 1608], était en train de s’introduire. Nous nous occupons de la combattre » ( !) – ce qui fut fait dans sa Vida del Alma (Bruxelles, 1609). Les capucins répondirent par une Apologie pour la Règle de Perfection, aultrement la Volonté de Dieu, du Père Benoist, Capucin, contre quelque censure qui en a esté faicte par un particulier… (Hildebrand, op.cit., 279 & 284).
290Tome II, « 4. Franciscains », 253 sq.
291Les tables de matières suivent généralement un plan commun sans nulle originalité afin de ne pas dérouter le lecteur. C’est au sein du texte que se révèle (parfois) l’expérience mystique par la justesse et la précision des observations et conseils proposés. Nous avons consulté un assez grand nombre de tels manuels pour en « sortir » quelques textes. L’amateur dépasse facilement une langue rugueuse, un style qui fait fi de charmes littéraires …et découvre des merveilles ! L’exploration exhaustive des variations autour d’un thème, et accomplie assez récemment (fin du siècle), rend cette littérature de direction unique.
292Ces traités de la fin du Grand Siècle ne semblent pas avoir à nos yeux d’équivalents en notre langue. Ils évoquent par leur taille, par leur présentation systématique, par leur précision psychologique, les « manuels » bouddhiques plus anciens - et lointains pour nous - d’un Buddhaghosa ou d’un Hiuan-tsang (sans citer la vaste littérature « collective » de sutras).
293D. Tronc, La vie mystique chez les Franciscains du dix-septième siècle. Tome I. Introductions, Florilège issu de Traditions franciscaines (Observants, Tiers Ordres, Récollets) ; Tome II. Florilège de figures mystiques de la réforme Capucine ; Tome III. D.Tronc, Figures mystiques féminines, Minimes, Un regard sur les héritiers [XVIIIe siècle] & J.-M. Gourvil, P. Moracchini, Le cadre historique. Ed. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 2014.
294DS 12.1653/56 : « auteur capital … l’un des théologiens mystiques les plus complets et les plus profonds ». – Cité souvent par Bremond (qui ne lui accorde pourtant pas de section en propre).
295On retrouvera facilement tous les passages dans les éditions Poiret et Dutoit, figurant en finale des clés car le classement opéré par Poiret est chronologique (tandis que dans le manuscrit la précédence était accordée au fil conducteur intérieur).
296Il s’agit d’une fraction notable du Jour mystique : tout le troisième traité du livre II (renvoi dans clé XXIII « Foi nue »), de tout le livre II (renvoi dans la clé XL « Nudité »), du livre I, traité I, chap. 3 à 13 (renvoi dans la clé LI « Quiétude », §I).
297On donne en références leur situation dans le Jour mystique et s’il y a lieu en indiquant les clés de leur reprise dans les Justifications.
Le Jour mystique… [que nous dénoterons JM] suit le plan suivant :
Préface. 11f° non paginés. Approbations dont François [Pallu] « évêque d’Héliopolis, vicaire apostolique de Tonquin » [Philippe de Chamesson-Foissy, neveu du père de madame Guyon, s’embarqua en 1662 avec Fr. Pallu et mourut à Golconde en 1674 (v. Vie par elle-même, 1.4.6)]. .
Livre premier. De la nature de l’oraison mystique, et de l’excessive activité ou propriété d’images.
Traité 1. De l’existence, de la nature, de l’objet et des espèces de l’oraison mystique.
Traité 2. De la propriété des images, ou de l’excessive activité. 360.
Livre second. De la foi nue, tant divine qu’humaine et de la satisfaction que la foi nue doit produire en l’âme.
Traité 3. De la foi nue, divine et humaine. 417 [Le traité comprend 40 chapitres].
Traité 4. De la satisfaction que la foi nue doit produire... 681. [Chapitre unique].
Conclusion. 717 (fin : 719).
Livre troisième. Du sujet éloigné et du sujet prochain de l’oraison mystique.
Traité 5. Du sujet éloigné de l’oraison mystique, ou qui sont ceux à qui elle doit être enseignée, et qui sont capables de la pratiquer. 1.
Traité 6. Du sujet prochain de l’oraison mystique, ou du fond de l’âme. 117
Livre quatrième. De l’oraison de repos mystique savoureux et de celui qui est sec et sans goût.
Traité 7. Des diverses espèces d’oraison mystique savoureuse. 283
Traité 8. Des différentes espèces d’oraison mystique sans goût. 497
Traité 9. Du sacrifice de Jésus-Christ, ou méthode succincte et facile ... qui comprend les actes principaux et plus excellents de l’oraison. 702.
Traité 10. Quelques matières ou sujet propres à entretenir ou augmenter la paix et le repos de l’âme en Dieu... 780.
Conclusion. 848 (fin : 860).
298Préface (non paginée : verso du premier feuillet).
299JM 1-1, & Justifications (J) XVI « Dieu enseigne l’âme. » = Jour mystique, livre I, traité I, passage repris dans les Justifications, clé XVI « Dieu enseigne l’âme ».
300JM 1-1-1-5, & J XL « Nudité. » (= Jour mystique, livre I, traité I, chapitre 1, section 5).
301JM 1-1-1-9, & J LXVI « Union. »
302JM 1-1-1-10, & J XXVII « Humilité. »
303JM 1-1-2-1.
304« Voyez l’Explication du Cantique » (Guyon).
305JM 1-1-2-3, & J LXVI « Union. »
306JM 1-1-3.
307Van Crombeke, jésuite (Douai 1558 - Saint-Omer 1626).
308JM 1-1-4-1.
309Thérèse d’Avila, Le Château intérieur (1577).
310JM 1-1-5-1 et 2.
311Tauler, Sermons pour le dimanche avant la Septuagésime, p. 45 (Sermons, Cerf, 1991).
312Ruusbroec, Ornement des Noces, livre 3 : « [lumière] accordée dans l’être simple de l’esprit … au-delà de tout don et de toute œuvre de créature, dans la vacuité totale de l’esprit … il reçoit la clarté de Dieu sans intermédiaire. » (trad. Louf).
313Benoît de Canfield, Reigle, troisième partie, chap. 2 « Qu’il n’y a nul moyen humain de parvenir à cette volonté essentielle… » (La Règle de perfection, Arfuyen, 30).
314Ibid., chap. 10 « Des empêchements… ».
315Montée, II, 15 : « Que l’homme spirituel apprenne à se tenir en amoureuse attention à Dieu et dans le repos de l’entendement… » (trad. Marie du S.Sacrement).
316JM 1-1-5-3.
317Comme fait le Moyen Court de Mme Guyon.
318JM 1-1-5-7, & J XLVII « Prière vocale. »
319« Voyez Moyen court, chapitre 11 paragraphe 3 de la pente centrale. » (Guyon).
320JM 1-1-10-2, & J LXVII « Volonté de Dieu », clé qui achève les Justifications (et précédant un dernier ajout donnant de nombreuses références à la Reigle de Canfield).
321JM 2-3-2, & J XXIII « Foi nue. »
322JM 2-3-6-1, & J XXIII « Foi nue. »
323JM 2-3-6-1 et 2.
324Madame Guyon note : « Parce que rien n’y entre et que tout demeure à la porte. Heureux qui demeure enfermé dans son fond ! Il ne craint point ses ennemis. Malheureux qui en sort ! Car il est presque assuré de sa ruine. »
325JM 2-3-10-8, & J X « Consistance ». Rapporté par Tauler, Sermon 2, dimanche 3 après la Trinité : « L’âme porte en elle-même une étincelle, un fond, dont Dieu, qui cependant peut tout, ne peut pas éteindre la soif, si ce n’est en se donnant soi-même. » (Sermons, Cerf, 1991, 281).
326JM 3-5-1-3, 3-5-1-5.
327Terme générique pour la science de la mystique, pour laquelle la suprême référence est l’oeuvre de Denys l’Aréopagite, source de toute la mystique occidentale, et qui traite de la plus haute connaissance de Dieu dans la ténèbre et le silence.
328Harphius, Théologie mystique, livre 3, préface.
329JM 3-5-2-2, & J XIX « Expérience. »
330JM 3-5-2-2.
331JM 3-6-9-11.
332JM 4-7-1-4, 4-7-1- 6, 4-7-1- 8.
333Fusée : la masse de fil enroulée sur le fuseau et qui provient de la filasse de la quenouille.
334JM 4-7-6-6, & J XVII « Distractions. »
335JM 4-8-1-2.
336Château, demeure 7, chap. 7.
337Nuit I, chap. 9.
338Les « Notes et remarques en trois discours par le R.P. Jacques de Jésus » couvrent 71 pages qui achèvent Les œuvres spirituelles du B. Jean de la Croix, premier carme déchaussé de la Réforme…par le R.P. Cyprien de la Nativité, Paris, 1641. Elles succèdent à l’Eclaircissement des phrases de la théologie mystique du B. Père Jean de la Croix […] par le Père Nicolas de Jésus [trois intéressantes traductions de Cyprien sont ainsi reliées en un volume dans l’exemplaire du grand carmel de Paris / Clamart].
339« Discours premier » du R.P. Jacques de Jésus.
340Constantin de Barbanson, Secrets sentiers… II, 5.
341JM 4-8-12-2 à 4.
342DS 14.868/70 (art. par Willibrord).
343Archange Ripault est un auteur controversiste : « Il laisse en mourant (1650) de grands exemples de vertus. Le Parlement assiste à ses funérailles » (DS 1.830).
344Les saintes eslevations de l’âme à Dieu par tous les degrez d’oraison, par le R. Père Simon, de Bourg-en-Bresse, Capucin, En Avignon, chez Jaques Bramereau, Imprimeur de sa Sainteté…, 1657, 803 pages et table ; nous utilisons l’exemplaire rare des A.S.S. ; 2e éd. Paris 1661, puis 1662 et 1674 [Les saintes eslevations… comportent treize points, 1-62, suivis de huit degrés, 63-601, suivi de Traité de la contemplation véritable de Jésus-Christ, 602-709, Traité de la sainte eucharistie, 710-790, Conduite intérieure d’une sainte âme, 790-803, Table. - Traités et Conduite présentent moins d’intérêt.].
345A la picorée : en maraude (au sens où le soldat cherche du butin).
346Benoît de Canfield, Règle III, 5 : Ô quelle immense beauté reluit en cette vision où est découverte la divine face amoureuesement riante sur l’âme.
347Peut-être est-ce arrivé à Pascal. Il n’a pas vécu assez longtemps pour poursuivre le chemin mystique.
348Simon a bien lu Benoît de Canfield, Règle III, 10 (dialectique du Tout et du rien…), mais son ton est très différent, tout en maturité et douceur.
349Œuvre est indifféremment masculin ou féminin aux XVIe-XVIIe siècles.
350Osée II, 14 : … je la mènerai dans la solitude, et je lui parlerai au cœur. (trad. Sacy).
351Rapporté par l’annaliste P. Maurice d’Epernay cité p. 7 de la notice du P. Ubald d’Alençon ouvrant sa réédition du Chemin abrégé de la Perfection Chrétienne, par le Père Paul de Lagny, capucin, S. François d’Assise, Paris, & Duculot, Gembloux, 1929.
352Ubald d’Alençon, Études franciscaines, t. XXIV, juillet-décembre 1910, 46-62, 249-265, 665-679, « Les Frères-Mineurs capucins et les débuts de la réforme à Port-Royal des Champs (1609-1626).
353DS 12.565/9.
354Exercice méthodique de l’oraison mentale en faveur des âmes qui se retrouvent dans l’estat de la vie purgative…, Par le P. Paul de Lagny Capucin, Paris, 1658. – L’ouvrage de près de sept cents pages serrées comporte une première partie didactique en cinq traités, et propose en seconde partie des « considérations sur les mystères de la foi ». Le cinquième traité couvre 63 pages (175 à 237).
355Citation de Paul, Rom 8, 26.
356Paul dans son épître aux Ephésiens 3, 17 : “étant enracinés et fondés dans la charité ….”
357Le Chemin abrégé…, op.cit.,, « Notice », 14.
358Cant. 17. 3.
359Cant. V. 2.
360Le parfait dénuement de l’âme contemplative, dans un chemin de trois jours, Par lequel Dieu nous appelle à la solitude intérieure afin que nous nous consacrions à luy dans la plus haute contemplation. Avec un traité des extases, ravisssements, révélations et illusions. Par le R. P. Alexandrin de la Ciotat, Marseille, première éd. 1680, éd. augmentée 1681. Ouvrage rare !
361DS 1.302/3. Bremond, VIII, 89 : « intelligence lucide, s’il en fut, directeur d’une rare expérience […] écrivain de race […] il aura, sans doute, appris bien des choses au P. Piny… »
362Cette « Introduction très nécessaire » est suivie d’une Approbation du R.P. Piny, puis commence le traité dont nous donnons ci-après des extraits paginés.
363Inaction divine : de in-action, action de Dieu dans (l’âme).
364Gal 2, 20.
365Gilles Alleaume ou Aleaume, né à Saint-Malo en 1641, entra au noviciat le 19 septembre 1658 et fut l’un des deux jésuites chargés, en même temps que La Bruyère, de l’éducation du duc de Bourbon, petit-fils du grand Condé. Il enseigna les humanités et la rhétorique, et traduisit lesSouffrances de Notre Seigneur Jésus-Christ..., du P. Thomas de Jésus, portugais, de l’ordre des Ermites de Saint-Augustin. Suspect de quiétisme, il fut exilé de Paris en 1695. Il mourut à Paris en 1706. La Reynie interrogera madame Guyon sur sa relation avec ce jésuite (Les années d’épreuves de madame Guyon… , Honoré Champion, 2009, 196, 199, 204 sq., 306. Elle dira : « Dieu l’agrée, puisqu’Il le couronne par une si forte tribulation… » ).
366Klaas A., « La doctrine spirituelle du P. François Guilloré », Rev. d’Asc. et de Mystique, 1948, 143-155 : citation page 154 d’un jésuite anonyme contemporain auteur d’un Abrégé de la vie du R. P. François Guilloré (ms). - Nous avons eu recours pour cette section à l’étude approfondie d’André Derville : « Guilloré (François, jésuite) », DS 6.1278/94.
367Il « connaissait certainement les notes manuscrites recueillies par les tertiaires [novices étudiants futurs jésuites] de Lallemant, comme Champion, Rigoleuc et spécialement Huby, avec qui Guilloré a vécu à Vannes. Sa méthode et sa manière diffèrent toto coelo de la manière théologique et dogmatique du cardinal de Bérulle… » 153 (Klaas A., op. cit.).
368« La bonne Armelle » [Nicolas], Le Triomphe de l’Amour divin, 1679, 2e partie, 262-275.
369L’histoire de la folie de Louise du Tronchay (-1694) devenue Louise du Néant, a captivé Bremond (et d’autres depuis ) : Histoire du sentiment religieux…, tome 5, 340 sq.
370Ermite étudié dans notre tome II, 53 sq.
371Approfondir ces liens ! De même ses rapports avec le “pré-quiétiste” Malaval.
372Les Œuvres spirituelles du R.P. F. Guilloré de la Compagnie de Jésus, A Paris, Chez Estienne Michallet, 1684. Nous citons ce gros in-folio à deux colonnes (a et b).
373Dans son Traité de l’Oraison (1679) réfuté par Bremond, Histoire du sentiment…, tome 4, 477, 495, 568.
374DS 6.1292/3.
375DS 6. 1285/6. (art. A. Derv ille).
376DS 14.940/1, art. “Siry” (par M.-P. Burns). - J. Bremond, “Témoins de la Mystique au XVIIIe s., les écrits de la Mère de Siry”, Revue d’Ascétique et de Mystique, t. 24, 1948, 240-268, 338-375. Dans son édition de la moitié de la correspondance de Milley, il n’édite aucune des lettres de la Mère. Mais on possède de cette dernière “une soixantaine” de lettres et divers textes dont des Maximes réparties selon les trois voies, v. Le courant mystique au XVIIIe siècle. L’abandon dans les lettres du P. Milley, Paris, 1943, liste & sources, 150 & 152.
377DS 10.1226/9 ; P. Jean Brémond, Le courant mystique, op.cit.
378M. Olphe-Galliard, La théologie mystique en France au XVIIIe siècle, Le Père de Caussade, Paris, Beauchesne, 1984. - v. aussi D’Istria, Le Père de Caussade et la querelle du pur amour, Aubier, 1964.
379Plusieurs éditions que nous signalerons au tome IV, dont la dernière établie et présentée par Dominique Salin, L’Abandon à la Providence divine, Autrefois attribué à Jean-Pierre de Caussade, « Christus », Desclée de Brouwer, 2005. – Apprécié également aux U.S.A.
380Lettres spirituelles (2 vol., 1964), Traité sur l’oraison du coeur et Instructions spirituelles (1979), Desclée de Brouwer, coll. “Christus”, par M. Olphe-Galliard ; Lectures Caussadiennes, Le manuscrit Cailhau et le recueil de Langres, « Sources mystiques », Editions du Carmel, 2009.
381Jean-Pierre de Caussade, Lectures Caussadiennes / Le manuscrit Cailhau et le recueil de Langres, Textes présentés par Marie-Paule Brunet-Jailly, Coll. ‘Sources mystiques’, Ed. du Carmel, 2009, “Avis sur le recueillement”, p. 289.
382Traité sur l’oraison du coeur et Instructions spirituelles (1979), par M. Olphe-Galliard, op. cit., 316 sq.
383Le nom Bossuet « couvre » ainsi la mystique après la condamnation du quiétisme, méthode toute « jésuite » !
384« Cet appel aux autorités, spécialement à Bossuet et aux articles d’Issy, ne figurent pas dans OC » ( Olphe-Galliard). - OC désigne le ms. de Chantilly ; l’édition reproduit l’édition de 1741 comportant un « apport du théologien Antoine » (v. Introduction par Olphe-Galliard qui comporte « Un appendice significatif » . Ce dernier rétablit l’origine : « On sait que le court document publié en appendice aux Instructions spirituelles était attribué par Caussade à Bossuet. Son titre : “Manière courte et facile pour faire l'oraison en foi et de simple présence de Dieu”, soulevait le problème de son authenticité. Bien que Caussade attribue à la Mère de Bassompierre la présence de cette « copie » dans les archives du monastère de Nancy, de nombreux motifs donnent à penser que Bossuet ne peut être l'auteur d'un pareil écrit. L'histoire de sa publication atteste que la question s'est posée bien avant notre époque. Jacques Le Brun, qui en a scruté le texte, nous amène à la conviction que nous sommes en présence d'une note émanée du milieu influencé par les écrits de Mme Guyon, si ce n'est d'elle-même. L'intérêt dont Caussade fait preuve nous autorise à regarder ce texte comme proche de sa pensée et montre l'estime qu'il professait à l'égard d'une prière dont Fénelon avait défendu l'orthodoxie. »
385La Vie Admirable de Marie des Vallées et son Abrégé rédigés par saint Jean Eudes suivis des Conseils d’une grande servante de Dieu, Textes édités et présentés par Dominique Tronc et Joseph Racapé, cjm, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 2013 ; Marie des Vallées, Le Jardin de l’Amour divin, Textes choisis et présentés par Dominique et Murielle Tronc, Arfuyen, « Les carnets spirituels », 2013 ; Actes du colloque du 1° juin 2013 tenu à Coutances, réunis par le P. Daniel Doré, Vie Eudiste, 2014.
386La rüe, plante médicinale dont nous avons personnellement vérifié - à froid - l’odeur très âcre et persistante, était utilisée contre les ensorcellements.
387Vie admirable, Premier livre (de dix livres), Chapitres 3 & 5 [= Vie 1.3 & 1.5].
388DS 16.207 – Voir aussi Gaston de Renty, Correspondance, Desclée de Brouwer, 1978, 926.
389Livre 9. Qui contient des choses très excellentes touchant la grâce et plusieurs des principales vertus chrétiennes. Chapitre 3. De l’amour de Dieu. Colloque entre Notre Seigneur et la sœur Marie, qui fait voir le grand amour qu’elle lui porte. Section 1. Elle aime Dieu purement et ne veut point de récompense. Son amour déiforme au regard de Dieu.
390- Livre sixième. Contenant ce qui appartient aux divins attributs, à Notre Seigneur Jésus-Christ, à sa sainte Passion, au Saint-Sacrement, à la communion et à la confession. Chapitre 2. L’amour de la sœur Marie vers la divine volonté. Elle l’honore comme sa mère, etc. Section 4. Elle est animée de la divine Volonté… - De même Bertot dira : « … mon âme est comme un instrument dont on joue, ou si vous voulez comme un luth qui ne dit ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime. » (Directeur Mystique, t. 2, lettre 6, p. 26)
391Livre 4, Chap. 10.
392« L’an 1653, le 29 de juillet », V 9.
393Vie admirable, dialogue entre Jésus-Christ et sœur Marie, f°166. Témoignage que l’on peut rapprocher de ceux des spirituels de la Voie du Blâme à Nîshâpûr : « Le croyant n’a plus d’âme, car elle a disparu - Et où s’en est-elle allée ? - Elle est partie lors du pacte conclu avec Dieu… » (Sulamî, La lucidité implacable, Arlea, 1991, 75).
394Livre 9. Chapitre 6. De la contemplation. La sœur Marie a été élevée dès le commencement au plus haut degré de la contemplation. Section 2. Trois sortes de contemplations. Elle résout des difficultés qu’on lui propose sur la contemplation, et donne des avis fort utiles sur ce sujet.
395Emile Dermenghem, La vie admirable et les révélations de Marie des Vallées d’après des textes inédits, Paris, Plon-Nourry, 1926 (il se tournera par la suite vers les mystiques qui vécurent en terres d’Islam). - Julien Green, Oeuvres complètes, IV, Pléiade, 20 : “Voilà qui est parler, et que nous sommes loin des timides façons du christianisme ordinaire ! … Que cette sainte me plaît. Elle parle à Dieu presque d’égal à égal, et elle a l’air d’avoir perdu la tête au moment où son bon sens de paysanne est le plus fort.”
396Vie, Livre sixième. Contenant ce qui appartient aux divins attributs, à Notre Seigneur Jésus-Christ, à sa sainte Passion, au Saint-Sacrement, à la communion et à la confession”, Chapitre 2. “L’amour de la sœur Marie vers la divine volonté. Elle l’honore comme sa mère, etc.”. Section 1. Elle regarde et suit en toutes choses la divine volonté. Les créatures nous montrent cette leçon : elle doit être suivie au préjudice de la raison.
397Livre 4. Contenant plusieurs choses qui font voir l’excellence de cette œuvre. Chapitre 10. Plusieurs autres choses qui font voir son état. Le Fils de Dieu la demande en mariage. Section 11. Abbaye de perfection et règles des excès de l’Amour divin qu’il a fait garder à la sœur Marie.
398“Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvai dans une forêt obscure, car j’avais perdu la voie droite”. (Dante, Enfer 1. 1).
399Livre 7. Qui contient ce qui regarde la mère de Dieu, les anges et les saints, l’Église militante et souffrante. Section 3. Elle est la grande basse de la Sainte Vierge.
400Livre 9 Chapitre 1.
401Livre 9. Chapitre 11. De sa charité vers les âmes et du zèle de leur salut. La sœur Marie voit la beauté des âmes et est embrasée de zèle pour leur salut.
402Livre 10, Chapitre 4.
403Livre 5. Contenant plusieurs autres choses qui font voir la sublimité, la vérité, la fin et les fruits de l’œuvre admirable que Dieu a opérée en la sœur Marie. Chapitre 2. La vérité des choses qui se passent en la sœur Marie. Section 4. Les aveugles font le procès au soleil. Le procès d’entre les sens de la sœur Marie et quelques particuliers.
404Chapitre 6. Ce qui se passe en elle sera manifesté en son temps. Section 5. Notre Seigneur lui promet de lui faire connaître la vérité et à tout le monde. Confirmation de la vérité.
405Voir notre tome II, “4. Franciscains, Benoît de Canfield…”
406Livre 5, Chapitre 9.
407Auteur du Jardin des Contemplatifs, traité complet de la vie spirituelle, mort en 1629.
408Livre 5, Chapitre 9.
409Livre 5, Chapitre 7.
410Renty, Correspondance, op.cit., lettre 286, 670. - Envoi du même papier à Saint-Jure, lettre 305, 706 - Renty vient la voir en 1642. Il écrit un mémoire sur son « admirable conduite », ms. 3177 de la Mazarine.
411Vie, Livre 9, Chap. 6, section 2 « Elle résout des difficultés qu’on lui propose sur la contemplation, et donne des avis fort utiles sur ce sujet ».
412Livre 9. Chapitre 6. De la contemplation. La sœur Marie a été élevée dès le commencement au plus haut degré de la contemplation. Section 1. La manière avec laquelle Notre Seigneur lui parle et comme elle connaît la vérité des choses qui lui sont proposées.
413Extrait des “Conseils d’une grande Servante de Dieu appelée Sœur Marie des Vallées”, dans notre édition de la Vie admirable de Marie des Vallées, op.cit., 2013. Les numéros sont ceux des paragraphes de l’édition originale du Directeur mystique où les Conseils furent publiés pour la première fois par l’entourage de Mme Guyon : voir note 402.
414Lettre au duc de Chevreuse du 16 mars 1693 in Madame Guyon, Correspondance II Années de Combat, op.cit., pièce 35, 103.
415Références des diverses éditions du pasteur par M. Chevallier, Pierre Poiret, Bibliotheca Dissidentium, 1985, et dans nos éditions des œuvres de Madame Guyon, Paris, Champion, 2001-2009.
416Le directeur Mistique [Directeur Mystique] ou les œuvres spirituelles de Monsr. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières & directeur de Made Guion…, 4 vol., A Cologne [Amsterdam], 1726 : les « Conseils d’une grande servante de Dieu » figurent en annexe à la fin du vol. II, 407-430. – Nous avons réédité le septième de ce remarquable guide mystique : Jacques Bertot Directeur mystique, coll. « Sources mystiques », Editions du Carmel, Toulouse, 2005, 573 pages. – M. Bertot sera abordé au tome IV.
417Livre 10. Chapitre 10. Communion, union, transformation et déification. Section 1. La goutte de rosée qui demande de se perdre dans la mer de la Divinité.
418A ne pas confondre avec la « première » Marie de l’Incarnation : Madame Acarie qui prit ce nom de religieuse (v. tome II).
419Nous donnons en deux notes successives les mises en ordre bibliographiques facilitant une approche approfondie de la grande mystique : sa vie puis ses écrits.
Sources biographiques :
(1) DS 10.487/507 (Oury).
(2) P. Renaudin, Marie de l’Incarnation, Aubier, 1942 [Introduction (1-48) suivie d’un (bon) choix de textes (49-230)]
(3) Dom G. Oury, “Marie de l’Incarnation”, dans Mémoires de la société archéologique de Touraine, tomes LVIII et LIX, (1-311) et (312-607), reprise par Les presses de l’Université Laval Québec / Abbaye Saint-Pierre, Solesmes, 1973. Abrégé b dans les citations.
(4) Nombreuses études canadiennes et américaines : Françoise Deroy-Pineau, Marie de l’Incarnation femme d’affaire, mystique et mère de la Nouvelle-France, 1999, rééd. Bibliothèque québécoise, 2008 ; M.-F. Bruneau, Women mystics confront the modern world, Marie de l’Incarnation and Madame Guyon, State Univ. of New York (SUNY), 1998. Etc.
420Œuvres :
(0) Un choix par P. Renaudin : Marie de l’Incarnation, ursuline, Aubier, 1942.
(1) Dom Claude Martin, La Vie de la vénérable Mère Marie de l’Incarnation, 1677 (Solesmes, 1981). À l’édition critique des Écrits… par dom Jamet, nous préférons sa source par Dom Claude Martin : celui-ci y explique les états de sa mère avec une grande précision issue de sa propre expérience. L’ensemble alterne les écrits de la mère et les gloses du fils ; il est complété par quelques témoignages savoureux provenant d’autres religieuses et éclairant les conditions du temps. Cet entrelacement original présente avec profondeur les diverses manifestations de la vie mystique.
(2) Ecrits spirituels et historiques publiés par Dom Claude Martin... édition par Dom Jamet, Paris-Québec 1929-1939, 4 volumes [Vol. I : Introduction Générale (17-100) – I Les écrits spirituels : Introduction (103-130), Les écrits spirituels de Tours dont la première relation de 1633 (147-343) fin : (424) ; Vol. II : Fin des écrits de Tours, Les écrits spirituels de Québec dont la seconde relation de 1654 (159-498) fin : (512) ; (réédition des deux premiers tomes, les Ursulines de Québec, 1985 ; nous utilisons cette réédition repaginée (au tome deuxième, la page 130 devient 16) ; Vol. 3 & 4 Correspondance (rendue caduque par l’éd. de dom Oury)]. Dom Jamet justifie ainsi son grand travail, page 23 du vol. II : “Que cherchons-nous dans les confidences des mystiques, sinon l’écho très pur de leur expérience ? Tout le reste (n’est que) ... commentaire ou orchestration du don de Dieu” ; à la p. 25 il compare la relation de 1654 avec la Vida de la grande Thérèse.
(3) Marie de l’Incarnation, Correspondance, nouvelle édition par Dom G. Oury, Solesmes, 1971 [elle comporte entre autres une très importante bibliographie].
421DS 10.498 sq. ; « O. » réfère à : Marie de l’Incarnation, Correspondance, op.cit. ; « J. » réfère à : Ecrits spirituels et historiques, op.cit. Ici, citations O.549, O.227.
422O.374, O.299.
423J., tome 2, 242.
424O.826.
425O., 271.
426Contrairement à la Vida de Thérèse, reprise, soumise à l’approbation des confesseurs, etc.
427Nous avons parlé dans notre tome II (p. 75 sq.) de ce bénédictin si profond.
428Les références des textes cités sont les suivantes : (b) pour la biographie de Dom Oury, Marie de l’Incarnation ; (r) pour la première Relation de 1633, (rr) pour la deuxième Relation de 1654. Les Lettres sont prises dans la Correspondance , nouvelle édition Oury.
429Mme Guyon fera les mêmes bêtises : Pour me soulager et faire diversion, je m’emplissais tout le corps d’orties… (Vie, 1.13.4).
430La Lettre 1 de la fin 1626 rapporte aussi cette comparaison marine. Les lettres peuvent rapporter des événements très antérieurs à leur rédaction. - Les lettres de la période 1622-1634, qui sont des comptes-rendus de ses expériences à son confesseur, ont été éditées sous le titre : Les écrits de Tours, chez Arfuyen, en 2003.
431Lettre 1, De Tours à Dom Raymond de Saint-Bernard, Feuillant, fin 1626 (?). Nous reprenons en italiques les informations données par l’éditeur Dom Oury concernant l’ordre des lettres et leurs destinataires; mais nous déplaçons certaines lettres datées (comme celle-ci) quand la chronologie du récit le nécessite.
432Lettre 6, De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 27 juillet 1627.
433Lettre 3, De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, début 1627 (?).
434Lettre 5, De Tours, à Dom Raymond de Saint-Bernard, Feuillant, début 1627 (?). Allusion à la Bible, IV Rois, 4, 3.
435Le “Tout” et le “rien” : vocabulaire emprunté à Benoît de Canfield : v. notre tome II.
436Nous utilisons des passages de la première relation de 1633 outre les lettres.
437Lettre 8, De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 17 mars 1631 (?).
438Les sœurs converses ou laies assuraient les charges matérielles du couvent.
439Lettre 17, De Tours, à Dom Raymond de S.Bernard, Feuillant, 3 mai (?) 1635.
440Lettre 9, De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 1634 (?).
441Lettre 269, De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 25 octobre 1670 (récit du voyage à Dieppe).
442Lettre 80, de Québec, à son Fils, 26 août 1644. Ces récits sont parallèles – et plus intimes – que ceux des Relations Jésuites de la Nouvelle France., qui rassemblent les correspondances entre les missionnaires jésuites au Canada et leurs supérieurs à Paris.
443Lettre 50, de Québec à la Mère Ursule de Ste-Catherine, supérieure des Ursulines de Tours, 13 septembre 1640.
444Lettre 87, De Québec, à la Mère Françoise de S. Bernard, Sous-Prieure du monastère des Ursulines de Tours, 27 septembre 1644.
445Jérôme Lalemant ou Lallemant (1593-1673), jésuite arrivé au Canada en 1638 : il participa aux Relations Jésuites. Il prit le gouvernement des missions canadiennes par deux fois, entrecoupées d’un séjour à Paris. Il contribua à la nomination de François de Laval et le seconda de tout son pouvoir. « On eut à lui reprocher quelque raideur … mais en vieillissant il acquit un équilibre, une expérience et une sagesse qui lui méritèrent l’estime des factions opposées. » (DS 9.120-121). Outre les guerres indiennes, des tensions animaient la minuscule communauté de Québec dont Mgr de Laval fut finalement victime.
446Lettre 97, De Québec, à son Fils, 29 août-10 septembre 1646.
447Lettre 110, De Québec, à son Fils, été 1647.
448Lettre 116, De Québec à la Mère Marie-Gillette Roland; Religieuse de la Visitation de Tours, 10 octobre 1648.
449Lettre 121, De Québec, à la Communauté des Ursulines de Tours, septembre 1649.
450Lettre 123, De Québec, à son Fils, 22 octobre 1649.
451Lettre 129, De Québec, à son Fils, 17 septembre 1650.
452Lettre 136, De Québec, à son Fils, octobre-novembre 1651.
453Lettre 155, De Québec, à son fils, 9 août 1654. - Jeanne Guyon présentera la même écriture inspirée par la grâce (certains la qualifient ‘d’automatique’ !).
454Table des matières.
455Lettre 153, De Québec, à son Fils, 26 octobre 1653.
456Lettre 177, De Québec, à son Fils, 24 août 1658.
457Nous en parlerons dans notre tome IV : il est le fondateur de l’Ermitage canadien.
458Henri (né vers 1635) sera ordonné prêtre en 1660.
459Lettre 183, De Québec, à son Fils, septembre-octobre 1659.
460Lettre 184, De Québec, à son Fils, 25 juin 1660.
461Lettre 196, De Québec, à son Fils, septembre 1661.
462Lettre 201, De Québec, à son Fils, 10 août I662.
463Lettre 204, De Québec, à son Fils, août-septembre 1663.
464Lettre 208, De Québec, à son Fils, 18 octobre 1663.
465Allusion au Cantique des Cantiques.
466Jean 14, 23.
467Lettre 216, De Québec, à son Fils, 29 juillet 1665.
468Lettre 225, De Québec, à son Fils, 29 juillet-19 octobre 1667.
469Lettre 235, De Québec, à son Fils, 9 août 1668.
470Lettre 243, De Québec, à son Fils, 16 octobre 1668.
471Lettre 263, De Québec, au P. Poncet, Jésuite, le 17 septembre 1670.
472Lettre 267, De Québec, à son Fils, 25 septembre 1670.
473Probablement destiné à donner à son fils toute autorité sur l’usage de ses écrits.
474Lettre 274, De Québec, à son Fils, 8 octobre 1671.
475J.Orcibal, Correspondance de Fénelon, Tome I, Fénelon, sa famille et ses débuts : le chapitre VII est consacré à ce frère.
476Justifications, XXXII §12, Ed. Dutoit, vol. I, 383-384.
477Hist. Litt. V, p.122 sq.
478Le Triomphe de l’amour divin dans la vie d’une grande servante de Dieu nommée Armelle Nicolas […] par une religieuse du monastère de Sainte-Ursule de Vannes [l’ursuline Jeanne de la Nativité] 1676, 2° éd., Vannes, 1678, 3° éd., Paris, 1683. – Le Triomphe de l’Amour divin dans la vie d’une grande servante de Dieu, Texte présenté par Dominique et Murielle Tronc, Ed. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 2011. Cité « Tr. , n° de partie, n° de chapitre. »
479Son confesseur Vincent Huby (1608-1693) y ajouta son « Témoignage » à la fin du Triomphe : « Je m’estimerais coupable d’une omission très importante devant Dieu, et devant le monde, si je ne donnais le témoignage public que l’on me demande de la vérité de cette Vie, ayant eu le bien de connaître et de servir environ trente ans l’excellente âme dont elle parle… ».
480Des références viennent à l’esprit du lecteur attentif aux « œuvres du démon » : Surin, Marie des Vallées, Armelle… ainsi que les récits de deux jésuites modernes, l’un blanc (Les yeux de ma chèvre, collection « Terre humaine »), l’autre noir, (Le Vaudou Haitien, Payot). Le XVIIe siècle en son début se rapproche de croyances liées aux cultes africains quant aux possessions, et sa forte proportion de religieux (2% environ) de celle du Tibet d’il y a un siècle. Le plus grand massacre de sorcières de l’histoire eut lieu à la fin du XVIe siècle et au début XVIIe et non pas au Moyen Age.
481Nous les avons présentés au chap. 2 : “Le cercle mystique breton”.
482Pierre Poiret réédita en un volume « à Cologne [à Amsterdam], chez Jean de la Pierre », 1704, les deux volumes de l’édition de 1683 de Paris, sous le titre savoureux de L’Ecole du pur Amour de Dieu ouverte aux savans et aux ignorans dans la vie merveilleuse d’une pauvre fille idiote, païsanne de naissance et servante de condition, Armelle Nicolas vulgairement dite la bonne Armelle décédée depuis peu en Bretagne, par une fille religieuse de sa connaissance. Cette réédition fut lue par des Anglais et des Ecossais peu avant que la Vie par elle-même de madame Guyon n’emprunte le même chemin d’Amsterdam à Londres par mer, où le Dr. Keith distribuait les volumes à ses nombreuses relations spirituelles jusqu’en Écosse.
483(référence de l’édition Poiret, première lecture et découverte) suivie de [références de l’exemplaire de Vannes reporté entre crochets dans notre édition ; numérotation qui est réinitialisée pour la seconde partie ‘des vertus’].
484DS 10.1452/3. ; Claudine Moine, La Grande Ténèbre, Cerf, 1960 ; nos extraits proviennent de : Claudine Moine, Ma Vie Secrète, présentation de Jean Guennou, Desclée, 1968 (pagination entre crochets). Le P. Guennou a aussi établi et présenté les Relations dans La couturière mystique de Paris, Paris, Tequi, 1981.
485Voir ici p. 69 sq.
486Voir ici p. 149 sq.
487Voir Expériences… II, « La Réforme du Carmel français par Jean de Saint-Samson et ses disciples ».
488Témoignage recueilli par Michel de Saint-Augustin : Het Leven vandeWeerdighe Moedeer Maria a Sta Teresia… plus de 1400 pages dans l’édition flamande de 1683/4 (DS 12.1228).
489Nous avons eu recours à la transcription en frappe machine préparée par Louis van der Bossche : l’exemplaire du carmel de Toulouse ne couvre que 289 pages soit une faible partie du texte flamand recueilli par Michel de Saint–Augustin. L. van der Bossche avait par ailleurs publié des fragments (références dans DS 12.1229). Mais la grandeur mystique n’apparaît guère dans les présentations éditées de 1928 à 1936.
490Expériences… I. Des Origines à la Renaissance, 2. « Le Nord de l’Europe… », « Béguines et moniales. »
491Avant chaque extrait, nous donnons les références aux volumes de l’édition flamande en quatre volumes (I à IV) suivie du numéro de chapitre.
492Les communautés béguines étaient dirigées par une « aînée » choisie.
493DS 12.1227/9, art. « Petyt (Marie ; Marie de Sainte Thérèse) » par A. Derville qui s’appuie sur l’étude d’A. Deblaere (malheureusement non traduite du flamand).
494Références de tome absente en fin de frappe machine.
495DS 7.171/75 : Irénée Noye fait revivre sept membres de la famille Hélyot (ou Héliot). Voir Bremond, La conquête mystique, V, 7, qui cite les deux ouvrages de Jean Crasset : La vie de Mme Helyot, 1683, et Les œuvres spirituelles de M. Helyot…, Paris, 1710.
496Vie, p. 15.
497Voir l’excellent livre de Michel Cornuz, Le protestantisme et la mystique entre répulsion et fascination, Labor et Fides, 2003.
498En particulier celui issu de J. Wesley, fondateur du méthodisme : nous le retrouverons au tome IV parmi les disciples de Mme Guyon.
499Luthéranisme et Calvinisme étant les deux voies reconnues.
500Comme l’ont fait, outre des controversistes chrétiens, des juifs soucieux de sortir des ghettos au siècle des Lumières ainsi que la plupart des érudits juifs au XIXe siècle tel que H. Graetz (-1891).
501Louis IX (« saint Louis ») fut le premier à interdire leur présence à Paris et dans le royaume.
502« Port-Royal et le peuple d’Israël », Chroniques de Port-Royal, 2004, v. l’Introduction de P. Sellier qui emprunte son titre à Pascal, au début du fragment 694 [de son édition des Pensées] : « La rencontre de ce peuple m’étonne et me semble digne de l’attention. Je considère cette loi qu’ils se vantent de tenir de Dieu, et je la trouve admirable. C’est la première loi de toutes… », 13-28.
503Gershom Scholem, La kabbale, 1974 (Gallimard, “Folio”, 1998). Intéressante préface sur l’historique de sa redécouverte par trois générations respectivement illustrées par Buber, Scholem, Idel.
504Nombreuses traductions d’un ensemble aux limites textuelles difficiles à déterminer, demeurant hermétique en l’absence de commentaire. Traduction française de Pauly dépassée par celle d’Idel, cette dernière malheureusement peu commentée. The Zohar, Pritzker edition, tr. & comm. by D. C. Matt, Stanford, 2003 sq., utilement expliqué par des références et leurs citations, remplace l’éd. de Soncino Press en 6 volumes.
505Par ex. v. Chir Hachirim, Le Cantique des cantiques, compilation des commentaires [de Rashi et d’autres] par Meir Zlotowitz…, New-York (traduction française : Paris, éd. Colbo), v. Introduction, XLIX-LVII.
506Lev Gillet, Comunion in the Messiah, Studies in the Relationship between Judaism and Christianity, 1942, (notre pagination : reprint 2002, James Clarke & Co., Cambridge), 65, 86. : approche ancienne de la mystique juive, qui demeure inégalée, par le « Moine de l’Église d’Orient » (lui-même mystique). – Nahmanide, né à Gérone en 1194 ; le célèbre Maïmonide, né à Cordoue en 1135, voyagea en Israël puis séjourna au Caire (-1204).
507Pic de la Mirandole, 900 Conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques, , Allia, 1999.
508Spinoza, Œuvres complètes, « La Pléiade », 1954. - Stuart Hampshire, Spinoza and spinozism, Oxford.
509Orcibal, « Les Jansénistes face à Spinoza », Etudes…, op. cit., p. 61 (réf. au Tractatus, Préface, ch. iv, v, xii, xiii).
510Lev Gillet, Communion…, op.cit., 24 sq.
511H. Laux, « Penser Dieu en un temps de crise et de renouvellement : de la figure de Spinoza à quelques enseignements », Dieu au XVIIe siècle, éd. fac. jésuites de Paris, 2003, 277-295, contribution à laquelle nous empruntons les citations.
512Ethique, Proposition 23, Scolie, trad. R. Caillois, dans Œuvres complètes, Pleïade, 1954. – Voir aussi la traduction de l’Ethique par Bernard Pautrat dans son édition bilingue (latin-français) chez Point Essais, Paris, 1988 rééd. 1999.
513Trad. de B. Pautrat : « expérimentons ».
514Ne pouvant accéder à l’allemand, nous avons apprécié : Peter C. Erb, Pietists, protestants and mysticism : The use of Late Medieval Spiritual Texts in the work of Gottfried Arnold (1666-1714), Pietist and Wesleyan studies, no.2, The Scarecrow Press, inc. Metuchen, N.J. & London,1989 [déborde largement Arnold ; présente un historique incluant Arndt (qui apprécie Tauler et dont l’amour le distingue de Luther), Spener, etc.] ; v. aussi DS 12.1743/58, art. « Piétisme ».
515DS 12.1748 ; nos cit. : Peter C. Arb , Pietists…, op.cit., 72-73 ; v. Les quatre livres du Vrai Christianisme de Jean Arndt traduits de l’allemand en François par Samuel de Beauval…, Amsterdam, 1723.
516Epitres théosophiques, Monaco, l980, p. 196 (éd. et trad. de Bernard Gorceix).
517G.W.F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, Tome 6 La philosophie moderne, Traduction, annotation, reconstitutions du cours de 1825-1826 par Pierre Garniron, Vrin, 1985, page 299/1301.
518 A. Koyré, La philosophie de Jacob Boehme, Paris, 1929, rééd. 1971, Vrin, p. 20.
519M. Sandaeus, ProTheologia mystica clavis. Elucidarium. Onomasticon vocabulorum […], 1640 (repr. Louvain, 1963).
520Avec ceux de Civoré, de Mme Guyon, d’Honoré de Sainte-Marie.
521Johannis Angeli Silesii Cherubinischer Wandersmann… En 1675, il ajouta un sixième livre qui atténuait partiellement les audaces de pensée de la première édition de 1657 (il était entre temps devenu catholique). – La traduction par H. Plard, éd. bilingue, Aubier, 1946, demeure inégalée ; v. du même H. Plard, La Mystique d’Angelus Silesius, Aubier, 1943.
522Ce que confirmerait Orcibal : « …nullement à notre avis, l’expression spontanée d’expériences personnelles, mais bien une traduction artistique en style baroque des idées qui ont le plus frappé l’auteur dans ses lectures. » (J. Orcibal, « Les sources du Cherubinischer Wandersmann », Etudes…, op. cit., 43.) – Orcibal insiste sur la source première constituée par Ruusbroec, par l’importance probablement faible de Böhme, et quasi-nulle de la littérature occulte provenant de Frankenberg (v. pages 35-36).
523Poètes baroques allemands, belle trad. par M. Petit, Maspero, 1977, cit. : 69, 75, 99.
524Voir la Ière Epitre de Paul aux Corinthiens (I 14, 26 sq.) où Paul donne des règles à ces réunions.
525« Les Églises issues de la Réformation », p. 409, in Histoire du Christianisme IX L’âge de raison, 1620/30-1750, Desclée, 1997. Voir le chapitre entier, présentant un panorama en sept sections, p. 409-499 ; signalons G. Mursell, English spirituality, 2 vol., Louisville, London, Leiden, 2001, qui apporte en tout irénisme un contrepoint protestant britannique bienvenu (il complète le DS sur de nombreux points, grâce à ses notes et bibliographies placées en fin de sections).
526Leur aîné est John Donne (1572-1631). Les principaux sont : George Herbert (1593-1633), Richard Crashaw (1612-1649), Andrew Marvell (1621-1678), Henry Vaughan (1621-1695), Thomas Traherne (1637-1674).
527S. Weil envoie le poème Love à Joë Bousquet le 12 mai 1942 (Simone Weil, Oeuvres, “Quarto”, Gallimard, 1999, 799-800) ; A. J. Festugière, l’auteur de La Révélation d’Hermès Trismégiste, 1944, composa à la fin de sa vie l’émouvant : Georges Herbert poète saint Anglican (1593-1633), Vrin, Paris, 1971.
528Amour m’a dit d’entrer, mon âme a reculé, / Pleine de poussière et péché. / Mais Amour aux yeux vifs, en me voyant faiblir / De plus en plus, le seuil passé, /Se rapprocha de moi et doucement s’enquit / Si quelque chose me manquait.
Un hôte, répondis je, digne d’être ici. / Or, dit Amour, ce sera toi. / Moi, le sans-cœur, le très ingrat ? Oh mon aimé, / Je ne puis pas te regarder. / Amour en souriant prit ma main et me dit: / Qui donc fit les yeux sinon moi?
Oui, mais j’ai souillé les miens, Seigneur. / Que ma honte / S’en aille où elle a mérité. / Ne sais-tu pas, dit Amour, qui a porté la faute? / Lors, mon aimé, je veux servir. / Assieds-toi, dit Amour, goûte ma nourriture. / Ainsi j’ai pris place et mangé. [Traduction de Jean Mambrino].
529Masui, De la vie intérieure, p. 58.
530Thomas Traherne, Poetry and prose, selected and introduced by Denise Inge, SPCK, London, 2002 ; v. aussi sur cette “étoile montante” de la poésie anglaise : G. Mursell, English spirituality, vol. I, 335-342.
531Nos citations sont extraites de : Les Centuries, textes choisis, traduits de l’anglais et présentés par Magali Jullien, préface de Jean Mambrino, Arfuyen, 2011. - Le premier texte (Select Meditations, IV, 3) est traduit par Magali Julien qui la cite dans sa belle présentation aux éditions Arfuyen. Nous lui demandons pardon d’avoir modernisé la ponctuation et supprimé la plupart des majuscules (d’usage à l’époque) pour faciliter la lecture.
532G.D. Henderson, Mystics of the North-East, Aberdeen, 1934 : la belle étude consacrée aux spirituels écossais inclut des disciples de Madame Guyon ; v. du même : Religious life in Seventeen-century Scotland, Cambridge, 1937.
533H. Scougal, The Life of God in the Soul of Man, Christian Heritage, Christian Focus publ.ications, 1996 & Christian Classics Ethereal Library (internet) ; The works of Mr Henry Scougal, professor of divinity in the King’s College Aberdeen, containing the Life of God in the Soul of Man ; On the nature and excellency of the Christian religion. with nine other discourses on important subjects. Also a brief account of the author’s life and a sermon preached at his funeral by George Garden d d., in two volumes, Aberdeen, 1759 [préface, Life of God 1-108, nine discourses -205 & vol II, 206-369, a sermon…- 458].
534Part I, from § 2 - 5 (notre traduction).
535 V. son Journal (trad. française, 1935) : il le dicta car il ne sut jamais écrire correctement.
536H. van Etten, Georges Fox et les Quakers, « Maîtres spirituels », Seuil, 1966, p. 50.
537G. Fox, AnAutobiography, chap. 2, éd. Rufus Jones, 1908, sur le site de la Street Corner Society (www. Strecorsoc.org) qui rassemble de nombreux textes quakers. Notre libre traduction.
538Ibid., 63.
539An Apology for the True Christian Divinity, 1678 (trad. par lui-même du latin de l’original de 1676), 2002. Trad. française dès 1702.– Trad. partielle française : R. Barclay, La lumière intérieure, source de vie. Apologie de la vraie théologie chrétienne telle qu’elle est professée et prêchée par ce peuple appelé par mépris les Quakers, Dervy, 1993.
540Journal of J. Woolman, 1774, 1909, 1999 sur Internet (Univ. of Virginia Library), 223 et 320.
541The Economist, June 22nd, 2002, 41.
542G. Amoss, 1999, The making of a Quaker Atheist. - Témoignages modernes sur le site français www.quaker.chez-alice.fr
543Nous établissons cette liste en reprenant une table établie par Monsieur I. Noye, p.s.s.
544La Perle évangélique, traduction de 1602 par le chartreux Beaucousin, rééd. Millon, 1997, 292. Rappelons (v. Expériences… I, Des Origines à la Renaissance, Figures du nord, La Perle évangélique) que l’auteur fut une béguine liée à la Chartreuse de Cologne et à ses amis jésuites ; elle a composé la Perle en flamand autour de 1535 et ce texte fut apprécié au début du Grand Siècle par tous les mystiques.